Propos recueillis par Céline Petit – C’est comme un refrain qu’on connait bien. Lire le dernier roman d’Arno Bertina c’est être envahi d’une impression de déjà-vu. De l’ordre de notre quotidien. Le drame que vivent ces ouvriers sur le point de perdre leurs emplois, c’est le drame subi par des milliers de Français et plus largement d’Européens, depuis des années.
Sujet souvent maltraité par les médias, Arno Bertina a voulu donner de la voix à ceux qu’on n’entend peu. Où qu’on n’écoute peu.
Construit comme un huis-clos « Des châteaux qui brûlent » est un récit social mais surtout humaniste qui propose une vision moins binaire du monde. Loin des étiquettes et des cases dans lesquelles les gens sont le plus souvent enfermés, l’auteur nous rappelle que nous sommes avant tout des hommes, et que ce système qui nous broie, n’en épargne aucun.
Pourtant au delà du constat sombre, c’est la possibilité d’un « autrement » qui transparait peu à peu au fil des lignes et des voix. La naissance d’une alternative et surtout la foi en une collectivité qui sous le sceau de l’unité et de la désobéissance pourrait tout réinventer.
Comment est né « Des châteaux qui brûlent » ?
D’un agacement. De cette phrase qu’on entend depuis plus d’une vingtaine d’années selon laquelle les hommes politiques n’ont pas de pouvoir et que seules l’économie et la finance dirigent le monde.
C’est agaçant de l’entendre dans la bouche des électeurs, encore plus dans celle des politiques. On a envie de leur demander pourquoi ils ont voulu être élus à un poste qui n’a pas de pouvoir. Deux possibilités alors : soit ils nous mentent, soit il faut redistribuer les choses autrement.
J’ai donc voulu prendre le contre-pied de cette idée reçue et montrer un homme politique qui trouverait le moyen de « faire quelque chose ».
Puis les cinq années d’écriture ont fait évoluer mon idée de départ. L’homme que je décris est sincère, habité de grandes idées et vient de la société civile. Pourtant malgré ses qualités, il reste impuissant dans le dossier qu’on lui demande de traiter.
Mon intention de départ est donc devenue le récit d’une insurrection à l’intérieur de laquelle est décrit ce fameux plafond de verre, contre lequel se fracassent toutes les intentions de révolte depuis les quarante dernières années en Europe.
Un monde où on nous répète depuis Tatcher, qu’il n’y a pas d’alternative au monde capitaliste.
C’est faux. Les gens le savent. Les pouvoirs le savent. La preuve en est de ces expérimentations nouvelles, d’ordre écologique ou communautaire par exemple, que tous les pouvoirs, médiatique, politique, policier, s’empressent de museler de crainte qu’ils n’apportent la preuve d’un « autrement » possible.
« La preuve en est de ces expérimentations nouvelles, d’ordre écologique ou communautaire par exemple, que tous les pouvoirs, médiatique, politique, policier, s’empressent de museler de crainte qu’ils n’apportent la preuve d’un « autrement » possible. »
A ce titre, « Des châteaux qui brûlent » est-il un livre qui dénonce, qui fait un état des lieux ou qui appellent à prendre les armes ?
C’est un peu tout cela à la fois. Mais avant même de vouloir dénoncer, la base d’un récit et peut-être de la littérature en général c’est de décrire. Décrire les choses.
Décrire le monde tel qu’il est, tel qu’on le voit. C’est déjà endosser une responsabilité.
Quand on observe par exemple que les dirigeants font des réunions pour discuter des éléments de langage où il est décidé par exemple que le mot licenciement qui revient trop souvent sera remplacé sur les plateaux de télévision par le mot « séparation » pour atténuer les chose, leur en ôter leur saveur et donc apaiser la grogne, on voit bien qu’il y a un enjeu colossal. On ne peut pas dire que la littérature, les arts en général, ça ne compte pas. Puisque ces gens qui détiennent le pouvoir, passent eux-mêmes beaucoup de temps à réfléchir aux mots qu’ils vont utiliser. Par conséquent, les écrivains mais aussi les journalistes ont un vrai rôle, celui de savoir si le monde ne doit pas être décrit autrement, si la description qu’ils en proposent est la bonne, si les mots choisis sont les bons.
« Les écrivains mais aussi les journalistes ont un vrai rôle, celui de savoir si le monde ne doit pas être décrit autrement, si la description qu’ils en proposent est la bonne »
Le langage occupe une place très importante dans votre livre, notamment dans son rôle de vecteur d’inégalités sociales, créant à travers les mots, des remparts entre les gens. Croyez-vous à un déterminisme social et à sa fatalité ?
Non, au contraire. A chaque fois que je crée un personnage, je ne cherche jamais à pousser très loin le curseur dans l’imitation d’une langue. Je me suis demandé récemment si cela était dû à une certaine paresse de ma part. Mais non. C’est plutôt cohérent avec ce que je veux faire. C’est à dire ne surtout pas enfermer les gens dans une langue, ou une condition, pour la simple raison que je suis convaincu que nous nous transformons perpétuellement. On retrouve ce concept de transformation dans tous mes livres. Ce qui veut dire que je pense fondamentalement qu’il y a toujours une marge de liberté. J’y crois et je veux continuer d’y croire. Ce n’est pas parce qu’on a arrêté l’école à douze ans et qu’on travaille dans un abattoir qu’on parle forcément mal. La réalité est tout autre. On trouve dans les abattoirs des personnes qui mettent un point d’honneur à parler un français presque désuet.
