Emmanuelle Rioux : « le Ministère des Armées est le seul à posséder une revue s’interrogeant sur ce qui est son essence, sans chercher à donner de leçon »

Partagez l'article !

Putsch a rencontré Emmanuelle Rioux, directrice de rédaction de la revue Inflexions. Selon elle, l’idée reposait sur l’instauration d’une «rencontre», un «échange» entre des civils et des militaires ». Inflexions a la particularité d’être éditée par l’Armée de Terre et de mêler des civils et des militaires dans ses contributions afin d’apporter réflexions et éclairages sur le monde militaire. Emmanuelle Rioux nous en dit plus sur cette revue passionnante et accessibles à tous.

propos recueillis par

Partagez l'article !

Tout d’abord, pourquoi ce nom Inflexions. Civils et militaires : pouvoir dire ?
Lors de la création de la revue, en 2004, l’idée était d’instaurer une « rencontre », un « échange » entre des civils et des militaires. Cette idée a été prolongée par la notion de perception du monde militaire. Comme il n’était pas question de pratiquer une révolution, le choix d’Inflexions s’est imposé.

Quelle est la genèse de la revue ?
Une femme, Line Sourbier-Pinter, civile de la défense, qui avait vécu longtemps à l’étranger en tant que chargée de mission pour le rayonnement de l’armée de terre, s’est aperçu que les expériences des militaires pouvaient intéresser et servir de base de réflexion à l’ensemble de la société. Elle a donc proposé la création d’une revue au chef d’état-major de l’armée de terre. L’idée fut acceptée et le premier numéro est sorti en février 2005 à l’issue d’un lancement au Sénat en présence du président du Sénat et de la ministre de la Défense. Line Sourbier-Pinter fut la première rédactrice en chef d’Inflexions.

Peut-on dire que c’est une revue de débat ? Et dans quelles proportions ?
Inflexions est plus une revue d’échange, de découverte et de réflexion qu’une revue de débat. Néanmoins, elle suscite fréquemment des interrogations autour des thèmes qu’elle aborde. Ce fut récemment le cas avec son numéro « Et le sexe ? » (n°38, printemps 2018). Ses pages sont cependant ouvertes au débat dans la mesure où certains articles peuvent être des réponses à des textes publiés dans les numéros antérieurs. Le débat est en revanche bien présent, voire animé, au sein du comité de rédaction et du comité de lecture lors du choix des thèmes des numéros et de l’élaboration des sommaires, de celui des auteurs, de l’acceptation des articles…

Elle est éditée par l’armée de terre. Pourtant il est indiqué sur le site qu’« elle n’a pas vocation à apporter un éclairage institutionnel. Au contraire, elle veut promouvoir une réflexion libre et féconde, hors de tout esprit polémique. » Comment sont donc choisi les thèmes de chaque numéro ? Sur quels critères ?
Pourquoi une revue éditée par une administration serait-elle forcément institutionnelle, au sens qu’elle aurait nécessairement un message, des « éléments de langage », à faire passer ? La chose militaire est suffisamment variée pour ne pas nécessiter de suivre les règles habituelles de la communication institutionnelle classique.
Les thèmes des numéros d’Inflexions sont choisis au cours de discussions menées en comité de rédaction. Le critère prioritaire est l’utilité, la pertinence du futur numéro pour la société. Le sujet apporte-t-il une meilleure connaissance du monde militaire ? Son traitement permet-il d’éclairer des faits sociétaux ? En revanche, nous évitons les sujets d’actualité en tant que tels car nous ne cherchons pas la polémique. Ce qui ne veut pas dire que certains de nos numéros n’entrent pas en résonance avec ladite actualité. Par exemple, notre numéro « L’ennemi » (n°28) est sorti en janvier 2015, peu après l’attentat contre Charlie Hebdo, « Violence totale ? » (n°31) un an plus tard, une semaine après le Bataclan. Or ces sujets avaient été choisis plus d’un an auparavant…
Certains sont également « dans l’air du temps », comme « Que sont les héros devenus ? » (n°16, 2011), « Hommes et femmes, frères d’arme ? » (n°17, 2011), « L’autorité en question » (n°24, 2013), « Le patriotisme » (n°26, 2014), « Le soldat augmenté ? » (n°32, 2016), « L’Europe contre la guerre » (n°33), « Étrange étranger » (n°34, 2017), « Les enfants et la guerre » (n°38, 2018), « Dire » (n°39, 2018)…
En 2017, nous avons pour la première fois fait le choix de consacrer un numéro à un sujet traité dix ans auparavant, qui avait été thème de notre première publication, un sujet fondamental pour nous : le sens de l’action militaire (n°1 et n°36).

