Danièle Masse : « On oublie trop souvent que se déraciner est un drame »

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(Propos recueillis par Jean Floriana) Dans son dernier livre, Danielle Masse parle d’une histoire ancienne qui est finalement très contemporaine : l’histoire de l’exil d’un peuple. Un récit riche de références historiques, qui est le fruit d’un long et passionné travail de recherche. Putsch a rencontré l’auteur.

propos recueillis par

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Vous êtes spécialiste des voyages au XIXème siècle en Orient, et de l’Algérie. Y-a-t-il eu un lien, une passerelle entre vos travaux et ce livre de l’exil ?

Même si nous avons voyagé en Orient bien avant le XIXe siècle, ce sont les Romantiques qui ont utilisé les premiers le terme de « voyage en Orient ». Ils s’y rendaient à la recherche d’un exotisme et d’un orientalisme qui relevaient plus du fantasme que du désir de rencontrer l’Autre. Peintres et écrivains traversaient la Méditerranée en quête de sujets narratifs et picturaux, nourris de la charge fantasmatique que représentait l’Orient musulman à cette époque : un univers rêvé, mythique, voire mystique pour un Chateaubriand en Terre Sainte par exemple. Dans l’Europe corsetée du XIXe siècle, le harem passait pour le lieu de tous les plaisirs interdits et la femme orientale l’objet de tous les désirs. L’Algérie coloniale n’a pas échappé à cette vision imaginaire de la plupart des voyageurs de l’époque. J’ai découvert très tôt l’œuvre d’Isabelle Eberhardt qui apportait un regard différent sur ce pays, s’attachant plus à donner à voir la réalité d’une culture arabo-musulmane certes dominée mais vivante et résistante. Méditerranéenne et voyageuse, mon souci a toujours été de jeter des passerelles entre les deux rives, d’aller à la rencontre de cultures différentes et pourtant si proches de nous souvent ! L’exil est un thème qui me concerne depuis longtemps. Lorsque j’étais enseignante, une de mes élèves d’origine marocaine m’a fait cette réflexion que je n’ai jamais oubliée : « Le seul endroit où je me sens chez moi c’est sur le bateau ». Elle voulait dire que ni la France où elle était née ni le Maroc, la patrie de sa famille, n’était son pays. Condamnée à l’errance en quelque sorte. Ayant des attaches personnelles en Corse, l’histoire de l’exil des Grecs sur cette île ne pouvait que m’intéresser. Finalement, le voyage en Orient et en Algérie ainsi que l’exil au sens large participent d’un mouvement qui, s’il n’a pas les mêmes motivations, conduit les êtres humains au déplacement depuis la nuit des temps.

Y-a-t-il eu un élément déclencheur pour vous lancer dans ce travail d’histoire et de mémoire qui se retrouve dans votre livre sur le long exil des Grecs à partir du XVIIe siècle ?

Je connais bien Cargèse fondé par les Grecs à la fin du XIXe siècle après bien des complications. Leurs descendants vivent toujours au village et l’église grecque est une de ses curiosités. Je savais superficiellement leur histoire mais quand je m’y suis penchée de plus près, cette histoire a fait écho à d’autres voyages, d’autres exils, d’autres souffrances… Les détours inconscients de la mémoire réservent souvent des surprises !

C’est là un travail historique qui a du vous demander beaucoup de recherches…

C’est un travail de longue haleine mais qui doit beaucoup à l’un des descendants du clan principal de ces Maniotes venus du Péloponnèse, les Stephanopoli de Comnène. Michel Stephanopoli de Comnène, qui vit une partie de l’année à Cargèse, a réuni les archives de sa famille auxquelles j’ai pu avoir accès. Ce qui a grandement facilité mes travaux.

« Sans aucun doute. La migration est la condition de l’humanité au moins depuis Homo Sapiens il y a 200.000 ans »

Diriez-vous qu’il y a des points communs entre ces « douloureux exils » que vous décrivez et ceux que nous vivons actuellement en Méditerranée ?

Sans aucun doute. La migration est la condition de l’humanité au moins depuis Homo Sapiens il y a 200.000 ans. C’est à partir de son berceau africain que l’être humain a progressivement peuplé le monde se déplaçant d’abord pour fuir les changements climatiques puis pour chercher des terres fertiles, pratiquer l’agriculture et le pastoralisme. Il n’y a qu’à lire la Bible pour constater que les transhumances et les déplacements ne datent pas d’aujourd’hui… Leurs causes varient selon les époques mais elles se répètent périodiquement. Des guerres aux problèmes socio-économiques en passant par les changements climatiques, les êtres humains se mettent en mouvement, en recherche de meilleures conditions de vie. En ce qui concerne les Maniotes du Péloponnèse, c’est l’oppression ottomane qui les a contraints à quitter leur patrie. Un acte que l’on n’accomplit jamais dans la joie. On oublie trop souvent – y compris de nos jours – que se déraciner est un drame.

