A quand remontent les débuts de la nation polonaise selon vous, Piotr Biłos?
La question posée ainsi invite à dégager de l’entrelacs des faits quelque chose que l’on va revêtir de l’appellation : « début ». Le pluriel laisse toutefois ouverte l’éventualité d’une réponse. Celle-ci ne saurait être que plurielle à son tour.
Ainsi, pour le bénéfice de ce questionnaire, je vais extraire quelques données tout en signalant qu’en effet, il n’y pas un mais des débuts. De plus, il faudrait distinguer des débuts-jalons forts tels que la fondation de l’État « polane » originel au cours du Xe siècle, la rencontre de Gniezno entre Otton III et Bolesław le Hardi en l’an 1000, le couronnement de Bolesław Łokietek (le Bref) en 1320, l’extension proclamée par Casimir le Grand en 1334 à l’ensemble du royaume des privilèges accordés aux juifs par les statuts de Kalisz de 1264, l’union avec le grand-duché de Lituanie en 1385, la création de la Respublica des deux nations en 1569 suivie de l’extinction de la dynastie des Jagellon en 1572 et de l’instauration subséquente de l’électivité du roi. Les partages de 1772-1791-1795, précédés par l’époque stanislavienne (dont l’adoption de la constitution libérale du 3 mai 1791 marque l’apogée ; il s’agissait de la première constitution nationale en Europe) et suivis par 123 années de luttes pour la reconquête de l’indépendance, ont contribué à forger une nouvelle nation polonaise au sens politique et moderne du terme ; c’est l’époque où le concept de nation s’étend de la szlachta (jusqu’alors 10% de la population) à l’ensemble des classes sociales, aux paysans donc, mais aussi aux ouvriers.
Tout le XXe siècle a lui aussi été marqué par des débuts, mais aussi des éclipses, car si l’histoire polonaise abonde en débuts, elle récolte aussi son lot de disparitions ou de décapitations si vous préférez. Lorsque l’État polonais ressuscite en 1918, les Polonais doivent apprendre à vivre ensemble sur des bases nouvelles. En fait, « la génération des Colomb » (on appelle ainsi la première génération de Polonais nés dans une Pologne libre qui atteignent l’âge de la majorité au moment où la guerre éclate) sera décimée par l’Apocalypse de la Seconde Guerre Mondiale durant laquelle les Allemands nazis entreprirent l’extermination planifiée des élites polonaises (et d’une partie importante des campagnes) ainsi que la destruction de la « polonité » elle-même (livres, monuments, archives, œuvres d’art, droit à des études supérieures, usage de la langue) : en plus des 3 millions de juifs polonais morts dans la Shoah, 3 autres millions de Polonais non-juifs succombèrent aux persécutions des Allemands nazis et des soviétiques auxquels il faut ajouter les millions déportés en Sibérie ou envoyés au Travail Obligatoire dans le Reich. Entre 1939 et 1945, la Pologne est à nouveau rayée de la carte même si perdurent un gouvernement en exil, à Angers puis à Londres, ainsi qu’un État clandestin sur place (les Polonais disent « souterrain ») tandis qu’en termes de contribution militaire à l’effort de guerre contre Hitler, les Polonais (très présents lors de la bataille de France, d’Angleterre, à Narvik, Tobruk, au mont-Cassin, pendant le débarquement en Normandie, mais aussi auprès de l’armée rouge lors de l’avancée vers Berlin) représentent la quatrième force alliée. A l’évidence, les débuts de la République populaire de Pologne, qui se dresse sur le cadavre de la Résistance et est imposée par Staline et le NKVD, représente un nouveau début dans la constitution de la nation polonaise. Les explosions de mécontentement de la société civile en 1956, 1968, 1970, 1976, 1980-1981, 1988 témoignent des efforts en vue de recréer un État démocratique souverain, lesquels sont relayés par la diaspora polonaise organisée en réseaux à Londres, Paris et Maisons-Laffitte, Munich (où se trouve le siège de Radio Free Europe). 1989 marque un nouveau début, de même que, me semble-t-il, l’année 2005.
« Tout le XXe siècle a lui aussi été marqué par des débuts, mais aussi des éclipses, car si l’histoire polonaise abonde en débuts, elle récolte aussi son lot de disparitions ou de décapitations si vous préférez »
Ainsi, si vous me permettez ce paradoxe, je dirai que la nation polonaise n’en finit pas de commencer, de vivre des débuts renouvelés, et cela se passe encore maintenant, sous nos yeux. C’est la leçon que l’on peut tirer d’un rapide survol de l’histoire de ce pays.
Néanmoins, je suppose que votre question portait sur ce qu’on pourrait appeler les premiers débuts de la nation polonaise. Comme je l’indique dans un ouvrage à paraître bientôt Fantaisie-Impromptu, le prix de la République. La Pologne, précis d’histoire, les historiens qui débattent des facteurs ayant déclenché la formation d’un État dans un espace correspondant grosso modo à celui de la Pologne actuelle avancent d’ordinaire trois séries d’arguments. D’abord, l’essor des façons culturales et des espèces cultivées, ensuite, la venue, au VIe siècle de notre ère, de colons originaires de Perse via la mer noire, appelés Sarmates, lesquels se seraient mêlés aux Slaves autochtones, donnant naissance à une nouvelle communauté appelée « Polanes », soit littéralement habitants des « champs » qui se disent en polonais pola. On suppose également que ce qui a servi de ciment à l’union des Polanes et des autres tribus slaves occidentales a été la volonté de s’opposer aux marchands d’esclaves arabes d’alors pour lesquels ces territoires constituaient une base d’approvisionnement fertile.
Ainsi, à la charnière des IXe et Xe siècles, un nouvel État situé dans les plaines et les forêts du nord de l’Europe, à l’est de l’Elbe et de l’Odra (Oder en allemand) se met-il peu à peu en place, organisé autour d’un prince et de sa garde rapprochée. Cet État prend sous sa protection des tribus originelles, Vistulanes, Slenzanes, Goplanes, Woliniens etc. Dont les noms ont été répertoriés durant la première moitié du IXe siècle par un moine germanique que le futur auteur du manuscrit trouvé à Saragosse, Jan Potocki, a nommé « le Géographe bavarois ». Cette unification politique va de pair avec l’édification d’un réseau de cités en bois (« grody drewniane »), d’abord, vers les années 930-940, dans le fief des Polanes, à savoir la Grande-Pologne actuelle, à Gniezno, Poznań, Kruszwica, cités que des historiens ont pour cette raison qualifiées de « Pyramides de Chéops de Grande-Pologne ». C’est aussi au cours du IXe siècle que se constitue une dynastie polane, celle des Piast, laquelle va régner jusqu’à la mort de Casimir-le-Grand en 1370 à propos duquel un dicton affirme qu’« ayant hérité d’une Pologne en bois, il rendit celle-ci en pierres » ou « briques », selon la traduction.
