Adeline Fleury : « Chacun doit comprendre ce qu’il perd vraiment lorsqu’il est quitté, l’autre ou une partie de soi-même »

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Journaliste au Parisien week-end, Adeline Fleury écrit au plus près des émotions, d’un style charnel, voire durassien où l’humour n’est jamais loin de la tragédie. Un grand roman dense et bouleversant qui mériterait un prix littéraire.

propos recueillis par

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D’où vous est venue l’idée de ce roman  « Je, tu, elle » (retrouvez la critique en cliquant sur ce lien) ?

J’ai vécu dans ma chair et dans mon âme une passion qui m’a bouleversée au plus profond de mon être, une passion qui m’a révélée, qui m’a fait entrer en connivence et connaissance avec moi-même. C’est très puissant, épuisant, mais tellement riche d’enseignements. Puis, du jour au lendemain, tout s’est arrêté, brutalement, violemment, aussi brutalement et violemment que cette histoire charnelle avait commencé. Très vite, encore sous le choc, sonnée, j’ai éprouvé le besoin de comprendre, de prendre du recul, d’analyser ce qui m’était arrivé. Alors j’ai commencé à écrire, à me souvenir, à raconter, à déconstruire cette histoire. D’abord comme un journal. Puis, je me suis dit qu’il fallait aller plus loin, sortir du côté introspectif, nombriliste, autofictif, pour chercher à toucher l’universel. Sortir du « Je » ou plutôt aller à la rencontre d’un « Je » universel. Cependant, il ne faut pas sous-estimer le pouvoir du « Je ». Parfois, un «Je » authentique, un « Je » qui ne triche pas, vaut tous les narrateurs à la troisième personne. Et puis, il faut avoir des tripes, et de l’audace pour offrir son « Je » ainsi. J’admire les romancières du « Je », comme Annie Ernaux, ou Christine Angot. Pour autant, j’ai choisi de déconstruire ce « Je » en « tu » et en « elle », pour avoir tous les enjeux de cette histoire.

 

« Il faut avoir des tripes, et de l’audace pour offrir son « Je » ainsi. J’admire les romancières du « Je », comme Annie Ernaux, ou Christine Angot »

 

Vous avez choisi de commencer par la fin d’une liaison (la narratrice sait que l’amour est mort : « il ne reste qu’un gisant ») : pour quelle raison ?

Comme pour un livre qui raconterait un drame, qui traiterait par exemple d’un fait divers, j’ai trouvé plus intéressant de partir de la fin en quelque sorte. Ce qui m’importait était de comprendre pourquoi cette histoire passionnelle était vouée à l’échec. Plutôt que de la dérouler de manière classique, et peut-être plus convenue. Par ailleurs, j’aime les personnages fissurés, fracassés par la vie, tout le temps sur le fil de leurs émotions, borderline, à la croisée des chemins, prêts à basculer du côté du drame. Sur le plan romanesque, c’est beaucoup plus riche, beaucoup plus vibrant.

 

« J’ai voulu ainsi apporter une dimension un peu étrange, basculer dans le thriller psychologique et érotique, en introduisant un concentré de sexe, de schizophrénie ou au choix de gémellité troublante »

 

Est-ce pour montrer le décalage entre les trois personnages que vous avez choisi de leur donner la parole ?

