Christophe Deloire : « Les attaques contre la presse ne sont plus seulement l’apanage de États autoritaires »

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Reporter sans frontières vient de s’associer au street artiste français JR, le roi de la photographie grand format. Connu pour ces photos engagées JR a été désigné par le magazine Time comme l’une des 100 personnalités de l’année 2018.

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Ses oeuvres interpellent partout dans le monde notamment. Avec l’album « 100 photos pour la liberté de la presse », les lecteurs pourront ainsi découvrir ou redécouvrir ses célèbres clichés du Louvre, des favelas à Rio, ou du mur de séparation… Mais aussi « Kikito », une œuvre monumentale réalisée l’an dernier, dans laquelle un enfant surplombe la frontière américano-mexicaine.

Le 5 juillet est sorti l’album « 100 photos de JR pour la liberté de la presse », pourquoi l’avoir choisi ?

JR est un artiste majeur de son temps, engagé et engageant . Comme le dit François Hebel, son travail ne cherche pas à faire œuvre à tout prix, il cherche à créer un lien social, à rapprocher, à alerter.  Nous aimons JR pour la démesure de ses collages sur les gratte-ciels, pour son jeu avec les fracas de l’histoire et de l’économie et parce que personne ne sait donner mieux que lui des yeux aux paysages urbains. Travailler avec lui est une invitation au voyage et à la rencontre, des favelas de Rio aux Bosquets de Montfermeil en passant par la barrière de sécurité entre les territoires palestiniens et Israël. Nous avons été enthousiasmés par son approche joyeuse et grave à la fois, et surtout par son travail universel.

Comment avez-vous collaboré avec lui ?

JR est entouré d’une équipe agile et passionnée. Son complice de toujours, Emile Albinal, le connait mieux que personne. Son archiviste, Lisa Truchassout, a toujours une idée pour aller plus loin. Et enfin JR, lui-même, est à l’écoute où qu’il soit (très loin, ou tout près). Le projet s’est monté très vite, et a été réalisé tambour battant.

« Si 2017 a été moins meurtrière pour la profession que 2016, le bilan reste toujours terrible avec 65 morts à travers le monde dont 39 sciemment visés et 26 dans l’exercice de leurs fonctions »

Vous êtes le secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF). En quoi consiste votre travail au quotidien ?

Depuis mon arrivée en 2012, RSF a mené des campagnes internationales pour la liberté de la presse, en Turquie par exemple, qui ont permis la libération de journalistes turcs et étrangers. Aux Etats-Unis, l’organisation a contribué à la révision de la doctrine américaine sur les otages en juin 2015. Le 27 mai 2015, le Conseil de sécurité de l’ONU adoptait la résolution 2222 sur la protection des journalistes. De l’engagement pour Charlie Hebdo à la défense de l’indépendance éditoriale de la rédaction d’iTélé, RSF a élargi ses champs d’action. Durant la période 2012-2018, les effectifs de RSF ont été multipliés par deux. L’organisation a connu un développement international : croissance des bureaux de Washington et de Tunis, création de bureaux à Rio (2015), Londres (2016) et Taïwan (2017), nomination de représentants à Mexico, Istanbul, Kiev et Islamabad, renforcement du réseau des correspondants. Sur le plan financier, l’organisation a connu un redressement rapide avant une consolidation, notamment grâce au succès des albums de la collection 100 Photos pour la liberté de la presse et au soutien de nouveaux bailleurs de fonds internationaux.

Avez-vous des chiffres sur les enlèvements, et les menaces ainsi que des agressions contre les journalistes?

Reporters sans frontières (RSF) dresse chaque année le bilan annuel des journalistes tués, emprisonnés et pris en otage. Si 2017 a été moins meurtrière pour la profession que 2016, le bilan reste toujours terrible avec 65  morts à travers le monde dont 39 sciemment visés et 26 dans l’exercice de leurs fonctions. En 2016, RSF comptait 79 journalistes tués dont 53 délibérément visés et 21 dans l’exercice de leurs fonctions. Depuis le début de l’année 2018, 51 journalistes ont été tués. A ce jour, 312 sont emprisonnés. Notre baromètre, disponible sur notre site Internet, donne en temps réel l’état de la situation : https://rsf.org/fr/barometre.

GIANTS, Kikito, September 6, 2017, 7.02 p.m., Tecate, Mexico – U.S.A., 2017 © JR-ART.NET (image reproduite sur la Couverture de l’album « 100 photos pour la liberté de la presse » par JR)

 

Dans ce monde en constante évolution le nom même de votre association est très symbolique « Sans Frontières », vous devez combattre les frontières géographiques mais aussi celles de l’esprit ? Avez-vous l’impression que votre combat est encore plus difficile aujourd’hui ?