Bien sûr, aux débuts de la nation et de l’État polonais sont associées des légendes que les Polonais continuent de lire à travers des anthologies. Pour l’essentiel, ce sont des contes et/ou des récits mythologiques fondateurs que des ethnographes et des folkloristes ont collectés à partir du XIXe siècle (l’un deux, Oskar Kolberg, a été le compagnon de lycée de Fryderyk Chopin à Varsovie), puis qui ont été réécrits dans une langue littéraire par de grandes plumes de l’époque.
« Aux débuts de la nation et de l’État polonais sont associées des légendes que les Polonais continuent de lire à travers des anthologies »
Cette collecte et réécriture constituent en soi un chapitre essentiel de l’histoire de la nation polonaise, laquelle se réapprend à chaque époque de son histoire non seulement par le biais de l’histoire en tant que science, mais aussi par le biais des arts et de la culture, lesquels constituent un moyen d’accès privilégié à la science elle-même. Quant on remonte aux « origines », il est difficile de faire le partage entre « vérité historique » et « récit merveilleux » d’autant que certains de ces récits ont précisément pour fonction d’expliquer l’apparition de tel ou tel phénomène bien réel, ayant perduré jusqu’à nous. Ces contes des origines concernent ainsi des phénomènes tels que l’origine de Lech (prononcez : « Lai..hh »), le fondateur de la ville de Gniezno (terme associé à « Gniazdo », le nid) à l’endroit où il avait découvert un nid d’aigles blancs, volatile symbole de la Pologne. Lech était le frère de Czech (prononcez : « tchai..hh ») et de Rus (prononcez : « Rousse »). Les trois frères avaient décidé de se séparer avec l’ambition de créer chacun un domaine propre. Czech est l’ancêtre des Tchèques, Rus, celui des Ruthènes : Ukrainiens et Biélorussiens d’aujourd’hui. Outre Lech, Piast et Popiel, les récits des origines contiennent d’autres figures reliées à ce qu’il conviendrait d’appeler les tout débuts de l’histoire polonaise : ce sont le prince Krak, vainqueur du dragon de Cracovie (dont la légende est narrée à la charnière des XIIe et XIIIe siècles par maître Wincenty Kadłubek), la princesse Wanda (la fille de Krak) qui préféra se jeter dans la Vistule plutôt que d’épouser un prince germanique (dans la version la plus répandue), mais aussi la reconstitution miraculeuse annoncée du corps démembré de l’évêque Stanisław, personnage historique, évêque assassiné en 1079 par le roi Bolesław le Généreux qui deviendra saint patron de la Pologne. Toutefois, cette liste s’enrichit très vite d’un cortège d’êtres et de phénomènes tout autant porteurs du sème des origines bien qu’ils soient ancrés dans des époques ultérieures tels que le pied de la reine Hedwige (Jadwiga), monsieur Twardowski, le diable Boruta, les pains d’épices de Toruń, la Sirène ou le Basilic de Varsovie, le poisson d’or, les lions de l’hôtel de ville de Gdańsk. Comme le prouvent ces derniers exemples, les grandes villes et plus largement les localités pour peu qu’elles contiennent un élément caractéristique (par exemple le lac « L’œil de la mer » près de la ville de Zakopane dans les Tatras), ont engendré un conte des origines. Collectés, réécrits, ces contes continuent d’être lus et racontés, puis, en définitive de féconder l’imagination.
« Cette collecte et réécriture constituent en soi un chapitre essentiel de l’histoire de la nation polonaise, laquelle se réapprend à chaque époque de son histoire non seulement par le biais de l’histoire en tant que science, mais aussi par le biais des arts et de la culture, lesquels constituent un moyen d’accès privilégié à la science elle-même »
Évoquons à présent certaines parmi les grandes plumes responsables de la remise en écriture des contes populaires collectés par les ethnographes et folkloristes du XIXe siècle.
Commençons par Józef Ignacy Kraszewski (1812-1887), réputé avoir été l’auteur polonais le plus prolifique de l’histoire. De fait, il a écrit près de 220 romans et 150 nouvelles, une vingtaine de pièces de théâtre et autant d’essais historiques, 6 volumes de poésies, une dizaine de volumes d’études sociales, politiques et littéraires, plusieurs volumes consacrés à des récits de voyages, et si ces articles de presse étaient réunis, plus de 100 volumes seraient nécessaires pour les rassembler. A cela il faudrait ajouter une correspondance pléthorique et 20 volumes de traductions (de l’anglais, de l’allemand, du latin, de l’italien et du français). Kraszewski a aussi été un peintre et un musicien (interprète et critique) de talent. S’il convient d’évoquer sa figure par rapport à votre question sur les débuts de la nation polonaise, c’est que Kraszewski, hanté par l’histoire, a lui-même abondamment exploré cette question à laquelle il a voulu conférer une dimension d’un côté ethnographique et narrative, de l’autre littéraire, surtout à partir de son exil à Dresde. Comparée à celle de Walter Scott, son approche se voulait critique et dominée par la recherche de la vérité historique bien que Kraszewski utilisât la forme du conte tout en l’élargissant au roman. Son cycle de 29 romans dédiés à l’histoire polonaise est célèbre. Le premier volume, Stara baśń (que l’on traduit par An ancient tale en anglais, « Un conte des temps anciens »], publié en 1876 à Varsovie par Gebethner & Wolff remonte aux origines légendaires et encore païennes de la Pologne et fait partie des lectures scolaires en Pologne. Surtout, c’est un livre que l’on lit encore pour le plaisir : on en dénombre plus d’une soixantaine de rééditions et des adaptations pour le théâtre, l’opéra et le cinéma ; dans ce dernier cas, récente, puisque le film de Jerzy Hoffman tiré de Stara baśń date de 2003. Ce roman met en scène la lutte qui oppose un souverain cruel, appelé Chwostek (sous les traits duquel les Polonais reconnaissent la figure du légendaire roi Popiel) au peuple des fermiers libres : s’inspirant du modèle du Saint-Empire romain germanique privilégiant un pouvoir fort, Chwostek a multiplié les actes de cruauté, ce qui a soulevé la population contre lui ; voyant qu’il lui est impossible de préserver l’avantage par ses propres moyens, il décide de se faire épauler par des chevaliers germaniques. La guerre civile donne le pouvoir à un simple charron, doté toutefois d’un fort charisme et d’une grande autorité ; ce charron n’est autre que Piast, le fondateur légendaire de la dynastie bien réelle ayant porté son nom évoquée à l’instant.
