Pinar Selek : « En Turquie, le problème ne se limite pas qu’à Recep Tayyip Erdogan »

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Ecrivaine, sociologue, antimilitariste et militante : ces quatre mots résument presque toutes les facettes de Pinar Selek qui, depuis 2011, vit en exil en France après avoir été incarcérée et torturée en Turquie : sa patrie. Dans cet entretien accordé à Putsch, elle affirme ne pas être surprise par les résultats des élections turques du 24 juin 2018. Mais elle souligne que bien qu’empêchée, l’opposition a atteint des résultats inespérés.

propos recueillis par

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Quel regard portez-vous sur les élections en Turquie ?

Je savais qu’il n’y avait pas beaucoup d’espoir mais, dans mon cœur, je me disais… “peut-être”.  Le résultat n’a rien d’étonnant. D’abord le problème ne se limite pas qu’à Recep Tayyip Erdogan. Le problème recouvre également la structure politique même de l’État et de la République turque. Depuis longtemps en Turquie, lorsqu’il y a des élections, les partis politiques tels qu’ils sont formés ne permettent pas facilement un changement radical ni une transformation profonde du système. Souvent les élections se déroulent sous la menace des armes. Aujourd’hui, il n’y a pas de coup d’Etat mais il y a un contexte de guerre. Beaucoup de gens possèdent des armes et il y a déjà eu beaucoup de morts. C’est un contexte très difficile. Le Parlement aura à présent moins de pouvoir. Sans compter qu’il n’a jamais eu beaucoup de pouvoir. Quand les députés étaient un peu plus actifs, on les mettait en prison. En tout cas, suite à ces élections, je ne suis pas complètement pessimiste. Malgré le fait que beaucoup de députés soient aujourd’hui en prison, le score de l’opposition représente un espoir.

Vu de l’étranger, il semblerait que la Turquie emprunte un chemin menant à un renforcement de la démocratie. Ne pense-vous pas que les électeurs Turcs auraient dû saisir l’occasion pour réformer leur pays, plutôt que de faire confiance à des partis comme celui d’Erdogan?

J’ai été incarcérée et torturée en Turquie. Dans le dortoir où j’étais, il y avait beaucoup de femmes. Elles avaient elles aussi toutes été violées et torturées par la police. A cause des tortures, j’ai été immobilisée pendant un an.  C’était avant l’arrivée au pouvoir d’ Erdogan. Il y avait une coalition formée par trois partis. Et il faut regarder de plus près le système politique et, précisément le système des partis en Turquie. Ce que je peux vous dire, c’est que lors du rapprochement avec l’ Union européenne, au début des années 2000, il y a eu une petite ouverture. Cela a représenté une opportunité pour plusieurs organisations, en particulier à gauche, pour se former et s’organiser. Par exemple, le journal des Arméniens a été fondé à ce moment-là. Pour la démocratie en Turquie, la solidarité internationale est toujours très importante et cela au niveau institutionnel mais aussi pour les associations.

« Je pense que c’est très important que les journalistes restent libres »

Qu’est-ce qui fait peur aux Turcs actuellement ? Les Kurdes, la conjoncture économique, la guerre…

En effet, la Turquie est un pays qui est rentré dans une guerre depuis longtemps. Ensuite avec les opérations militaires en Syrie,  telles que Kobane et Afrin, des milices se sont formées en Turquie et on a assisté à un armement des civils. De plus, après la tentative de coup d’État, la peur s’est propagée. Mais tout cela n’est pas nouveau. Je connais cela depuis mon enfance. Tous les gouvernements utilisent cette politiaque de la peur.

Revenons en France. Ici nous parlons  beaucoup de fake news. Le président Emmanuel Macron souhaite faire approuver une loi pour les combattre.  Que pensez-vous de ce sujet ?

Je pense que c’est très important que les journalistes restent libres. Mais il y a beaucoup de freins. Même en France, je pense que c’est de plus en plus difficile pour les journalistes de rester libres. Bien sûr, globalement, c’est beaucoup mieux que la Turquie car il n’y a pas de répression.

« En Europe si on recommence avec le service militaire ou le service civil obligatoires, c’est parce que on veut discipliner les jeunes pour le monde de travail »

Pourquoi êtes-vous opposée au service militaire obligatoire ?

Je suis féministe et antimilitariste. Je pense qu’il faut remettre en question le rôle social et les effets sociaux de la violence. Parce que, dans nos sociétés il y a beaucoup de violence. Je viens de Turquie, et dans mon pays, ( c’est également le cas au Moyen-Orient), les États ont utilisé cette légitimité de la violence jusqu’au bout. Mais il faut remettre les choses dans leur contexte. En Turquie le service militaire sert à la militarisation de la société, à la masculinisation des hommes et à l’apprentissage de cette violence qui existe déjà dans la société. En Europe si on recommence avec le service militaire ou le service civil obligatoires, c’est une volonté de discipliner les jeunes pour le monde de travail, en train de se transformer et de devenir de plus en plus libéral. Le service militaire convient donc à des jeunes qui ne se posent pas de question et qui pensent seulement à travailler. Le système capitaliste a besoin de former des jeunes pour qu’ils travaillent bien. À mon avis, il est nécessaire comme en mai 68,  que des jeunes, en France, contestentce projet de loi.

Parlons de votre travail. Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Je suis maîtresse de conférence associée à l’Université de Nice, Je travaille beaucoup sur les actions collectives et la mobilité dans le monde. Je suis également militante dans une organisation féministe et je siège dans le comité central de la Ligue des droits de l’homme. Mais j’écris aussi des romans. Le dernier vient d’être publié en Turquie dans ma langue maternelle (titre originaire : « Cümbüşçü Karıncalar », éditions Iletisim)  . L’histoire de ce roman se déroule à Nice. Il sera prochainement publié en français. Je suis très contente parce que même si je ne peux pas me rendre en Turquie je suis quand même visible dans la plupart des journaux turcs. Pour l’instant mon dernier livre publié en français est un compte pour enfants dont le titre est : “Verte et les oiseaux” (Édition des lisières).

Verte et les oiseaux de Pinar Selek ,Edition des lisières

 

Le site de Pinar Selek

 

(crédit photo – Pinar Selek)

 

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