Christian Bromberger : « L’Iran ne se limite pas à des mollahs enturbannés et à un régime autoritaire »

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Christian Bromberger est ethnologue, une vocation qui s’est offerte à lui après des études de lettres classiques et un succès à l’agrégation sous les bons conseils d’André Leroi-Gourhan. Le jeune Bromberger s’est donc lancé dans l’ethnologie tout en sachant que le métier « nourrirait mal son homme ». Putsch l’a rencontré il y a quelques jours. Les sujets de discussions ne manquent pas pour Christian Bromberger : le football, la Méditerranée, la pilosité ainsi qu’une vision singulière de l’Iran. Tous ces sujets ont fait au moins l’objet d’un livre chez lui. Revue d’idées.

propos recueillis par

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Christian Bromberger vous êtes ethnologue. Comment vous êtes arrivé à cette science dont Levi-Strauss disait qu’elle « pourrait se définir comme une technique du dépaysement  » ?
J’ai fait des études de lettres classiques mais je ne me voyais pas passer ma vie à étudier des œuvres, si belles et intéressantes soient-elles. Je préfère étudier les hommes. Le goût des voyages, l’intérêt pour les autres cultures ont pesé sur le choix de l’ethnologie. Étudiant, je parcourais l’Europe et la Turquie en auto-stop.

 

Et quand arrive le déclic?
En même temps que mon diplôme d’études supérieures (qui est aujourd’hui le Master) de lettres, j’ai suivi les cours du certificat d’ethnologie qui étaient donnés à la Sorbonne et au Musée de l’Homme. À la fin de l’année universitaire, je suis allé voir André Leroi-Gourhan qui m’a demandé si j’étais rentier, l’ethnologie nourrissant mal son homme ; il m’a dit qu’il pensait que je deviendrais ethnologue mais m’a conseillé de passer l’agrégation, ce que j’ai fait, pour assurer mes arrières. Ma « vocation » est née cette année-là. Après l’agrégation, j’ai enseigné pendant deux ans dans un lycée d’Orléans puis j’ai été nommé assistant d’ethnologie à Aix.

 

Vos préférences professionnelles et intellectuelles iraient-elles plutôt vers Levi-Strauss, Tillion ou… Mauss?
J’ai bien du mal à choisir car j’admire les trois. Lévi-Strauss m’a donné une tournure d’esprit : penser structuralement les faits. J’admire Le harem et les cousins de Germaine Tillion, un grand livre d’anthropologie de la Méditerranée. J’ai également une grande admiration pour la combattante, la femme éprise de justice et de vérité. J’admire Mauss grâce à qui l’anthropologie a conquis ses lettres de noblesse (L’Essai sur le don est une très grande œuvre).

 

Vous êtes professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille et vous êtes l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont 3 qui ont fait connaître d’un très large public dans la mesure où vous y abordez le foot… à Marseille ! Comment vous est venu l’idée peu orthodoxe de cette thématique?
On avait coutume en ethnologie de la France d’étudier les traditions qui survivent et « ce monde que nous avons perdu ». À un de mes retours d’Iran (mon « terrain » exotique), je suis allé voir un match de l’Olympique de Marseille, puis la demi-finale du championnat d’Europe des nations France-Portugal. Les comportements du public, l’intérêt pour ce sport… m’ont paru des sujets aussi légitimes que les fêtes locales dans la région et les grandes cérémonies là-bas. Je me suis tout particulièrement intéressé à ce que recouvre la passion pour un club et pour le foot en général. Saisis au niveau le plus immédiat, compétitions et clubs apparaissent comme des machines à classer les appartenances, comme des caisses de résonance et des amplificateurs des identités collectives. Mais si le match de football fascine, c’est aussi parce qu’il condense, à la façon d’une caricature, d’un mensonge qui dirait la vérité, une vision cohérente du monde contemporain. Il exalte le mérite individuel des vedettes, la performance, la compétition ; il affiche avec éclat que, dans nos sociétés, idéalement au moins, n’importe qui peut devenir quelqu’un, que les statuts ne s’acquièrent pas à la naissance mais se conquièrent au fil de l’existence. Il valorise aussi le travail d’équipe, la solidarité, la division des tâches entre joueurs, la planification collective, à l’image du monde industriel dont il est historiquement le produit. Mais il souligne également le rôle, pour parvenir au succès, de la chance, de la tricherie, d’une justice – celle de l’arbitre – plus ou moins discutable. Le match symbolise ainsi les ressorts contradictoires de la réussite dans le monde contemporain. Jetant un pont entre le singulier et l’universel, ce « jeu profond » incarne donc aussi bien les valeurs générales qui façonnent notre époque que les identités – réelles et imaginaires – des collectivités qui s’affrontent.

 