Kraszewski est bien sûr un cas exceptionnel en raison de l’ampleur de son œuvre historique fictionnelle personnelle bien que, lui aussi, ait réécrit des récits populaires collectés par d’autres, ainsi le récit de la descendance de Krak, le vainqueur du dragon où l’on voit que ces récits des origines font la part belle à une figure féminine, symbolisée par Wanda ou les reines Hedwige (Jadwiga) et Kinga. Chez Kraszewski, Wanda est la sœur de deux frères dont le cadet tue l’aîné : face à cet acte ignominieux et à l’agression germanique qu’il entraîne, Wanda apparaît dès lors comme le seul recours et c’est elle qui parvient, en effet, à vaincre les armées ennemies. D’autres auteurs ont à l’occasion fait don de leur talent pour réécrire sur un mode littéraire les récits collectés, comme je le disais, par des ethnographes et des folkloristes. On peut citer Władysław Ludwik Anczyc qui, à l’instar de Kraszewski, a collaboré à la rédaction de l’Encyclopédie universelle polonaise de Samuel Orgelbrand (1859-1868), Seweryn Udziela (1857-1937), ancien directeur du musée ethnographique de Cracovie qui porte aujourd’hui son nom, Władysław Orkan (1875-1930), chantre de la région montagneuse de Podhale, Jan Kasprowicz (1860-1926), poète lié au mouvement de la Jeune Pologne et tirant son inspiration de sa Cujavie natale et des montagnes des Tatras, mais aussi de l’extrême Orient et de la Grèce antique, Kazimierz Przerwa-Tetmajer (1865-1940), poète dandy et voyageur, lié lui aussi à la Jeune Pologne et aux montagnes des Tatras, Artur Oppman (1867-1931), poète et varsavianiste issu d’une famille venue au tout début du XVIIIe siècle en Pologne de Thuringe qui comptait dans ses rangs de nombreux patriotes polonais, Ewa Szelburg Zarembina (1899-1986), auteure de livres pour enfants liée à la région de Lublin et Nałęczów ou encore Maria Krüger (1904-1999), elle aussi auteure de livres pour enfants dont la célèbre L’heure de la rose pourpre (1960).
Quelle est la place de Mieszko aujourd’hui dans la société polonaise ? Représente-t-il toujours un père fondateur pour les Polonais ?
Le règne de Mieszko (lire : Mïèchko) coïncide avec l’entrée officielle de la Pologne sur la scène de l’Histoire. Le « Gaulois anonyme », auteur aux Xe et XIe siècles de la première Chronique de l’Histoire de la Pologne rédigée alors en latin, attribue des noms aux quatre prédécesseurs de ce premier souverain dont il nous reste des traces tangibles et que l’on considère comme le fondateur de l’État polane originel. Ces ancêtres avaient étendu leur domination de la Grande-Pologne originelle à la Cujavie et, probablement, à la Mazovie et la Poméranie orientale, ainsi l’expansion territoriale des Polanes avait englobé la côte de la mer Baltique. Quant à Mieszko, il s’efforça avec succès de conquérir la Poméranie occidentale.
La première mention écrite de Mieszko et de son Etat est l’œuvre d’un voyageur et diplomate juif séfarade, Abraham ben Jacob dans la transcription hébraïque, Ibrahim Ibn Ya’qub dans l’arabe, dont on suppose qu’il fut l’émissaire du califat de Cordoue à la cour du roi Otton Ier et en Europe centrale dans les années 965-966, à une époque où le commerce des esclaves issus de ces régions était précisément en train de se tarir. Mieszko y est désigné comme « le souverain du nord », maître du « pays le plus étendu parmi les pays slaves, abondant en nourriture, viandes, miels et terres arables » et l’on apprend par la même occasion que Mieszko contrôle « une armée de 3000 soldats cuirassés ». L’original ne s’est pas conservé, mais on le connaît par le biais de citations contenues dans l’ouvrage d’Al-Bakri intitulé Le livre des Routes et des Royaumes.
« Aujourd’hui, le portrait de Mieszko figure sur les billets de 10 zlotys et si ce souverain conserve, en effet, une place durable dans la mémoire collective, c’est essentiellement pour ses talents de stratège militaire et de diplomate. »
Aujourd’hui, le portrait de Mieszko figure sur les billets de 10 zlotys et si ce souverain conserve, en effet, une place durable dans la mémoire collective, c’est essentiellement pour ses talents de stratège militaire et de diplomate. En décidant d’épouser une princesse tchèque, Dobrava, appelée Dąbrówka en polonais, et de recevoir par son entremise le baptême selon le rite chrétien occidental, Mieszko libère l’État polonais naissant de l’emprise germanique, car son acte permet à la Pologne de se doter d’une province ecclésiastique dépendant directement de Rome et non de l’archevêché de Magdebourg en train d’être constitué alors à l’instigation du voisin germanique, censé christianiser les slaves occidentaux. L’administration de l’église en Pologne sera désormais organisée à partir de Poznań où est créé le premier évêché, encore missionnaire, avec à sa tête l’évêque Jordan même si certaines sources, en particulier la chronique de Thietmar, assez défavorable en général toutefois à la Pologne, parlent d’un simple diocèse, ce qui réintroduit la question d’une dépendance à l’égard de Magdebourg. Il semblerait toutefois que la thèse de l’évêché soit appuyée par des présomptions plus fortes, y compris à la lumière de documents ultérieurs. Quoi qu’il en soit, le baptême de 966 est un acte qui vise à asseoir la souveraineté de la Pologne tout en permettant au pays d’intégrer la civilisation chrétienne occidentale.
« L’adoption originelle du christianisme occidental effectuée par Mieszko et sa cour se justifiait en termes d’affirmation de la souveraineté de l’État naissant à l’égard du voisin occidental alors plus puissant tout en représentant un choix civilisateur »
Quel rôle a joué le christianisme dans la construction de la nation polonaise ?
L’adoption originelle du christianisme occidental effectuée par Mieszko et sa cour se justifiait en termes d’affirmation de la souveraineté de l’État naissant à l’égard du voisin occidental alors plus puissant tout en représentant un choix civilisateur : à cette époque, le christianisme, avec son administration et ses institutions telles que les écoles enseignant le latin, incarnait le progrès.
En 991, Mieszko établit un document qui place son État sous la protection directe du pape de façon à éviter les empiètements germaniques et qui décrit avec précision les frontières de celui-ci. Les historiens continuent de débattre au sujet de son appellation exacte : faut-il comprendre Dagome iudex comme une allusion au « juge » (« judex »), c’est-à-dire souverain Dagome (nom par lequel est désigné Mieszko, né de la fusion de Dagobert, nom pris lors du baptême, et de Mesco) ou alors le copiste de 1080, dont le résumé seul nous est parvenu, a-t-il mal transcrit Ego Mieszko, formule usuelle pour ce type de documents ? Là encore, quelle que soit l’interprétation retenue, un fait reste incontestable : Mieszko voulait que son État perdure et pour cela il a entrepris les démarches en vue de lui procurer les garanties les plus efficaces offertes par le monde civilisé d’alors, d’où l’appel à la protection papale.
Mais bien sûr l’histoire polonaise est parsemée d’autres noms de héros chrétiens, mais ce qui est intéressant, c’est que ces figures jouent parfois un rôle antithétique, contradictoire bien qu’elles soient, a posteriori, réutilisées comme des repères constructifs majeurs par l’historiographie nationale ou ecclésiastique.