Pourtant, dans le cas des Grecs fuyant l’empire ottoman, il n’y a pas vraiment de problème de culture ou de religion entre les exilés et ceux pouvant les accueillir…

En apparence les différences sont minimes en effet. D’autant plus que de nombreux Grecs étaient déjà installés à Venise et à Livourne depuis le Moyen Age… Mais ces «Orientaux » sont orthodoxes et pour le pape de Rome ils doivent se soumettre au rite latin. D’autre part, ils descendent des anciens Spartiates, peuple guerrier, et restent donc une menace inconsciente dans les mentalités du XVIIe siècle. Surtout ils viennent d’ailleurs, motif suffisant pour les rendre suspects, attitude que l’on retrouve à toutes les époques : ce qui est étranger, inconnu, fait peur.

Vous êtes spécialiste des voyages et voyageurs au XIXème siècle… Voyez-vous des points communs entre cette thématique, celle des Grecs peuplant Cargèse et les migrants essayant de franchir la Méditerranée ?

Le point commun entre les voyageurs du XIXe siècle, l’exil des Grecs de Cargèse et les migrants d’aujourd’hui est la Méditerranée. Les voyageurs occidentaux du XIXe siècle allaient « vérifier » leurs fantasmes et nourrir leur imaginaire, leur voyage était touristique en quelque sorte et leur traversée de la Méditerranée n’avait rien de dramatique à part le risque d’essuyer une tempête. Les Grecs ont quitté leur pays un peu dans les mêmes conditions que les migrants d’aujourd’hui : sur un bateau trop petit pour transporter 600 personnes – une centaine mourut durant la traversée – dans une promiscuité et des conditions d’hygiène effroyables. Sans parler des dangers d’être enlevés par les pirates barbaresques et vendus comme esclaves sur les marchés orientaux. Ce qui est d’ailleurs arrivé à quelques 200 Grecs partis peu de temps avant ceux dont je parle. Les migrants d’aujourd’hui connaissent les mêmes situations dramatiques : ils sont rackettés par des passeurs, parqués et traités en esclaves, les femmes sont violées et les conditions de la traversée maritime sont inhumaines… L’histoire des plus pauvres condamnés à l’exil est un éternel recommencement.

« En d’autres temps on a pourtant assisté à l’intégration d’autres communautés, les Italiens au début du XXe siècle, les Espagnols fuyant le fascisme en 1936, les Boat People dans les années 1970… »

On a l’impression que dans les deux cas, ceux qui assistent à ces vagues d’immigrés -qu’ils soient pour ou contre- s’habituent et que cette habitude prend le pas sur toute forme de morale, de compassion fraternelle…

Aujourd’hui on s’habitue d’autant plus à ces drames qu’on y assiste quotidiennement en regardant la télévision, l’image répétitive perd son sens. On s’apitoie une minute puis une information chasse l’autre. Heureusement beaucoup d’entre nous s’indignent du sort fait à ces exilés, mais notre indignation ajoute à notre impuissance individuelle. En d’autres temps on a pourtant assisté à l’intégration d’autres communautés, les Italiens au début du XXe siècle, les Espagnols fuyant le fascisme en 1936, les Boat People dans les années 1970, pour ne citer que les migrations les plus récentes. Nombre d’émigrés maghrébins et africains se sont également intégrés en France et en Europe depuis des générations.

Aujourd’hui cette mémoire de la migration est-elle encore vivante chez les Corses de Cargèse ?

Il existe des liens très forts entre les descendants des Grecs de Cargèse et la ville d’où leurs ancêtres sont partis, Vitylo. Des échanges ont lieu régulièrement à travers l’association Cargèse-Vitylo, notamment lors des grandes fêtes religieuses orthodoxes. Les icônes byzantines ramenées du Péloponnèse en 1676 trônent toujours sur l’iconostase de l’église grecque et un office y est célébré chaque dimanche.

 

« Cargèse, perle des douloureux exils »
de Danièle Masse – Éditions de l’Aube
176 pages, 17 euros

 

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