Un de vos livres a connu également un succès fort, au point même d’avoir un peu éclipsé les autres… Vous y abordez une anthropologie des cheveux et des poils… Est-ce donc si important ?
Comme je vous le disais, j’ai eu pour terrains d’enquête une région d’Iran et le football. Dans les deux cas, le poil, son exhibition ou sa dissimulation, attire l’attention. En Iran, inutile de signaler la place des cheveux et des poils dans le débat public : voile pour les femmes, islamistes barbus, épilation féminine du corps, du visage et des sourcils lors du mariage… Considérez aussi l’évolution de la coiffure des footballeurs : dans les années soixante, les joueurs portaient les cheveux courts, bien dégagés sur les oreilles. Les années soixante-dix furent celles des pattes et des cheveux longs. Les années quatre-vingt dix ont vu triompher la coupe « mulet », dite des footballeurs (très court devant, très long derrière) et que dire des vedettes d’aujourd’hui avec leurs tempes rasées et leur crête sur le dessus de la tête. Ces exemples montrent le rôle que font tenir au poil les sociétés pour signifier les différences entre les sexes et les générations. Et on attribue au poil bien d’autres significations. La pilosité constitue un langage donnant des informations sur les identités sociales (âge, rang, profession…), ethniques et personnelles : tout rite de passage a ainsi sa sanction pileuse. Puissant marqueur de différenciation, l’apparence pileuse joue aussi un rôle important dans les processus d’affirmation ou de stigmatisation des identités (pensons, par exemple, au passage chez les Afro-américains du défrisage et de la « coque lisse » assimilationniste à la coiffure « afro »). La chevelure est une marque d’identification personnelle au même titre que le nom. Le rasage de la chevelure (des esclaves, des prisonniers, des déportés), tout comme l’attribution d’un nouveau nom personnel ou d’un numéro matricule, sont des marques constantes de soumission et de dénégation de l’identité. L’apparence pileuse fournit aussi des informations sur l’ordre et le désordre, sur la norme et la marge au sein d’une société. La pilosité hors norme peut signifier le refus de l’ordre social et politique (rebelles, insoumis, tels les Barbudos castristes) ou un rapport singulier au sacré : au moine tonsuré s’oppose l’ermite échevelé, entretenant une relation fusionnelle avec le divin. La pilosité hors norme peut aussi être la marque d’un rapport excessif avec le monde naturel : hommes des bois, chasseurs furieux, fous ensauvagés sont représentés couverts de poils, tout comme des hommes ayant péché et condamnés par Dieu, selon les légendes et les mythes, à l’hirsutisme pénitentiel. Enfin, la pilosité prônée à une époque exprime des normes esthétiques, un goût pour telles ou telles formes et couleurs, tendances que l’on retrouve dans d’autres domaines (architecture, peinture…).
Symbolisant appartenance et manière d’être, le traitement des cheveux et poils est un sujet hautement polémique (entre générations, populations, membres d’une même société aux idéologies opposées). Ici et là, dans les pays à régime autoritaire, l’apparence pileuse fait l’objet de codification et de sanctions.

 

Vous êtes un spécialiste de l’Iran auquel vous avez également consacré un livre. Était-ce pour battre en brèche des idées reçues et souvent cultivées par les journalistes ?
Oui, il y a un peu de ça. L’Iran ne se limite pas à des mollahs enturbannés et à un régime autoritaire. L’Iran ne se limite pas non plus à Téhéran. J’ai étudié plus particulièrement une région rurale qui borde la mer Caspienne, le Guilan, une région originale par ses paysages et par les modes de vie de ses habitants. Les activités de production (la riziculture, l’élevage des vers à soie…), la cuisine, le statut des femmes, l’histoire politique (un mouvement révolutionnaire original s’y est déroulé de 1915 à 1921), divers rites… sont très différents de ce que l’on connaît sur le plateau iranien. L’Iran est multiple, contrairement à l’image qu’on en donne habituellement.

 

Que pensez-vous de cet Iran qui guigne la Méditerranée?
La position géopolitique de l’Iran est originale. Cet empire est situé au carrefour d’autres empires (russe, ottoman…), continents et mers (océan indien, mer Caspienne). L’Iran forme un ensemble original (de langue indo-européenne, de religion chiite) entre l’Asie et le monde méditerranéen. Le nationalisme iranien est exacerbé et un des buts de l’Iran est d’exercer son leadership à l’est, en Asie centrale, dans des pays d’ancienne influence iranienne – ce que l’on appelle Iran-e bozorg (le grand Iran), et dans le monde méditerranéen oriental auquel il est relié par le « croissant chiite » (Bahrein, est de l’Arabie séoudite, Houthis du Yemen, Alaouites syriens, sud du Liban) et par affinités politiques (Hamas palestinien qui est sunnite). L’Iran est la grande puissance régionale (80 millions d’habitants, des ressources agricoles, pétrolières, minières, une population bénéficiant d’un honorable niveau d’éducation, des intellectuels et des artistes de renom, une équipe nationale de football qualifiée pour le Mondial 2018…).

 

Vous venez de publier un livre consacré à la Méditerranée, un autre de vos thèmes de prédilection. Pourquoi indiquez vous, dès le titre que cette mer hésite entre amour et haine?
Le monde méditerranéen est à la fois un monde de parfums, d’échanges et de rencontres entre sociétés et cultures ; on pense à l’Andalousie sous le califat omeyyade, à la Sicile au temps de Frédéric II, à la diffusion des techniques et des plantes d’un continent à l’autre et à tous ces chantres de la Méditerranée qui ont vanté cette atmosphère de convivenza qui a régné, à certaines époques, sur les deux rives. Mais le monde méditerranéen est aussi un univers de conflits avec ses croisades, ses invasions, ses colonisations, ses nationalismes intransigeants, ses raidissements ethnoreligieux. Les différences entre les traditions religieuses touchant à l’alimentation, à l’apparence, au statut des images… sont, en cas de conflit ou de tension, exacerbées et invoquées pour dénigrer l’Autre. L’histoire de ces différences complémentaires fait apparaître qu’elles ont été créées précisément pour se démarquer des autres, ce qui en relativise la portée théologique.

 

N’avez-vous pas l’impression que cette Méditerranée vit les prémisses d’une neuvième croisade… dont les chrétiens n’auraient pas l’initiative?
C’est sans doute exagéré mais il est vrai que sur le plan de la ferveur et du prosélytisme religieux, l’islam est aujourd’hui beaucoup plus vigoureux et actif que le christianisme qui donne, dans le monde méditerranéen, des signes d’essoufflement.

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