L’évêque Wojciech, originaire des pays tchèques, est venu à la cour de Bolesław le Hardi (967-1025) avec pour dessein d’aller encore plus au nord, vers le littoral baltique, pour y convertir les tribus païennes des Borussiens ou Prussiens. Il sera sauvagement assassiné au cours de sa mission, mais Bolesław décide de racheter son corps à un prix correspondant à l’équivalent du poids en or et le fait rapatrier à Gniezno où il le dépose dans la cathédrale qu’il est en train de construire. La tombe de Wojciech deviendra vite un lieu de pèlerinage et l’évêque sera canonisé en 999 par le pape Sylvestre II qui élèvera de surcroît la ville de Gniezno à la dignité d’archevêché. Ainsi, Wojciech aura-t-il servi les desseins politiques du roi de Pologne, Bolesław le Hardi, le fils de Mieszko.
Inversement, l’évêque Stanisław de Szczepanów, qui sera lui aussi canonisé, a été victime de la colère du roi Bolesław le Hardi qui, lui a donné la mort en 1079, soit directement, soit par le biais de ses émissaires. Les témoignages divergent quant à la véritable nature du conflit ayant opposé le représentant du pouvoir spirituel au souverain temporel, mais le fait est que ce dernier a dû renoncer à la couronne après avoir commis son crime, quant à Stanisław, il a donné naissance à la légende selon laquelle les membres dispersés de son corps morcelé, rassemblés à nouveau par des aigles blancs, devaient préfigurer la réunification de la Pologne qui, disait-on, en punition du crime commis par son roi avait sombré dans une phase de démembrement territorial (due en réalité aux clauses du testament de Bolesław Bouche-Torse décédé en 1138 qui prévoyaient le partage du royaume entre ses fils).
D’un côté, l’évêque est un allié du roi, de l’autre, il est son opposant, mais dans les deux cas, il finit par être canonisé et exploité par l’historiographie en vue de renforcer le récit national visant à pérenniser l’Etat polonais.
Bien sûr, ce que je dis là n’épuise pas la question des liens entre le christianisme et l’histoire de la Pologne. Il faudrait évoquer des figures plus récentes telles que le primat Stefan Wyszyński, le père Popiełuszko dont les homélies n’ont rien perdu de leur profondeur philosophique et de leur extraordinaire pouvoir magnétique sur l’esprit (on peut les écouter sur Youtube) et Karol Wojtyła ex-évêque puis cardinal de Cracovie devenu Pape sous le nom de Jean-Paul II.
Mais, en parallèle, il convient de rappeler que les traditions païennes, quoique supplantées par l’Église officielle, n’ont pas été complètement effacées de la culture polonaise. Elles rejaillissent par exemple dans l’extraordinaire œuvre poétique et dramaturgique d’Adam Mickiewicz, détenteur de la première chaire de littératures slaves au Collège de France qui fut l’un des plus grands poètes romantiques européens, un Chopin du Verbe si vous voulez. Ainsi, dans son drame, les Aïeux éponymes se réfèrent à un rite d’évocation de morts à qui le repos est refusé en raison des fautes ayant entaché leurs existences. Durant le rituel, les vivants sous la conduite d’« un mage » (« guślarz ») entrent en communication avec ces âmes errantes et tentent de leur procurer un soulagement en leur présentant des aliments tels que des graines de sénevé ou des graines de pavots. Ce rituel des Aïeux remonte à l’époque païenne et était pratiqué dans les régions orientales de l’ancienne Respublica correspondant à la Biélorussie et l’Ukraine d’aujourd’hui. L’œuvre de Mickiewicz tel un grand fleuve draine les apports de nombreux affluents, en particulier chrétiens, païens, juifs et même francs-maçons.
« On ne saurait réduire la nation polonaise au seul christianisme, encore moins au seul catholicisme. Durant des siècles, la Pologne a été un État multiculturel et multiconfessionnel si bien que la culture et la nation polonaises englobent d’autres éléments confessionnels »
De même, on ne saurait réduire la nation polonaise au seul christianisme, encore moins au seul catholicisme. Durant des siècles, la Pologne a été un État multiculturel et multiconfessionnel si bien que la culture et la nation polonaises englobent d’autres éléments confessionnels : orthodoxes, uniates, musulmans (grâce à l’adhésion de certains Tatars à la Respublica dès l’époque des invasions du XIIIe siècle) et juifs sans oublier les éléments franc-maçonniques décisifs durant tout le XIXe siècle et pendant l’entre-deux-guerres. Dans les années 30 du XVIe siècle, la Pologne a accueilli des anabaptistes, victimes de persécutions en Allemagne, puis des mennonites hollandais. Les Ariens s’y installent en 1548 qui vont jouer un rôle important dans le développement de la pensée philosophique européenne et contribuer au dialogue entre juifs et chrétiens. Ainsi, Szymon Budny, calviniste devenu arien-socinien, a traduit pour la première fois en polonais le Nouveau Testament à partir des langues originales, en particulier de l’hébreu, et ce sur un mode littéral. Quant à Joseph ben Mordechaï Malinowski de Troki, il a achevé la rédaction et conçu la préface du Rempart de la foi de son maître Isaac ben Abraham de Troki, catéchisme du karaïsme, mouvement judaïque rejetant la loi orale, pilier du judaïsme rabbinique. Budny rejetait la divinité du Christ tandis que les karaïtes de Troki refusaient d’admettre l’origine divine de la tradition orale.
Au milieu du XVIe siècle, la majorité des députés à la Diète et au Sénat étaient protestants même si ce chiffre n’était pas représentatif de la structure de la société elle-même. L’adhésion aux différentes formes de protestantisme à cette époque revêtait une valeur davantage politique que religieuse, car la szlachta, soit le peuple des nobles rassemblant plus de 10% de la population, capable d’exercer une forte pression sur le pouvoir royal et l’État par le biais des institutions parlementaires, voyait d’un mauvais œil les privilèges dont l’Église était bénéficiaire : elle prélevait des impôts sans devoir en payer elle-même et possédait, de surcroît, d’immenses domaines où elle exerçait le pouvoir judiciaire sur les habitants tout en bénéficiant d’un outil de pression supplémentaire au niveau national par l’intermédiaire de ses évêque siégeant au Sénat. De plus, L’Église catholique pouvait être perçue comme un corps non-national car dépendant de Rome même si, en réalité, dans ses nominations épiscopales, le roi de Pologne favorisait souvent des candidats jugés dociles ou accommodants, lesquels, pour cette même raison, étaient rejetés par le Vatican.
Tant que la Respublica a perduré, les transferts d’une religion à l’autre n’étaient pas rares. Ainsi, Jan Zamoyski, l’auteur d’une excellente synthèse sur l’histoire polonaise, malheureusement non disponible en français mais que l’on peut lire en format poche dans sa langue originale en anglais, rappelle qu’Abraham Ezofowicz, marchand juif, est devenu Trésorier de Lituanie après s’être converti à l’orthodoxie en 1488. Bien que lui-même eût changé de nom en Józefowicz et fût anobli en 1507, son frère, en revanche, était resté un juif pratiquant lorsqu’il fut à son tour anobli en 1525. Selon les normes de l’Europe d’alors, c’était tout à fait exceptionnel.
Le texte de la « Confédération de Varsovie » proclamé en 1573 constitue un texte majeur dans l’histoire de l’Europe, car il accorde une stricte égalité aux religions de la Respublica visant à instaurer entre elles une paix éternelle.