On entre dans le livre par un prologue à la troisième personne, pour poser le décor émotionnel et les enjeux psychologiques du livre. « Elle » est là sur cette plage, « elle » peut sortir de n’importe où, venir de n’importe quelle ville, peu importe, « elle » est une femme cabossée, elle a passé des jours à tenter de se laver de sa passion, à sortir cet homme de sa peau, « elle » essaie tant bien que mal de remplacer une obsession par une autre, alors elle pêche, elle gratte dans la vase, dans le sable, pour débusquer des palourdes, là elle ne réfléchit plus, là elle se reconnecte avec ses sens, avec son corps, avec elle-même. Elle se sent prête à retourner à la ville, à affronter une dernière fois l’objet de sa passion, pour enfin tourner la page. Et là, « elle » redevient « je ». Elle n’a plus de distance. « Je » est consciente de son obsession, de sa quasi pathologie, « je » veut revoir une dernière fois son homme, c’est un besoin impérieux pour sauver sa peau. Dans cette première partie, j’ai intégré des respirations dans ce soliloque, des passages en italique qui racontent quelques moments forts de cette histoire d’amour, des moments clés de leur intimité, le tout pêle-mêle, pas forcément dans un ordre chronologique. C’est ainsi avec la mémoire des émotions : elle n’est pas linéaire, ce sont des flashes, comme des shoots d’amour pour alterner avec ce « Je » souffrant. Puis m’est venue l’idée du « Tu », la nécessité d’introduire une deuxième personne, le « tu » masculin. Il me semblait incontournable de me projeter dans la tête d’un homme, ce « tu » que la narratrice désigne, non par désir de vengeance, mais au contraire pour comprendre la palette complète des enjeux dans ce couple. Ce « tu » ne pouvait plus supporter cette femme absolue, cette femme ultra désirante, cette femme dévorante. Enfin, vint le « Elle », le « elle » de l’Actrice, cette « Autre », à la fois désirée, et jalousée, cette « Autre » qui pourrait être aussi bien le double de ce « je ». Car c’est aussi un livre sur le double, le je/jeu dans le miroir. J’ai voulu ainsi apporter une dimension un peu étrange, basculer dans le thriller psychologique et érotique, en introduisant un concentré de sexe, de schizophrénie ou au choix de gémellité troublante. J’ai beaucoup lu sur le sujet, en philosophie, en littérature. La figure du double, la gémellité est très présente dans la littérature, elle traduit une angoisse d’identité, une angoisse qui touche à l’âme et au corps, à ses limites, à son apparence visuelle, à sa maîtrise. Le dédoublement de personnalité comme une aliénation, le dédoublement comme une façon aussi de mettre à distance un conflit interne. Le double, le reflet, le jumeau sont un formidable objet d’étude pour les psychanalystes et les philosophes. Otto Rank a signé l’étude la plus connue sur le sujet, « Don Juan et le Double » (Payot). Le psychanalyste autrichien met en rapport le dédoublement de personnalité avec la crainte ancestrale de la mort. Le double que se représente le sujet serait un double immortel, chargé de mettre le sujet à l’abri de sa propre mort. C’est un peu ce qui se joue dans « Je, tu, elle ». Pour Rank, les jumeaux symbolisent le dualisme de l’âme. « Le jumeau est la réalisation d’un homme qui a amené avec son Double visible, c’est-à-dire la partie immortelle de son âme, d’où l’attribution aux jumeaux de forces surnaturelles et leur rôle de bâtisseurs de villes, d’où la manifestation de la rivalité entre l’original et le double dans le meurtre de l’un par l’autre. » La nécessité d’abandonner le double pour revenir à soi. C’est ce que décrit aussi le philosophe et spécialiste de Schopenhauer, Clément Rosset dans son essai « Le réel et son double » (Folio) : « La réconciliation de soi avec soi a pour condition l’exorcisme du double. »

 

Avez-vous voulu faire une autopsie de la passion afin de montrer qu’elle s’autodétruit ?

La passion a cette double particularité de se sentir pleinement vivant et en même temps à tout moment on a peur que ça s’arrête, la pulsion de mort guette, elle est tapie derrière chaque instant de plaisir. La passion n’est pas faite pour les sages, pour les âmes apaisées, elle retourne tout, rend surpuissant, invincible tout autant qu’elle accable, achève, met à terre. Dans la passion, nous vivons à trois cents à l’heure, tout en sachant que nous fonçons droit dans le mur : ça brûle, c’est ardent, c’est un plaisir qui fait délicieusement souffrir. Dans la passion, il y a quelque chose de l’ordre du masochisme. On joue avec nos limites, on frôle l’absolu, et donc cela a un léger goût de mort. C’est très paradoxal la passion : vibrer comme jamais, sortir de soi, et donc quelque part jouer avec la mort.

 

 » Je crois qu’il peut y avoir de la passion sans amour, je veux dire
de la passion sans amour apaisé »

 

 

Diriez-vous que la passion vient d’un manque intérieur, de l’attente utopique que l’autre pourrait le combler ?

Totalement. Chacun doit comprendre ce qu’il perd vraiment lorsqu’il est quitté, l’autre ou une partie de soi-même. Souvent on aime par passion narcissique, car l’autre fait sortir le meilleur de soi-même. Du coup, lorsqu’il s’échappe, il part avec une partie de soi. Nous nous définissons alors par l’absence et par la perte. « Il n’y a pas de résolution miraculeuse à l’abandon », écrit Anne Dufourmantelle dans « En cas d’amour ». Il faut donc accepter le concept très freudien de répétition, et de volonté de retour du traumatisme, et reconnaître qu’on y ressent du plaisir, sans masochisme aucun. Nous méritons notre abandon. Revivre l’abandon encore et encore comme l’on se jette dans les bras d’un homme pour gommer le désir d’un autre. Se vautrer dans l’abandon pour le dissiper dans la répétition. Tout comme l’artiste a besoin de revivre l’abandon pour expérimenter le rapport avec ce « je est un autre » condition sine qua non pour créer.

