Mustapha Madi vous êtes sociologue et spécialiste de « la sélection et la marginalisation par la langue en Algérie ». Qu’entendez-vous par sélection et marginalisation ?
A cause de la politique linguistique non rationnelle, nous vivons actuellement une cassure, non seulement linguistique mais aussi et surtout référentielle. La marginalisation des diplômés arabisants dans le marché de travail et la ségrégation par la langue pratiquée dans les mécanismes des rouages pour la circulation des élites a conduit le pays a une guerre linguistique, référentielle et identitaire.
Paradoxalement, ce n’est qu’après 1962 que l’usage du français s’est étendu et l’utilisation de la langue française est devenue par la force des choses la langue de l’administration et de la communication scientifique.
Nous estimons que l’analyse sociologique de ce que nous appelons «la sélection et la marginalisation par la langue » est la démarche la plus appropriée pour saisir le rôle de la « Francophonie » et de « l’arabisation » en Algérie, non seulement en matière de promotion sociale des différentes couches et élites mais aussi et surtout en tant que facteur déterminant sociologiquement dans la circulation des élites au sein des institutions dominantes et hégémoniques (prise de décisions). Actuellement, avec l’arabisation totale et intégrale de l’enseignement primaire et secondaire, nous constatons une augmentation de ce que j’appelle la marginalisation par la langue.
Vous êtes arabisant et vous sentez plus à l’aise dans cette langue que dans le français. Est-ce un choix sociologique, politique ou seriez-vous la « victime » de la large vague d’arabisation lancée par le président Boumediene, notamment pour effacer les traces de la colonisation française ?
Je ne suis pas « victime » de l’arabisation, mais je suis victime de la politique de l’enseignement mise en place depuis l’indépendance. Je considère l’arabisation comme une démocratisation de l’enseignement. Tout le monde oublie que c’est grâce à cette arabisation que les enfants des paysans ont eu accès à l’école dans tout le pays.
L’enseignement du français comme langue étrangère va pratiquement disparaître. Ce décalage entre un enseignement secondaire arabisé et un enseignement supérieur francisé a causé des déperditions énormes et un taux de redoublement particulièrement élevé chez les étudiants des régions pauvres.
« Je ne suis pas « victime » de l’arabisation, mais je suis victime de la politique de l’enseignement mise en place depuis l’indépendance »
Dans le même temps, le gouvernement algérien rejetait l’idée de mettre à égalité les langues berbère et arabe. Peut-on penser que pour le gouvernement les Berbères peuvent être considérés comme des colonisateurs de l’intérieur ?
Oui, c’est la réalité depuis les années quarante avec le mouvement national et pas seulement depuis l’indépendance où l’Etat algérien rejetait l’idée de placer sur le même pied d’égalité les langues berbère et arabe. « Algérie algérienne » ou » Algérie arabo-musulmane » ? Tels sont les termes forts du conflit identitaire qui n’a cessé de se poser à l’époque, tout au long des étapes de l’évolution de notre mouvement national avec la crise berbériste de 1947-1949 en point d’orgue.
Actuellement, avec la reconnaissance de tamazight, comme langue nationale et officielle des normes d’écriture devaient être dégagées car elles conditionnent la création de tous les autres instruments de codification et de normalisation comme les dictionnaires, les grammaires, les règles d’orthographe, etc. Oublions la contestation politique et laissons la place au travail académique et considérons le tamazight comme langue de tous les Berbères et pas exclusivement des kabyles comme le pensent certains .
« Algérie algérienne » ou » Algérie arabo-musulmane » ? Tels sont les termes forts du conflit identitaire qui n’a cessé de se poser à l’époque, tout au long des étapes de l’évolution de notre mouvement national »
N’avez-vous pas l’impression que cette politique d’arabisation a eu un impact sur la culture, le livre et son expansion?
Certes, la politique d’arabisation a eu un impact positif sur la culture et surtout dans le domaine de l’éducation. C’est la langue de communication entre tous les pays arabes
Néanmoins, notre politique d’arabisation n’a pas été réalisée dans le cadre d’un projet de société moderne et rationnel. Si je prends la question de la traduction par exemple, un domaine complètement ignoré, la majorité des ouvrages traitant la pensée scientifique dans les sciences sociales n’arrivent que rarement en Algérie, en comparaison aux ouvrages religieux.
En Algérie (au Maroc et en Tunisie aussi), nous avons la chance d’avoir les meilleurs traducteurs du français vers l’arabe.
En 2001 vous écriviez dans la revue française « La Pensée de Midi » que, dans les années quatre-vingt, « la censure culturelle est érigée au rang d’institution, l’autocensure en principe moral et politique pour tous, et l’UEA se transforme en milice culturelle réprimant toute velléité d’une expression libre, sinon critique ». Diriez-vous que la situation a évoluée ? Et dans quel sens ?