 

« La chose militaire est suffisamment variée pour ne pas nécessiter de suivre les règles habituelles de la communication institutionnelle classique »

La rédaction est composée de militaires et de civils. Comment s’opère ce savant dosage et dans quel but  ? Continuer à faire vivre un espace de débats au sein même de l’armée ?
Rédaction et comité de rédaction sont en effet composés de civils et de militaires, pour que, dès ce niveau s’instaure un échange, une réflexion commune, raison d’être de la revue. C’est d’ailleurs bien souvent à partir d’expériences et d’analyses partagées par les militaires que les civils demandent des approfondissements et font que l’ensemble du groupe se saisit du sujet.
Plus intéressant peut-être, se côtoient au sein du comité diverses générations (les plus jeunes ont environ 35 ans, les plus anciens plus de 80), diverses expériences professionnelles (diplomates, médecins, universitaires, chercheurs, religieux…), diverses spécialités (histoire, anthropologie, sociologie, philosophie, droit, sciences politiques…). Il faut également noter que la plupart de ses membres sont des praticiens qui cherchent à réfléchir sur leurs pratiques sous le regard de confrères. Une remarque : les militaires, ce que l’on ignore souvent, ne sont pas « seulement militaires », mais sont dotés de diplômes universitaires (docteur en histoire, en philosophie, en droit, diplômé de Science-Po, en journalisme, en communication…). Et certains se sont fait remarquer par leurs publications. Quelques-uns des membres du comité de rédaction sont également régulièrement sollicités pour leur expertise par des pôles de recherche ou des médias.
Je ne me lasse pas de trouver étrange que les gens pensent qu’il ne peut y avoir de débat au sein de l’armée alors que, par essence, le processus décisionnel militaire repose sur la contradiction jusqu’à ce que l’ordre soit donné.

 

« Rédaction et comité de rédaction sont en effet composés de civils et de militaires, pour que, dès ce niveau s’instaure un échange, une réflexion commune, raison d’être de la revue »

Vous-même Emmanuelle Rioux, vous n’êtes pas militaire. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours et pourquoi avoir rejoint la revue Inflexions ?
J’ai fait des études d’histoire et d’édition, puis travaillé dans la presse et différentes maisons d’édition. Il y a dix ans, Line Sourbier-Pinter, qui partait à la retraite, m’a contactée pour me proposer de prendre sa succession. La toute jeune revue cherchait quelqu’un ayant expertise et expérience dans ce domaine. Ne connaissant rien au monde militaire, j’ai d’emblée été séduite par le projet d’Inflexions et impressionnée par sa qualité. J’avais quelques années auparavant édité un Inventaire de la Grande Guerre chez Universalis auquel avait participé des auteurs militaires. Je me suis souvenu de notre réaction alors : pourquoi faire écrire des militaires alors que nous avions à notre disposition tous les universitaires nécessaires ? Cette réflexion m’a montré la méconnaissance globale du monde des armées et convaincu d’accepter ce défi. Je n’ai jamais regretté ce choix. J’ai l’immense chance de travailler à un projet riche et passionnant, en rencontrant des hommes et des femmes tout aussi passionnants.