 

La passion naît-elle d’une illusion entre deux solitudes, deux êtres étrangers à eux-mêmes : « chacun enfermé dans sa propre souffrance » ? Comme disait Lacan : « L’amour c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »

  • Je pense avoir écrit un livre plus sur la passion que sur l’amour, même si les deux sont étroitement liés, mais je crois qu’il peut y avoir de la passion sans amour, je veux dire de la passion sans amour apaisé. En ce sens, Lacan parle plus de la passion que de l’amour. Oui, l’objet de la passion est souvent fantasmé, ou alors « surinvesti », comme c’est le cas dans « Je, tu, elle ». Je te veux à tout prix, je te veux pour combler le manque, je te veux par désir égocentré, autocentré. Je me vautre dans la passion pour m’aliéner, pour me fuir et en même temps pour me retrouver, tout cela est troublant et paradoxal.

 

Pensez-vous que la passion suscite fatalement le besoin de se faire souffrir – la narratrice dit « elle, elle choisit de se briser elle-même » –, de s’anéantir – « la mort plane sur leur couple » ?

Comme je le dis plus haut, la passion fait souffrir, c’est même une tautologie, un truisme, et on prend du plaisir dans la souffrance, la passion est un peu masochisme ; dans la passion on vibre, on jouit, on se surpasse, on joue avec ses limites, on sort de soi, on prend des risques, et donc celui de se casser la gueule, de se faire du mal. La passion, c’est vertigineux.

 

En quoi la passion est-elle « un piège qu’elle s’est elle-même fabriquée » ? Une religion ?

Ma narratrice s’enferme dans la passion, elle a peur d’en sortir, de retourner à la vie d’avant, celle sans désir, atone, sans souffle, sans élan. Et en même temps, c’est un piège autodestructeur. Quand je parle de « religion », « d’entrer en religion », je parle de « religion du désir », je compare cela aux béguines qui entrent dans les ordres. Ma narratrice n’avait jamais connu l’orgasme, le plaisir charnel qui retourne. Quand elle jouit pour la première fois, qu’elle se laisse aller dans les bras de cet homme électrochoc, elle embrasse une nouvelle phase de sa vie, elle ne peut plus se consacrer qu’à cela. Elle est soumise à un putsch du corps sur l’esprit. Elle ne peut plus se consacrer à autre chose, elle est amante à plein temps.

 

Il y a un peu de « Passion simple » d’Annie Ernaux dans votre roman. Pourquoi l’attente est-elle au cœur de ce drame du désir ?

J’aime beaucoup les livres d’Annie Ernaux, et « Passion simple » en particulier, tout comme « Un Amour Impossible » de Christine Angot. Ernaux dresse le rapport quasi clinique d’une passion dévorante vécue par une femme qui ne vit plus que dans l’attente de l’autre. Elle est totalement aliénée. Chez Angot, la mère est aussi dans l’attente de cet homme séduisant, d’un autre milieu social, qui bouscule l’ordre établi. Toutes deux souffrent mais aiment. Dans « Je, tu, elle », la narratrice n’attend plus rien, elle sait que tout est derrière, mais elle souhaite revoir son amour une dernière fois pour tourner la page, se confronter à lui, mais elle et lui tombent à nouveau dans le piège du désir, ils sont aimantés, c’est plus fort que tout, ils le disent « va te faire foutre la raison », et quelque part ils signent leur arrêt de mort.

 

Le triangle amoureux décrit par René Girard explique dans « Mensonge romantique et vérité romanesque », paru chez Grasset, n’est-il pas à l’origine du désir ?

Oui, Girard l’a très bien théorisé : à l’origine du désir il y a un triangle, un sujet, un objet, et selon Girard un médiateur, un vecteur, qui dit ce que l’autre doit désirer. Dans le désir de l’autre, il y a le désir selon l’autre, ou désir mimétique, de posséder ce que l’autre possède, et ainsi né un conflit qui fait que le désir grandit.

 

Quel est l’état d’esprit de l’amant ? S’est-il senti dominé, dépassé par cette femme qui veut tout ?

« Tu » est totalement dominé par cette femme absolue, par cette femme qui se dédouble. A mesure que leur désir croît, il perd de l’audition, il a des vertiges, des otites à répétition. Il la veut mais il ne peut plus la supporter, elle le bouffe. J’ai voulu montrer à quel point le désir féminin est surpuissant, à quel point les hommes ne peuvent rien face au désir féminin, c’est pourquoi depuis des millénaires, on cherche à étouffer ce désir, à l’annihiler tant il est immense et à l’origine de la vie. Et quand il s’exprime pour un autre usage que la procréation, il fait peur.