L’équation polonais-catholique est une invention ultérieure. On dénombre au moins quatre étapes dans ce processus. L’arrivée sur le trône en 1587 d’un roi suédois, Zygmunt III de la dynastie des Vasa, plus préoccupé par la reconquête de la couronne de son pays d’origine que par la défense des intérêts de l’État qui l’avait élevé au pouvoir, a provoqué le renforcement des jésuites, ce qui est allé de pair avec le mouvement de la contre-réforme. Au XVIIe siècle, les Vasa entraînèrent la Pologne dans une série de guerres qui laissèrent le pays exsangue, totalement ravagé : il s’agit surtout de la révolte cosaque entre 1648 et 1657, puis de ce que l’historiographie polonaise nomme « le déluge suédois » de 1655 à 1660. Ensuite, au XIXe siècle, le catholicisme s’imprègne d’une valeur nationale étant donné que deux puissances co-partageantes sur trois, soit la Russie et la Prusse, s’appuyant sur, respectivement, l’orthodoxie et le protestantisme, combattirent, de fait, le catholicisme. Par la suite, dans le premier tiers du XXe siècle, la démocratie nationale, Endecja, par le biais de son chef de file, Roman Dmowski, le grand rival de Józef Piłsudski, se fit la promotrice d’un nationalisme « réaliste » égoïste visant à enclore la polonité dans une définition ethnico-religieuse. Certains historiens avancent la thèse selon laquelle Dmowski aurait été amené à collaborer à partir de 1902 avec l’Okhrana tsariste qui le fit chanter à cause de son homosexualité. Le déroulement de la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle les Polonais furent cyniquement abandonnés par les autres alliés alors qu’ils avaient constitué la 4e force en termes d’apport militaire (lors de la campagne de France en mai 1940, il y eut 6000 soldats polonais morts ou blessés) et de renseignement (43% des rapports acheminés d’Europe continentale aux services secrets britanniques étaient issus de sources polonaises) à l’effort de guerre global, eut pour effet de réaliser sur un mode apocalyptique et ironique la vision mono-ethnique défendue par les nationalistes de l’entre-deux-guerres. Sous la période soviétique-communiste, le combat idéologique et axiologique opposant les communistes à l’Église cachait en réalité une convergence là aussi ironique : les uns et les autres furent amenés à privilégier l’optique nationale, y compris donc les communistes qui se servaient de l’antifascisme et de l’hostilité à l’égard de l’Allemagne de l’Ouest comme d’un paravent destiné à voiler leur totale soumission à l’URSS.
Et quel rôle a joué la littérature polonaise dans la construction de cette même nation ?
En effet, la littérature en Pologne contribua à la construction de la nation dont elle accompagna l’essor durant des siècles. Les premiers écrits qui datent de la charnière du IXe et du Xe siècles, en latin, constituent soit des hagiographies, comme la vie de saint Wojciech, soit des chroniques qui prétendent relater les hauts faits, la geste des Polonais, en particulier par le biais du récit des combats menés par leurs souverains.
La littérature en langue vernaculaire polonaise se développe à partir du XIIIe siècle. La première phrase écrite en polonais parvenue jusqu’à nous provient d’une chronique de l’abbaye de Henryków qui date de 1268 ; elle exprime la solidarité d’un mari envers son épouse relativement à l’activité de moudre du grain ! De la même époque sont originaires des livres de psaumes et d’autres textes religieux. Les homélies de la région Sainte-Croix (Kazania świętokrzyskie), retrouvées à la fin du XIXe siècle par Aleksander Brückner, datent de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle.
Je viens de le rappeler dans un article proposant une histoire du comparatisme en Pologne paru dans le tome La littérature comparée : un dialogue entre Est et Ouest dans la collection « Poétiques comparatistes », le premier écrivain à « n’écrire qu’en polonais et à le revendiquer » est Mikołaj Rey de Nagłowice (1505-1569). Il est l’auteur d’un aphorisme connu de tous les écoliers, lequel place pourtant la langue polonaise dans une optique comparatiste :
Que les nations étrangères sachent que les Polonais ont leur propre langue, non celle des oies (ainsi était désigne le latin)
Mais le premier grand auteur polonais est un poète ; il s’agit de Jan Kochanowski (1530-1584) qui, d’un côté, élève la langue polonaise à des sommets de clarté, d’harmonie, de lyrisme et d’ampleur, de l’autre, consacre un genre, le thrène, à un personnage que les critères traditionnels auraient jugé « bas » et « indigne » ; il s’agissait de sa propre fille morte à l’âge de deux ans et demi.
La langue de Kochanowski, bien que vieille de quatre siècles et demi, n’a pas vieilli : non seulement elle reste très largement compréhensible, mais elle offre un dessin et une fraîcheur qui continuent de susciter l’admiration aujourd’hui. Si certains mots requièrent l’usage d’un glossaire, en revanche, la syntaxe et le sens général ne posent pas de problème de compréhension.
Ensuite, durant l’époque baroque, appelée aussi époque « sarmate » qui s’étend du premier tiers du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XVIIIe, marquée la lecture d’œuvres en latin, on s’épanouir une grande poésie lyrique, à la fois érotique et sépulcrale (Mikołaj Sęp Szarzyński), des épopées (Piotr Kochanowski traduit la Jérusalem délivrée du Tasse, Wacław Potocki) et des mémoires. Ceux de Jan Chrysostome Pasek voient s’épanouir le style truculent d’un soldat-aventurier dont l’écriture semble portée par un mouvement qu’on qualifierait aujourd’hui de transgressif. Ce texte fut redécouvert au XIXe siècle, notamment par Adam Mickiewicz puis Henryk Sienkiewicz. Sa tonalité libre et iconoclaste va inspirer certains auteurs majeurs du XXe siècle, Witold Gombrowicz en tête dont le Trans-Atlantique constitue une réécriture et une adaptation de celui-ci.
Le XVIIIe siècle est marqué par le théâtre satirique (Franciszek Bohomolec et Franciszek Zablocki), le roman (Ignacy Krasicki, Jan ou Jean Potocki) et les contes philosophiques (Ignacy Krasicki encore désigné comme le la Fontaine de Pologne).
