Toute la force de l’action et de la pratique pour une exposition exceptionnelle pour cet artiste discret dont l’œil fuse sur ses tableaux où se côtoient le quotidien et l’espoir que tout artiste porte un peu en lui ! On retrouve parfois des réminiscences heureuses des anthropométries et ses monochromes d’Yves Klein et la musique jazzie d’une John Cage rivalisant d’audace avec Coltrane. Des bleus à lame ! Des bleus à l’homme.
Michel Carlin, vous peignez depuis plusieurs décennies. Y a-t-il eu un élément déclencheur qui vous a persuadé de prendre des pinceaux, des couleurs et de vous confronter à votre première toile ?
Je suis un enfant de la guerre, j’ai vécu sur place le bombardement de Chambéry en 1944. Bien sûr, c’était la première fois que je voyais des corps brûlés et mutilés. Plus tard, à l’école communale, j’ai trouvé un petit livre sur Van Gogh qui m’a bouleversé. Bien vite, j’ai été épris de liberté : j’ai fait l’école buissonnière, je me réfugiais dans la campagne pour peindre des aquarelles que je faisais disparaître dans les pierres d’un vieux mur pour ne pas laisser de traces quand je rentrais avec mon cartable à la maison.
Ma première toile, je l’ai peinte en 1952 dans un atelier des Beaux-arts de Grenoble.
Des grands maîtres de rencontre ou de découverte vous ont-ils définitivement inspiré ?
En 1953, j’ai rencontré à Biot, chez le céramiste Roland Brice, le peintre Fernand Léger qui m’a proposé de corriger mes dessins si je me décidais à poursuivre des études d’art à Paris. J’ai pu le revoir deux ou trois fois dans son atelier où il m’a donné les premiers rudiments du dessin. En 1955, à Vallauris, j’ai fait la connaissance d’André Villers, le photographe des peintres. Grâce à lui, j’ai pu approcher Picasso qui lui aussi m’a encouragé dans mon travail.
Pourriez-vous définir brièvement les grandes périodes de votre évolution et leur matérialisation graphique et picturale?
En 1960, je me suis inscrit dans l’héritage des grands artistes comme Léger, Picasso, Matisse… C’était trop lourd pour le jeune peintre que j’étais. C’était l’époque en France des peintres abstraits (Manessier, Bazaine, Bissière…), leur grande influence sur les jeunes peintres ne m’attirait pas (ni d’ailleurs le Pop’Art d’Andy Warhol ou le réalisme socialiste). En revanche, Yves Klein, mort quelques années auparavant, m’intéressait davantage avec ses anthropométries et ses monochromes. C’est ainsi que je réalisais mes premières toiles monochromes blanches. Je n’avais pas, à cette époque, la maturité nécessaire pour vider la peinture de son contenu émotionnel. Jacques Lepage m’avait proposé d’adhérer au mouvement Support-Surface à Nice mais je ne me sentais pas prêt à rentrer dans un courant actuel.
Le peintre qui m’a le plus fasciné a été Ad Reinhart mais sa discipline était trop stricte. Ceux qui m’ont le plus influencé ont été Barney Newman, Robert Ryman et le musicien John Cage.
1965, ce sera la rupture avec Picasso qui, lors d’une exposition commune avec les jeunes peintres méditerranéens, me reprochera de faire une peinture « trop intellectuelle ». Édouard Pignon et sa femme Hélène Parmelin prendront ma défense ainsi que le peintre Magnelli. Ce dernier m’encouragea à poursuivre cette peinture blanche et silencieuse.
Vous avez beaucoup travaillé sur le thème des migrants. Est-ce une inspiration factuelle ou une réalité du moment activée par des réminiscences jusque-là enfouies en mémoire ?
Depuis les années 1978-1980, ma peinture est peu à peu devenue figurative avec pour thème « Les Mémoires de corps ». Le thème des migrants se fera de lui-même lorsqu’en 2014 je me rends dans le nord de la France et aperçois Sangatte. Tout d’abord c’est l’indignation et la colère et c’est avec un cri de rage que j’ai peint ces tableaux. Pourtant, je n’ai pas représenté la réalité car toute peinture même figurative ne peut être un reportage photographique. C’est au peintre d’avoir la capacité d’imagination pour donner au tableau toute sa dimension tragique sans avoir recours à l’image pathétique du sujet. Seul, le titre peut donner au spectateur une possibilité d’imaginer le drame par la pensée et par son propre imaginaire.
Pourquoi vos personnages sont-ils fréquemment étêtés ?
Les sujets représentant le corps, à partir des années 80, ne s’embarrassent pas de la figuration académique. Quand je peins mes torses d’hommes, je veux juste donner une impression de torse. La peinture fonctionne mieux plastiquement sans les têtes (rien à voir avec la décapitation). Matisse disait : « Je ne peins pas un nu, je fais un tableau ».
Vous exposez actuellement à Seillans, petit village provençal et varois. Est-ce un hasard ? Un choix délibéré ?
Ce n’est ni un choix, ni un hasard, c’est tout simplement l’invitation de l’adjoint à la Culture qui m’a proposé d’exposer à la Maison Walberg. J’ai accepté, sachant que Max Ernst avait vécu ses dernières année dans ce village du Var… Et que l’étage, au-dessous de mon exposition, renferme la collection des gravures et lithographies de ce grand peintre.
Pourquoi ce clin d’œil à Max Ernst ?
C’est vrai que dans plusieurs toiles exposées, il y a des clins d’œil à Max Ernst : je les ai laissés filtrer dans des détails pour les initiés que sont les visiteurs de Max Ernst. Ce dernier est un de grands peintres qui avec Marcel Duchamp, Man Ray, Picabia ont contribué à la naissance de l’art contemporain dans le monde d’aujourd’hui.
Aujourd’hui, comment qualifieriez-vous votre peinture ?
Comment qualifier ma peinture ? Ce n’est pas à moi de répondre. Je laisse cela à un critique d’art averti !
Je sais seulement que ce qui me pousse à continuer à peindre, c’est le vertige de l’inconnu, celui de vouloir dépasser le rêve.
(crédit photos : © Exposition Michel Carlin et © Michel Carlin)