 

« La société de consommation diffuse une injonction à jouir, au sens performatif du terme »

 

 

Pourquoi est-il tiraillé entre deux femmes ?

C’est l’éternel problème de la maman et de la putain. D’un côté, il a besoin d’une femme qui le rassure, qui l’apaise, une femme « confortable » et en même temps, il aspire à vibrer, à jouir. Il a besoin d’être le point de convergence de ces deux femmes, ou de cette femme double.

Couverture « Je, tu, elle » (Editions François Bourin)

Parlez-nous de l’Actrice, de l’Autre ?

L’Actrice est un peu le miroir du Je, un autre inversé quelque part, une femme très ancrée dans le réel, maman de deux petites filles, et en même temps « Elle » est dépositaire de l’histoire de « Je » et de « Tu ».

 

Le roman se termine par une libération : quel est le secret pour guérir d’une passion ?

Oui, la fin du roman est solaire, elle offre l’image d’une femme réconciliée, libérée de ses obsessions, de tous les poids, en accord avec elle-même, bien dans son corps. Elle a traversé tous les stades de la passion, pour s’en libérer, guérir. Mais je ne prétends pas détenir une quelconque recette de la passion, et encore moins les clés pour guérir d’une passion. Quand elle se présente à vous, il faut accepter de la vivre pleinement tout en ayant conscience des risques que cela induit.

 

La narratrice avoue que cette rencontre lui a permis de « sortir de ces années frigides », pensez-vous que, comme beaucoup de femmes, elle s’est longtemps sentie honteuse de ne pas éprouver de jouissance avec un homme ?

Je ne parlerais pas de honte, ni de culpabilité, mais d’une prise de conscience d’être passée totalement à côté de sa féminité pendant des années. Et c’est très difficile dans une société où « tout le monde jouit », dans les films, à la télé. La société de consommation diffuse une injonction à jouir, au sens performatif du terme. Prenez les magazines féminins par exemple : tous les étés, ils proposent des titres comme « les dix clés pour atteindre le 7e ciel » ou « l’orgasme à tout prix », ou le manuel du bien jouïr, sauf que l’orgasme est rarement décrit, et donc on ne sait pas ce que l’on met derrière ce mot. Par conséquent, quand on ne jouït pas ou on « jouït mal » on a l’impression d’être larguée, de ne pas faire partie de cette « grande fête », si je caricature de ce « grand coït national ».

 

Parlez-nous de votre livre « Petit éloge de la jouissance féminine », paru aux éditions François Bourin en 2016, qu’avez-vous voulu dire aux femmes ?

Ce livre part d’une phrase choc, d’un constat : « Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’une femme lorsqu’elle jouit pour la première fois ? » en l’occurrence tardivement, à 35 ans. J’ai cherché par ce livre à dédramatiser l’orgasme, et surtout le fait de ne pas y arriver. En même temps, j’ai voulu montrer à quel point quand cela arrive vraiment -je parle d’orgasme qui retourne, quelque chose de si puissant qu’il fait sortir de soi-, c’est un bouleversement, une révélation. Jouir rend forte, jouir renforce. C’est un plaidoyer de l’émancipation par le corps.

 

Vos romans préférés d’auteurs morts ou vivants ?

Je lis énormément, pour mon travail, et je n’ai pas envie de mettre en avant des ouvrages de la rentrée littéraire, pas plus que des classiques incontournables. J’ai été marqués par un texte très fort, très puissant d’une auteure marocaine, Siham Bouhlel « Et ton absence sera fera chair » chez Yovana Edition. Elle sonde au plus profond sa douleur, dans sa chair pour tenter de dépasser la perte de son compagnon, le militant des droits de l’homme, Driss Benzekri, disparu en 2007 des suites d’un cancer. Elle remue là où cela fait mal pour sublimer l’amour fou qui les lie encore par-delà la mort. C’est d’abord par le charnel qu’elle tente de surmonter. En caressant, malaxant, palpant son corps en deuil, elle cherche à comprendre comment la présence de l’amant pouvait changer la signification de son corps, comment son absence peut l’anéantir. Ce livre m’a bouleversé. De même, le livre de Frédéric Aribit, « Le Mal des ardents », sorti chez Belfond en 2017. Une ode à la vibration, à l’urgence de s’emplir de vie et de poésie. Un magnifique livre sur l’ardeur et la passion. En une phrase, cet auteur talentueux nous emporte : « Quand je suis entré en elle, je crois qu’elle brûlait ».

 

« Je, tu, elle», d’Adeline Fleury
Editions François Bourin
272 pages, 19 Euros

 

(crédit photo à la une : Adeline Fleury, © Patrick Fouque)

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