Le XIXe siècle constitue une période d’intense renouvellement de la littérature entre, d’un côté, l’éveil et l’effervescence romantiques, de l’autre (y compris du point de vue de la chronologie), la remise en question « positiviste » privilégiant « le travail organique » par rapport à l’effort insurrectionnel jugé contre-productif après l’échec des soulèvements de 1830, 1846 et de 1863. Fait intéressant, la littérature polonaise se crée alors majoritairement sur les chemins de l’exil et s’intègre à ce qu’on a appelé la « Grande émigration ». Il s’agit de ces émigrés polonais qui se retrouvèrent à l’étranger, surtout en France, à la suite de l’insurrection de 1830 : à vrai dire, il est dommage qu’en France, on ne connaisse d’eux guère que Frédéric Chopin sans toutefois rattacher celui-ci à cette « Grande émigration » dont il fut l’un des membres éminents et très actif. A vrai dire, la majorité de ce que la Pologne comptait d’esprits libres et révoltés alors se retrouva en effet à Paris ou en Suisse ou encore en Belgique (car il arrivait que les autorités françaises chassent ces individus jugés subversifs comme ce fut le cas avec l’historien Joachim Lelewel). C’est le cas de tous les grands poètes romantiques, à commencer par le plus célèbre d’entre eux Adam Mickiewicz dont il a déjà été question, mais aussi de Juliusz Slowacki, son rival tout autant doué que lui bien que dans d’autres registres, Zygmunt Krasinski. Ils sont appelés les trois « bardes » ou « prophètes ». Adam Mickiewicz a conçu dès 1822 des Ballades et romances ainsi que des Odes où il utilise un polonais doté d’une fraîcheur et d’une vitalité qui restent quelque chose d’assez extraordinaire aujourd’hui encore. Son drame Les Aïeux déjà évoqué a révolutionné le théâtre tandis que son poème en vers en 12 livres Pan Tadeusz constitue une œuvre hybride tenant à la fois de l’épopée et du roman : c’est un des sommets de la poésie européenne. Bien que Mickiewicz ait incarné le romantisme dans sa quintessence, son style, à l’exception peut-être des Aïeux, ne se départit que très difficilement de qualités telles que l’équilibre, l’humour et la densité des détails concrets. La découverte de Mickiewicz en France reste à faire même si des réussites sont à noter dans ce domaine : ses cours au Collège de France effectuant des va-et-vient entre cultures slaves (occidentales, orientales et balkaniques) et cultures occidentales représentent un très bel accomplissement comparatiste, à exploiter. Ensuite, pendant que Norwid inventait la poésie polonaise moderne, où une certaine rugosité formelle se fait le véhicule d’un message philosophique, les positivistes allaient permettre l’essor du roman. Ainsi, la Poupée de Bolesław Prus (dont l’édition en livre date de 1890) transpose en intrigue romanesque le destin de la Varsovie de l’après 1863 tout en inventant des personnages et un style, des formes qui explorent la psyché de l’homme et interrogent philosophiquement la question du progrès de la civilisation. C’est un ouvrage remarquable : considéré jusqu’à aujourd’hui comme le plus grand roman polonais, c’est aussi un grand roman européen. S’il en est ainsi, ce n’est pas seulement parce que l’action, tout en restant concentrée à Varsovie et ses environs, nous emmène des steppes de la Sibérie jusqu’à Paris en passant par les zones frontières bulgaro-turques.
Bien sûr la fin du XIXe siècle reste marquée par la personnalité hors du commun de Henryk Sienkiewicz, lequel, en Pologne, en plus d’être l’auteur de Quo Vadis, est surtout identifié comme celui de la Trilogie composée de Par le fer et par le feu, du Déluge et de Messire Wolodyjowski où l’ancienne Respublica se trouve magnifiée à travers des épisodes en réalité tragiques de son histoire, la révolte cosaque et le déluge suédois ainsi que les guerres avec l’empire ottoman. Sienkiewicz a inventé un genre – le roman historique à la polonaise – et des personnages dont l’empreinte n’a cessé de s’imprimer dans les esprits de générations successives de Polonais confrontés à la dure réalité des luttes inégales en vue de recouvrer ou de défendre l’indépendance politique de leur pays et la leur propre en tant que citoyens de celui-ci.
Le XXe siècle, très riche, a été incontestablement un siècle de triomphe de la littérature. On y trouve de grands prosateurs, hommes et femmes, tels que Stefan Żeromski (auteur des Cendres qui décrivent la Pologne à l’époque de Napoléon et de l’Avant-Printemps, sorte de Chartreuse de Parme à la polonaise où le héros, après avoir assisté à l’éclatement de la révolution bolchevique puis au génocide des Arméniens à Bakou en Azerbaïdjan, rejoint la Pologne en proie elle aussi à la menace bolchévique et secouée par l’insatisfaction sociale) ou Maria Dąbrowska, auteure dans les années 1930 de la saga Des jours et des nuits, Zofia Nałkowska dont les Médaillons sont l’un des premiers témoignages et en même temps de première importance sur les atrocités commises par les Allemands nazis durant la Seconde Guerre mondiale sur les territoires pris à la Pologne ou encore Maria Kuncewiczowa, saluée par Bruno Schulz pour son Etrangère qui connaîtra, à l’instar de nombreux auteurs polonais, l’exil après 1939. Mais le XXe siècle est aussi celui où la poésie polonaise atteint une renommée mondiale, surtout par le biais des traductions en langue anglaise d’auteurs tels que Zbigniew Herbert, Czesław Miłosz, Tadeusz Różewicz ou bien Wisława Szymborska. On peut dire que la puissance de ces auteurs vient de ce que, chacun à sa manière, ils tentent de renouer un pacte avec la civilisation après que le monde eut été détruit par les deux totalitarisme, nazi et soviétique. Des maisons d’édition en exil telles que Kultura à Maisons-Laffitte (dès 1947) ou les Editions Spotkania (à partir de 1978), en publiant des textes littéraires et d’analyses politiques au sens large du terme, contribuèrent au rayonnement d’une pensée polonaise libre à l’intérieur d’un pays muselé par un système de parti unique et inféodé à l’URSS.
Est-ce que l’on retrouve dans la littérature polonaise une forme de roman national exaltant les grands héros et les figures historiques de la Pologne ?
Il est intéressant de remarquer que les lettres polonaises ne revêtent pas seulement une dimension nationale. Des œuvres telles que les traités politiques de Paweł Włodkowic mort en 1435 (à propos duquel Loïc Chollet a rappelé qu’il est considéré comme « l’un des « pères du droit international”, aux côtés d’Innocent IV, Vitoria et Grotius ») ou d’Andrzej Frycz Modrzewski (1503-1572) rédigés en latin ont eu une résonance d’emblée européenne. Ce fut aussi le cas d’un ouvrage tel que le De optimo senatore publié originellement en 1568 à Venise de Wawrzyniec Goślicki. De nos jours, un même destin échoit à l’auteur de science fiction Stanisław Lem, un romancier pratiquant le genre de la Fantasy, Andrzej Sapkowski, ou encore certains maîtres du reportage littéraire polonais tels que Ferdynand Ossendowski ou bien Ryszard Kapuściński – bien qu’ils aient, eux, écrit directement en polonais.
Pourquoi le 11 novembre est-il une date clé dans l’histoire de la Pologne ?