Sans doute la situation a évolué énormément…pour l’anecdote après 1979, et pendant des années, une banderole affichée à l’entrée du siège du FLN mettait en garde «les ennemies du peuple» en ces termes : charte unique, parti unique, nation unique, pensée unique, langue unique, religion unique, et Dieu unique….et grâce à ce Dieu, les intempéries ont fait disparaître cette banderole avant même les événements d’octobre 88.
Cette période a connu une structuration et un encadrement pour le contrôle politique non seulement de l’université mais aussi et surtout de toute la sphère culturelle.
En 2010, à l’occasion du cinquantenaire de la mort d’Albert Camus, le projet d’une caravane devant circuler dans le pays en vue de faire mieux connaître la vie et l’œuvre de cet enfant du pays avait suscité une bronca de la part de certains écrivains algériens et d’autres personnes beaucoup moins impliquées dans la littérature ! Un texte, baptisé « Alerte aux consciences anticolonialistes » circulait alors pour dénoncer la « fête camusienne », synonyme, aux yeux de ses auteurs, d’une « réhabilitation du discours de l’Algérie française ». Vous étiez l’une des chevilles ouvrières de cette action… N’est-ce pas un peu rétrograde ?
Je ne suis ni romancier, ni critique littéraire. Mais comme un intellectuel qui pense librement, je suis contre la banalisation… et c’est l’élément déterminant qui m’a poussé à rejoindre les initiateurs de la pétition contre la célébration du 50è anniversaire de sa mort en Algérie, chose qui a gêné le pouvoir et je ne suis pas un plumitif du pouvoir, comme le prétend un certain philosophe français. Je suis pour la caravane qui fêtera l’honneur de la France : la France de Francis Jeanson, François Maspero, Claude Bourdet. La France des porteurs de l’espoir (valises) et les porteurs des idées justes.
Organiser une Caravane pour l’auteur de « l’enfant révolté » dans notre pays en vue de faire mieux connaître la vie et l’œuvre de cet enfant du pays, pourquoi pas . Je pense sincèrement qu’il est déjà bien connu chez notre génération et même celle de nos enfants dans nos écoles arabisées bien plus que nos romanciers. Ceux qui ne sont pas connus et ont besoin d’une caravane anticolonialiste pour la paix entre nos peuples français et algérien circulant à travers nos villes sont ceux qui ont lutté pour l’indépendance de l’Algérie et pas ceux qui on cherché en vain « la rationalisation du colonialisme ». Est-ce raisonnable d’oublier que l’auteur de «l’enfant révolté » a refusé de signer la lettre adressée au Président de la République française contre l’interdiction de la Question de Henri Alleg,
Pour notre génération, le « Réseau Jeanson » et « les porteurs de valises » sont des dénominations lourdes de symboles. Elles se rapportent à ces femmes et ces hommes d’une trempe exceptionnelle qui ont eu le courage de marquer leur refus de la colonisation. Camus nous reprochait d’avoir utilisé en premier la violence, mais le complexe du colonisé de nos « Camusiens » algériens voulaient lui organiser une fête pour faire oublier les justes français .
Bien que (vivant) né en Algérie, Albert Camus ne faisait pas partie de « la génération Algérie » au sens philosophique du terme, comme l’ont définit collectivement un groupe d’intellectuels dans le premier numéro de la revue Partisans .
« Je suis pour la caravane qui fêtera l’honneur de la France : la France de Francis Jeanson, François Maspero, Claude Bourdet. La France des porteurs de l’espoir (valises) et les porteurs des idées justes »
Voilà qui a le mérite de la clarté. Allons un peu plus avant… Il ne semble pas que vous soyez également opposé à la publication d’auteurs algériens en langue française. Pour autant, estimez-vous que Albert Camus, Emmanuel Roblès, André Chouraqui, Yves Saint-Laurent, Guy Bedos ou Jacques Derrida ne font pas partie intégrante du patrimoine culturel algérien ?
Oui, bien sûr, ma conviction a été toujours la suivante : pour bien contribuer a une arabisation scientifique et rationnelle et pour participer au développement de l’esprit scientifique et critique chez nos étudiants arabophones, il faut non seulement encourager la publications d’auteurs algériens en langue française mais aussi et surtout la publications d’auteurs français .
Concernant les auteurs qui ne font pas partie du patrimoine culturel algérien ou non ….vous avez cité Albert Camus, Emmanuel Roblès, André Chouraqui, Yves Saint-Laurent, Guy Bedos et Jacques Derrida mais vous avez oublier André Nouschi, natif de Constantine, A.Mandouz , Jean Senac et tous ceux qui étaient pour l’émancipation des peuples colonisés. C’est J.Sénac qui a dit « Je suis de ce pays. Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets […] » … Emmanuel Roblès aussi avait la même positon a travers ses écrits( Les Hauteurs de la Ville (1948).