Rachid Sidi Boumedine : « Le béton ne se coule pas seul et ce n’est pas lui le meurtrier de la beauté »

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Sociologue et urbaniste algérien, Rachid Sidi Boumedine est l’auteur d’un plaidoyer architectural très remarqué dans son pays et au-delà. Urbaniste et sociologue il a occupé de nombreuses fonctions de responsabilité ou d’expert dans des organismes d’urbanisme, notamment le Comedor (Comité permanent d’Etudes, de développement, d’organisation et d’aménagement de l’agglomération d’Alger) et l’Agence d’Urbanisme d’Alger.

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A quel moment les fonctions d’urbaniste et de sociologue vous sont-elles apparues comme indissociables ?La relation entre les deux n’est pas biunivoque en ce que le sociologue peut se passer de l’urbanisme, mais l’inverse n’est pas vrai. Je trouve profitable cette schizoïdie qui me permet de collaborer loyalement à l’urbanisme, en tant que sociologue mais me permet de garder un œil critique sur les pratiques des institutions et de leurs agents dont moi-même, en ayant à l’esprit les limites de validité de leurs présupposés et de leurs actions.L’urbanisme étant une écriture de l’espace, les urbanistes ne devraient-ils pas connaître mieux l’écriture du présent, de l’histoire et des hommes ?Oui comme toujours, la connaissance du passé et des actions des hommes dans l’histoire est très utile, en termes d’économie d’erreurs.. Mais qui donc tire réellement les leçons du passé, surtout si elle n’abondent pas dans son sens ? Cependant, les  enjeux du moment me semblent primer sur toute autre considération dans les pratiques des acteurs publics et privés. Il n’en demeure pas moins que les habitats anciens, des deux côtés de la Méditerranée, sont porteurs de leçons en matière d’échelle comme de d’agencement des espaces de proximité, en ces temps de recherche sur une ville plus « intelligente ».Qu’entendez-vous par ville plus « intelligente » ?J’avais écrit dans un texte, que j’ai publié depuis, dans un chapitre consacré aux tissus traditionnels, que le sentiment de familiarité (et de confort physique et visuel) que l’on ressent quand on passe de la Casbah à un village kabyle ou des Aurès et d’un ksar du Sud, tient beaucoup au fait que le code  de l’urbanisme ancien. Ce code date de plus de mille ans et il est appliqué au Maghreb non pas à bases géométriques (servitudes d’alignement, largeur et hauteurs de constructions, etc.) mais d’abord sous forme de code de bonne conduite entre occupants de la ville, du voisinage proche, immédiat en tenant compte des conditions même de circulation/croisement  dans les rues selon leur statut d’appropriation.Il existe des règles plus fines qui gouvernent les relations du voisinage immédiat : ne pas avoir regard sur les voisins, ne pas avoir de porte face à celle du voisin, etc. J’ai eu absolument le même sentiment en passant dans les villages qui vont de la région de Manosque, Sisteron, Digne. Je suis persuadé qu’un petit travail ethnologique/anthropologique sur ces architectures villageoises ferait surgir ce code, les similitudes physiques. Il ne faut pas oublier l’utilisation des sites, l’adaptation aux courbes de niveau, la compréhension de la loi de la gravité dans le tracé des voies pour les écoulements, l’exposition au soleil. J’ai toujours rêvé de faire une telle approche comparative mais je n’ai pas la base financière pour y parvenir. Elle donnerait des résultats splendides et feraient voler en éclats bien des barrières et des idées reçues.

 

« Bétonvilles contre Bidonvilles – Cent ans de bidonvilles à Alger (© Apic Editions)

 

Jean-Jacques Rousseau estimait que les habitations font la ville mais que les citoyens font la cité… Qu’en pensez-vous?

Vous en arrivez à un aspect essentiel, à savoir la séparation entre la ville comme produit et les citoyens/acteurs/utilisateurs qui, par leurs pratiques font la vie de la ville, lui donnent sa substance et son cachet, même si le concept de « citadinité » est d’une grande ambiguïté du fait de son ambivalence. Le fait que cette « couleur » donnée à la ville par ses habitants change avec sa composante, surtout dans le cas de sa croissance rapide, comme dans le cas des villes du Maghreb, engendre des changements qui ne sont pas toujours appréciés, conduisant à des stigmatisations hâtives qui ont pour fondement caché les la concurrence entre groupes quant à l’accès aux services et aux biens que prodigue cette ville matérielle.

En fait l’urbanisme peut engendrer le meilleur comme le pire quand il devient comme vous l’avez écrit « une prédation méthodique »?

L’urbanisme, comme pratique institutionnalisée n’est un bien ni un mal en soi, mais il ouvre la porte aux forces sociales en présence. Parmi celles-ci il y a celles qui occupent une position dominante en mettant à leur service les lois en vigueur, les mécanismes économiques ainsi que les réseaux relationnels (capital social) pour créer et capter les rentes différentielles produites sous couvert de cet urbanisme.

Quel est votre sentiment face à l’Algérie où le béton incontrôlé tue la lumière et l’harmonie du pays ?

Le béton ne se coule pas seul et ce n’est pas lui le meurtrier de la beauté. N’oublions pas les périodes où ce béton était célébré comme une nouvelle beauté ! Mais il est coulé par des acteurs mus par des logiques de recherche immédiate de résultats, citoyens de base ou organismes obsédés par les nécessités de loger le plus grand nombre. Ne trouve-t-on pas actuellement un certain charme aux favelas ? C’est dire que notre vision des résultats au plan de l’esthétique ne devrait pas être aussi définitive dès lors que peut surgir le moment où toute les subtilités des arrangements actuels ne paraitront plus comme un « chancre » mais comme un produit historiquement daté et doté de sa beauté propre et d’harmonies…invisibles pour le moment à nos yeux.

Aux « arabisances » coloniales succèdent les « bétonades » actuelles… Et Alger étouffe faute également d’identité…

C’est un raccourci. Il s’est passé beaucoup de temps chronologique et historique entre les deux, près de cent ans ! Il y a eu, curieusement de nouvelles « arabisances » post Indépendance, notamment dans les bâtiments publics, au nom d’un retour à un authenticité fantasmée. La  » bétonade  » date de la moitié des années quatre vingt dix, au moment de recherche d’une réponse quantitativiste au problème du logement. Cette période correspondait également à un déni de la nécessité de penser les actions de manière transversale et de créer de meilleures conditions de logement. Mais cette massification  constitue aussi un gisement de rente non négligeable et dont les effets pervers (couplés à la répétitivité à l’infini de typologies architecturales limitées) a certainement joué, car la réduction des coûts obtenus accroît aussi les marges des prélèvements.

 

  • *  « Bétonvilles contre bidonvilles. Cent ans de bidonvilles à Alger ». Rachid Sidi Boumedine, APIC Editions, 2016, 314 pages

 

 

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