Comment choisissez-vous les auteurs que vous publiez dans la revue ? Ces choix répondent-ils aussi à cette idée du mélange entre civils et militaires ?
Une fois le sujet choisi, divers noms d’auteurs possibles sont proposés par les membres du comité de rédaction en fonction des réseaux des uns et des autres. L’arbitrage est fait par la rédaction. Certaines contributions, en particulier pour la rubrique « Pour nourrir le débat », sont le résultat de rencontres au fil de l’eau, d’envois spontanés… Ces auteurs sont de façon naturelle des civils et des militaires puisque tel est le projet, l’essence de la revue. Pour autant, nous ne nous fixons pas de règle d’équilibre (civil/militaire, homme/femme, historien/philosophe…). La revue accueille les écrits des « clercs », mais également de simples témoignages ‒ nous aimerions d’ailleurs publier plus souvent des sous-officiers. Et même si Inflexions est une publication de l’armée de terre, elle ouvre volontiers ses pages aux autres armées (marine, gendarmerie…) et services (service de santé…).

Y-a-t-il une volonté de pouvoir débattre des grandes questions autour de l’armée et les porter à la connaissance du public ?
Les armées, et en particulier l’armée de terre, sont un condensé de tous les problèmes et questions qui se posent à la société française. C’est le cœur du projet d’Inflexions.
Je note que le ministère des Armées, et en son sein l’armée de terre en particulier, est le seul à posséder une revue s’interrogeant sur ce qui est son essence, sans chercher à donner de leçon, et en s’intéressant à la perception qu’ont les autres de sa spécificité.

Aujourd’hui y-a-t-il un profil type des lecteurs d’Inflexions ?
Le lectorat de la revue est très varié. Il comporte des universitaires, des étudiants, des politiques, des fonctionnaires, des dirigeants d’entreprise, des citoyens lambda, des actifs et des retraités, des militaires bien entendu, tous grades confondus, officiers comme sous-officiers. Il peut être intéressant de noter que la revue se développe plus dans le monde civil que dans le monde militaire, accomplissant ainsi sa vocation première. Elle y est désormais reconnue comme l’une des importantes revues de sciences humaines et sociales française.

Comment est diffusée la revue ?
Inflexions est disponible au numéro ou par abonnement. Elle a d’abord été diffusée par La Documentation française ; depuis deux ans, le relai a été pris par Pollen Difpop, une société spécialisée dans la diffusion-distribution de revues, qui a répondu à un appel d’offre émis par le ministère. Elle devrait également être disponible prochainement sur un grand site de partage de revues. Elle possède en outre son propre site internet où la plupart des numéros sont consultables gratuitement. Ce site est en cours de refonte. La nouvelle version, plus riche et fonctionnelle, permettra notamment de faire des recherches par mot clef dans l’ensemble de notre fond, et mettra à disposition les podcast des différents colloques et tables rondes organisés par la revue.

 

« La revue se développe plus dans le monde civil que dans le monde militaire, accomplissant ainsi sa vocation première. Elle y est désormais reconnue comme l’une des importantes revues de sciences humaines et sociales française »

 

Sur le plan personnel, quel regard portez-vous aujourd’hui sur la situation du débat en France dans les médias ? En somme, peut-on encore débattre en France sereinement ?
Il serait facile de tirer des conclusions négatives quant à l’existence de la possibilité d’un débat en France à l’heure de la crise des gilets jaunes, mais il convient néanmoins de prendre en compte le temps long et d’observer l’accroissement du nombre d’outils permettant celui-ci. Dans cet environnement, Inflexions s’affiche clairement comme un lieu d’échanges apaisé et attachant.

Comment voyez-vous l’évolution de la revue à l’heure du numérique et de la presse dématérialisée ?
Je suis convaincue que le numérique ne tue pas le papier, mais en est son complément. L’outil numérique permet de valoriser et de prolonger la publication papier. C’est également un outil de communication efficace et désormais indispensable.

 

Inflexions
3 numéros par an (janvier, mai et septembre)

> Le site de la revue Inflexions

Il vous reste

0 article à lire

M'abonner à