Le 11 novembre est le jour où Józef Piłsudski se voit confier par le Conseil de régence le titre de commandant en chef des forces armées avant d’obtenir, trois jours plus tard, celui de chef de l’Etat provisoire. Il proclame dès lors le changement du nom de l’Etat qui de « Royaume de Pologne » devient « République de Pologne » et nomme le premier ministre du nouveau gouvernement. D’emblée, bien que fermement attaché aux idées socialistes, il a conscience de la nécessité de prendre en compte toutes les sensibilités politiques du pays, ce qui va aboutir à la nomination d’un nouveau premier ministre acceptable pour l’ensemble de l’échiquier politique. Toutes ces décisions appartiennent à un processus étalé sur plusieurs jours, ainsi la dépêche-télégramme de Pilsudski proclamant la création d’un Etat polonais libre et indépendant envoyée au Président des Etats-Unis et aux gouvernements de tous les pays belligérants et neutres, date du 16 novembre. Mais si l’on a retenu le 11 novembre comme date symbolisant le retour de l’indépendance, c’est d’une part en raison de la convergence avec la signature de l’armistice, d’autre part, parce qu’en effet, c’est le jour où les Polonais ont commencé à désarmer les troupes allemandes cantonnées à Varsovie, lesquelles ont d’ailleurs reçu l’ordre ce jour-là de se retirer de la capitale polonaise. Sur un plan strictement formel, l’indépendance de la Pologne avait déjà été proclamée le 7 octobre par le Conseil de régence.
Le 11 novembre est donc indissociable de la personne de Józef Piłsudski. Certes, il n’est pas l’unique père du recouvrement de l’indépendance polonaise de 1918, mais il incarne celle-ci car il a été et sera encore durant les années à venir son principal orchestrateur. Rappelons simplement ici que Piłsudski est arrivé la veille (le 10 novembre) à Varsovie après avoir été libéré de la prison de Magdebourg. Piłsudski est un ancien activiste et dirigeant socialiste qui, après son retour de Sibérie où il avait été déporté de 1887 à 1892, était devenu le rédacteur en chef de la revue « L’ouvrier » ainsi que l’infatigable organisateur de la résistance des Polonais au partage de leur pays. Piłsudski était partisan d’une insurrection nationale chargée de recouvrer une indépendance totale mais il exigeait que celle-ci fût minutieusement préparée pour minimiser le risque d’échec. Dmowski, pour sa part, ne se prononçait que pour une autonomie dans le cadre de l’Empire russe. Durant la Grande Guerre au cours de laquelle les Polonais enrôlés dans les rangs d’armées ennemies se sont entretués (400 000 d’entre eux périrent durant les combats), Piłsudski avait mis sur pied des organisations de fusiliers transformées ensuite en légions placées sous l’autorité des Autrichiens mais dotées d’un uniforme distinct et commandées par des officiers d’origine polonaise. Il avait fait preuve d’instinct pratique et de lucidité stratégique en misant sur une défaite de la Russie suivie d’une défaite des puissances centrales. C’est pourquoi lorsque cette première fut acquise, il refusa que ses troupes et lui-même prêtent serment d’allégeance à l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie les 9 et 11 juillet 1917, refusant de combattre contre les Anglais et les Français, ce qui avait entraîné son arrestation, puis sa détention à la forteresse de Magdebourg.
La Pologne entretient avec la notion d’indépendance une histoire compliquée jusqu’à aujourd’hui. Pouvez-vous nous donner en quelques mots les grandes dates ? A quoi est due cette histoire tumultueuse de la Pologne et son rapport à la souveraineté ?
S’il semble justifié de dire que l’histoire de la Pologne a été tumultueuse (et c’est la raison pour laquelle j’ai intitulé mon ouvrage « Fantaisie-Impromptu. Le prix de la République »), en revanche le rapport des Polonais à la souveraineté est simple : depuis ses origines l’État polonais vise à s’imposer en tant qu’acteur souverain de la scène politique européenne. Les Polonais, par tradition ancestrale, n’ont jamais accepté la soumission. Gallus Anonymous, le chroniqueur d’un souverain important de la charnière du XIe et du XIIe siècles, Bolesław Krzywousty, ce que l’on traduit par Bouche-Torse, rapporte ces propos du souverain à qui l’Empire romain germanique avait proposé une cessation des hostilités en échange de la mise place de liens de vassalité : « En ce moment, je préfère perdre le royaume de Pologne en défendant sa liberté plutôt que de le conserver à tout jamais dans la honte de la soumission ». Notons d’ailleurs qu’à cette occasion, autour de l’année 1109, grâce à une mobilisation de diverses couches de la population, les Polonais réussirent à chasser l’adversaire.
« Le rapport des Polonais à la souveraineté est simple : depuis ses origines l’Etat polonais vise à s’imposer en tant qu’acteur souverain de la scène politique européenne »
Qu’est ce qui a permis selon vous que la Pologne préserve, malgré ses disparitions successives de la carte européenne, son âme polonaise ainsi que son identité nationale ?
Je me méfierais de ces termes : « âme polonaise » et « identité nationale ». Oui, il y a une Pologne et des Polonais. La Pologne existe et l’on peut penser qu’une Pologne solide, équilibrée, se fondant sur un lien national envisagé dans sa dimension citoyenne et républicaine et non ethnique, soit un facteur de stabilité en Europe. Sans doute d’ailleurs est-ce une condition sine qua non pour la réussite de l’Europe. Pour le dire autrement, l’histoire montre que lorsque la Pologne incarnait ses critères, les tendances destructrices des puissances voisines se trouvaient contenues.
Certains estiment même que l’Europe ne formera un organisme équilibré qu’à la condition que non seulement la Pologne mais aussi… l’Ukraine, en tant que pendants au Centre à l’Est de la France et de l’Allemagne, soient des démocraties prospères.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la situation politique en Pologne ?
Je ne veux pas me prononcer sur les événements en cours, en revanche, je souhaite livrer une réflexion d’ordre général, fruit d’observations se rapportant à la période de l’après 1989. Depuis des années, je regrette que les experts auxquels on fait appel dans les médias français et sans doute aussi les divers instituts soient issus d’une mince poignée de gens pour lesquels la Pologne ne constitue souvent qu’un objet parmi beaucoup d’autres, choisi par défaut et envisagé à travers le prisme d’une périphérie éloignée. Que la Pologne longtemps n’ait pas été et continue de ne pas être « à la mode », pour dire les choses ainsi, rejaillit sur la valeur d’objectivité, de lucidité et de perspicacité des jugements proférés. Mais sans doute est-ce inévitable, car il faut du temps et de la distance pour être à même d’évaluer certains phénomènes.
En réalité, je suis en train de dire que le medium à travers lequel nous concevons un objet du monde quel qu’il soit reste – en définitive – la langue, ce qui veut dire que pour comprendre ces objets en tant qu’ils forment un horizon humain, il faut en passer, qu’on le veuille ou non, par les arts du langage dont la littérature est l’émanation privilégiée. Je ne dis pas que la littérature suffise à percevoir les choses, mais elle est incontournable. La compréhension d’une culture est quelque chose d’infiniment subtil et complexe qui se concrétise dans le temps et des échanges réalisés à des niveaux divers. Il est dangereux de chercher à contourner cette fréquentation subtile en lui substituant des schémas généralisateurs, souvent déconnectés des réalités envisagées.
Pour que les choses évoluent, il faudrait sans doute que soient créées en France des structures orientées sur l’étude de la Pologne et de l’Europe du Centre-Est ayant vocation à favoriser les échanges et le contact dans la sphère des représentations communes.