Malgré leur désir de faire front ensemble, vos personnages peinent parfois à se retrouver, s’entendre, faire « un »…
Oui c’est une collection de solitudes. Chacun prend la parole un peu comme il veut mais ils ne se parlent jamais vraiment ou en tout cas peu. Pourtant au final, il y a un destin collectif. Car il n’y a pas une seule voix qui peut prétendre raconter l’histoire. C’est seulement en additionnant ces voix qu’on a accès à la situation dans son ensemble et qu’on peut véritablement savoir ce qui se passe dans cet abattoir durant une semaine.
Et c’est là le coeur de la problématique « rapport pouvoir-peuple » qui voudrait séparer les individus, nous faire croire que nous ne sommes qu’une addition de solitudes, que la foule ça pue et c’est barbare. Pourquoi ? Pour nous faire peur et nous empêcher d’aller aux manifestations.
Or mon expérience est bien différente. Dans certains cas, la foule c’est merveilleusement intelligent, enthousiasment et unique. De l’ordre d’une intelligence que personne n’avait anticipé et qui est intrinsèquement liée au mouvement.
« Et c’est là le coeur de la problématique « rapport pouvoir-peuple » qui voudrait séparer les individus, nous faire croire que nous ne sommes qu’une addition de solitudes, que la foule ça pue et c’est barbare. »
L’unité fait-elle toujours la force voire aux dépens de l’individu ?
Je n’irai pas jusque là. Je ne suis pas un idéologue. Sinon je dirais : « ce qui compte c’est le collectif, l’expression de l’individu et des sentiments, on s’en fout ». J’aime les affaires d’impureté et je pense que même quand on fait de la politique il y a des impuretés. On décide d’aller à une manifestation pour des raisons politiques et puis on va passer la journée à essayer de se rapprocher d’une fille qu’on a vu dans le cortège. Et pourtant on est toujours dans la manif, avec les mêmes revendications, avec les autres. Ca ne change rien. On est juste traversé par notre individualité, par la vie en fait et ça ne nous coupe pas pour autant du collectif, et ça ne nous coupe pas du politique. Parce que le politique c’est justement le mélange des tonalités, le mélange de ce qui fait la vie. Le politique c’est quand on a tout à traiter en même temps.
Beaucoup de personnages du livre sont en colère. Pour vous, la colère c’est un moyen de lutter ou d’exister?
C’est une chose magnifique quand c’est un réveil. Quand elle nous pousse à nous lever et nous révolter.
Mais elle peut être un piège colossal de façon plus individuelle, quand on ne vit plus que de ça et qu’elle devient notre seule grille de lecture. S’aimer en colère, là est le piège. On devient inaudible, seulement habité par la bile.
On a besoin de la colère tant qu’elle reste une énergie de vie.
Diverses formes de violence sont présentes dans « Des châteaux qui brûlent ». Qu’est ce que la violence pour vous aujourd’hui ?
Peut-être que le propre des 20è et 21è siècles c’est d’avoir développé des formes de violence très insidieuses qu’on voyait moins avant. Je pense notamment à la violence psychologique liée aux domaines économiques et professionnels où la perversité ambiante fait des dommages invraisemblables.
Et puis il y a bien sûr la violence symbolique via les médias. Regardez les titres des journaux. Quand un des principaux médias français parle de violence en évoquant la chemise déchirée du DRH d’Air France et non pas celle concernant les trois mille licenciements annoncés la semaine précédente, on peut se demander si on vit dans le même monde.
Car elle est là, la violence. Les études sur le sujet le montrent. Sur 3000 licenciés, il y aura vingt suicides, cinq cents divorces et cinq cents hypothèques d’appartements. Cette violence est réelle et pharaonique.
Sans même être militant, quand on connait le sens des mots, on voit bien qu’il est manipulé.
« Sur 3000 licenciés, il y aura vingt suicides, cinq cents divorces et cinq cents hypothèques d’appartements. Cette violence est réelle et pharaonique. »
Est-ce qu’il est possible de sortir du « moi » construit par la société ?
J’en suis convaincu. C’est un travail qui se veut d’abord plutôt individuel et personnel mais il se construit également via le collectif. Dans notre rapport aux autres justement. Comment ceux qui nous entourent respectent nos envies de bouger ou au contraire, comment ils nous y enferment. On peut donc être dans un environnement qui emprisonne ou qui nous accompagne dans notre évolution. Notre responsabilité personnelle est de rester attentif à tout cela, et d’essayer de ne pas être assigné à une place pour être au contraire, dans un rapport mobile à sa propre identité.
C’est un ajustement permanent au monde qui, je pense, est un défi magnifique chez les hommes, autant que dans l’écriture. Parce que si on souhaite exploiter cette idée de transformation dans des personnages, ça suppose que l’écriture doit elle-même toujours être dans le mouvement.
Restez-vous un écrivain et un penseur optimiste ?
Définitivement. Tous mes livres sont une littérature optimiste. Je me suis nourri plus jeune, des oeuvres de Sartre. Même si, à l’époque, je n’ai pas saisi toute sa philosophie, j’ai toutefois compris ce qu’il voulait dire en terme de liberté. Et cette idée de liberté est restée ancrée en moi.
Quels que soient les déterminismes ou les violences faites aux individus, je crois qu’on conserve toujours une marge de manœuvre, une liberté aussi petite soit-elle de faire bouger les choses.
Arno Bertina
« Des châteaux qui brûlent »
Editions Verticales