Disons que le combat est plus complexe. Les discours de haine et les attaques contre la presse ne sont plus seulement l’apanage de États autoritaires, mais sont devenus monnaies courantes dans les démocraties.  Il existe désormais des « prisons visibles » et des « prisons invisibles ». Des régimes despotiques mettent en place de vastes appareils de propagande, tentent d’exporter leurs contre-modèles pour créer « un nouvel ordre mondial de l’information ». Dans le même temps, toute une économie de l’information sponsorisée, avec des intérêts souvent non-dits mais très structurés, prospère. Mainmise des oligarques sur les médias, réduction du pluralisme par les algorithmes, cyber-censure etc. sont de nouvelles atteintes à la pluralité, l’indépendance et la liberté du journalisme, contre lesquelles RSF se bat au quotidien.

« Mainmise des oligarques sur les médias, réduction du pluralisme par les algorithmes, cyber-censure etc. sont de nouvelles atteintes à la pluralité, l’indépendance et la liberté du journalisme »

Au classement mondial de la liberté de la presse la France est 33ème ? Pourquoi est-on aussi mal placé alors que nous symbolisons le pays des droits de l’homme ?

La France est 33ème au Classement mondial de la liberté de la presse. Si la presse y est globalement libre et plutôt bien protégée par la loi, le paysage médiatique français est largement dominé par de grands groupes industriels dont les intérêts se trouvent dans d’autres secteurs. Cette situation entraîne des conflits qui font peser une menace sur l’indépendance éditoriale, et même sur la situation économique des médias. En décembre 2017, la chaîne de télévision Canal +, dont Vincent Bolloré est actionnaire à travers le groupe Vivendi, a été soupçonnée de faire sur son antenne la promotion du Togo, où le groupe Bolloré a réalisé d’importants investissements. Le groupe et son partenaire commercial, la holding luxembourgeoise Socfin, ont lancé plus d’une vingtaine de procédures en diffamation contre des médias ces dernières années. La mise en cause croissante du travail des médias d’information, le mediabashing, par des politiques ou des personnalités médiatiques a été particulièrement virulente pendant la dernière campagne présidentielle. Se sont également ajoutés des refus d’accréditation qui ont provoqué des levées de boucliers immédiates de la part de la profession. L’annonce d’un projet de loi pour lutter contre les fausses nouvelles a suscité de vifs débats.

« La mise en cause croissante du travail des médias d’information, le mediabashing, par des politiques ou des personnalités médiatiques a été particulièrement virulente pendant la dernière campagne présidentielle »

D’ailleurs comment est élaboré ce classement ?

Le classement de la liberté de la presse est établi grâce au travail des équipes de RSF qui suivent au quotidien l’actualité autour de la liberté de la presse dans 180 pays. Une veille minutieuse des cas de violence auprès des journalistes sert notamment à calculer un des indicateurs. Une consultation annuelle faite auprès d’experts (journalistes, juristes, universitaires…) partout dans le monde complète l’état des lieux dans ces 180 pays autour de six thèmes : indépendance des médias, pluralisme, autocensure, transparence, cadre légal et infrastructure. La méthodologie est consultable en ligne : https://rsf.org/fr/methodologie-detaillee-du-classement-mondial-de-la-liberte-de-la-presse

28 Millimètres, Women Are Heroes, Action dans la Favela Morro da Providência, Favela de Jour, Rio de Janeiro, Brésil, 2008 © JR-ART.NET

 

Selon vous, qu’est ce qui devrait être fait pour améliorer cela en France ?

RSF a établi une série de recommandations, lors de la campagne présidentielle française. La première d’entre elle concerne le respect du journalisme. La critique des médias en général et des pratiques journalistiques est légitime, mais de trop nombreux responsables politiques vont beaucoup plus loin en proférant des accusations indignes et dangereuses, qui remettent en cause l’indépendance de la presse, l’exercice libre du journalisme et le pluralisme. Du côté de l’indépendance des médias, la mainmise d’une poignée de milliardaires sur les médias s’est accentuée, aggravant ainsi la dépendance de certains groupes de presse aux pouvoirs économiques. Le risque de conflits d’intérêts n’a jamais été aussi grand, fragilisant d’autant plus l’indépendance des journalistes.

 

Comme toujours, les bénéfices des ventes de l’album (proposé au prix de 9,90 euros) seront reversés à Reporters Sans Frontières. C’est une source de financement majeure pour l’association de défense de la liberté de la presse, qui tire environ 30% de ses revenus annuels de ces publications.

 

© PUTSCH – Toute reproduction non autorisée est interdite

(Crédit photo : photo de Christophe Deloire, ©Yann Stofer ; photos de JR ©JR-ART.NET) 

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