« Je regrette que les experts auxquels on fait appel dans les médias français et sans doute aussi les divers instituts soient issus d’une mince poignée de gens pour lesquels la Pologne ne constitue souvent qu’un objet parmi beaucoup d’autres, choisi par défaut et envisagé à travers le prisme d’une périphérie éloignée »
Que pensez-vous de la place de la Pologne au sein de l’Union Européenne et de son appartenance au Višegrad ? Pensez-vous que les relations avec Bruxelles puissent s’apaiser ?
D’abord, je signalerai les excellents résultats économiques de ce pays enregistrés depuis 1991-1992. Lorsque la Pologne rejoint l’UE en 2004, elle est déjà une économie lancée à toute allure avec une croissance de 5% en moyenne durant la décennie précédente. Le 24 septembre 2018, l’indice boursier britannique FTSE Russell a fait passer la Pologne du rang de « marché émergent avancé » à celui de « marché développé ». Par là même, la Pologne a intégré le club des 25 premières puissances économiques de la planète.
Le salaire moyen en Pologne équivaut à l’heure actuelle à 5000 zlotys brut (3530 zlotys net), ce qui équivaut à 1150 euros. En parité de pouvoir d’achat, en 2018, le PNB par habitant s’élevait en 2018 à 31 647 dollars contre 44 944 dollars en France. Entre 1990 et 2016 en termes de PNB par habitant la distance séparant la Pologne de la France a été tout simplement divisée par deux. Un certain nombre d’entreprises polonaises sont devenues, depuis les changements intervenus en 1989, des géants à l’échelle mondiale ou – à tout le moins – européenne (Fakro, LPP qui détient plusieurs marques de vêtements dont Reserved, le H&M polonais, Inglot, Pesa, Asseco, Comarch, CD Projekt, Mokate, Irena Eris, CCC etc.) et il arrive de plus en souvent que des entreprises françaises soient rachetées par des entreprises polonaises (c’est le cas de Caddy le fabricant de charriots de supermarché repris par Damix, Fruehauf, le producteur de remorques et de semi-remorques cédé à Wielton, Sushi Shop a été racheté par l’opérateur de restaurants basé à Varsovie AmRest). L’inverse est d’ailleurs vrai aussi.
La Pologne a un rôle majeur à jouer dans l’UE, en particulier en tant qu’espace chargé d’assurer son équilibre à l’Est mais aussi dans l’espace baltique. Quant à son appartenance au groupe de Višegrad, elle témoigne de son ancrage régional dans l’Europe du Centre-est, ce qui se traduit notamment par une convergence des mémoires collectives nourries par des expériences historiques récentes (mais aussi passées) proches même si l’on peut percevoir aussi entre les pays de Višegrad des différences importantes dont certaines revêtent une valeur fondamentale.
Les relations avec Bruxelles doivent s’apaiser car il n’est pas possible qu’il puisse en être autrement. Les deux entités ont besoin l’une de l’autre. Quant à l’apaisement, il est une condition de possibilité de la réussite de l’Europe d’aujourd’hui. Si cet apaisement n’avait pas lieu, qu’adviendrait-il ? Une sortie de la Pologne de l’UE, ce qui aurait pour conséquence un rapprochement encore plus prononcé de celle-ci avec les États-Unis et des relations d’hostilité avec le noyau dur de l’UE actuelle ? Face à cette éventualité, on ne peut qu’espérer que soit mis en œuvre un apaisement bénéfique à toutes les parties.
Pour finir, quels sont les liens historiques qui rapprochent la France et la Pologne selon vous ?
Traditionnellement, on évoque la très ancienne amitié franco-polonaise. C’est vrai que ces relations sont vieilles de 1000 ans. Savez-vous à ce propos que la première alliance polono-française date du 14 juillet 1500 et qu’elle a été signée à Buda où le trône était occupé par Władysław IV Jagellon de Bohême (Władysław Jagiellończyk) : officiellement, elle était dirigée contre les Turcs, mais en réalité, il s’agissait surtout de contrebalancer le pouvoir des Habsbourg.
C’est vrai qu’il y a de très belles histoires franco-polonaises, mais en France on ne connaît que celles qui se sont déroulées en territoire français ou qui se rapportent directement à l’histoire française : Stanisław Leszczyński, Marie Leszczyńska, la Comtesse Hanska dans le tombeau de laquelle est inhumé Balzac, Maria Walewska, Marie Skłodowska-Curie à propos de laquelle Natacha Henry a rappelé récemment qu’elle avait une sœur Bronia qui l’avait précédée à Paris et que les deux sœurs se sont soutenues toute leur vie, y compris lorsque Bronia est retournée en Pologne. De même, je voue un sentiment de profonde reconnaissance à tous les Français qui soutinrent le mouvement « Solidarité » dans les années 1980 ; ils furent nombreux et il m’arrive d’entendre de leur bouche des récits poignants.
En France, on sait peu de choses sur les Français ayant émigré en Pologne à différentes époques de l’histoire, parmi eux on peut citer les huguenots au XVIIe siècle (ainsi, la famille Longchamps de Berrier comptera dans ses rangs des hommes politiques et des juristes éminents), les émigrés fuyant la révolution française au XVIIIe siècle (dont le futur roi Louis XVIII), mais aussi des inventeurs et des industriels tels que Philippe de Girard, l’inventeur de la machine à filer le lin qui s’installe en Pologne de 1825 à 1844 où il devient le cofondateur d’une société de tissage installée à Ruda Guzowska rebaptisée en son honneur Żyrardów (prononcer : Jeurardouf) et participera à l’insurrection de 1830. Charles de Gaulle a passé près de 20 mois en Pologne entre 1919 et 1921. De même, on connaît peu les Polonais ayant vécu et créé, été actifs en France lorsque leur action ne se rapporte pas directement à l’histoire française : j’ai déjà évoqué le cas de la Grande émigration, mais on peut dire la même chose de nombreux autres artistes, la liste est très longue et je me contenterai d’évoquer les peintres Anna Bilinska-Bohdanowicz, Olga Boznanska et Roman Kramsztyk, la dramaturge et actrice Gabriela Zapolska, les compositeurs Zygmunt Mycielski et Roman Palester. De même, les réalisations de la maison d’édition Kultura installée à Maisons-Laffitte mériteraient d’être beaucoup plus connues et reconnues en France. Dirigée par Jerzy Giedroyc, Kultura a été un lieu rassemblant les intellectuels polonais libres et en exil. De 1947 jusqu’en 2000, Kultura a publié un mensuel du même nom et fait paraître des centaines d’ouvrages scientifiques et littéraires dont de nombreuses œuvres-clefs de la littérature polonaise du XXe siècle.
Qui est Józef Piłsudski ? J’invite toutes les personnes intéressées par ce sujet à la table ronde que j’organise à l’Inalco, le 19 décembre à partir de 18 heures, mais aussi à la projection d’une pièce télévisée au musée des Invalides le jour précédent : http://www.inalco.fr/evenement/jozef-pilsudski-revolutionnaire-socialiste-stratege-chef-militaire-homme-etat-precurseur
https://institutpolonais.fr/objects/scene/mar–chal-2019.html
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