MAI 68 : DE GAULLE TIRE SA RÉVÉRENCE
un témoignage de l’amiral François Flohic
II. FUGUE À BADEN OU STRATÉGIE DE SORTIE ?
Le 29 mai 1968 se prépare un voyage étrange dont vous serez le seul témoin…
Dès 7 heures 30 le général a convoqué son directeur de cabinet, Xavier de la Chevalerie pour annuler ses rendez-vous du jour et lui dire » Je pars me reposer à Colombey. Je serai de retour demain. Convoquez Flohic et demandez-lui de se présenter en uniforme, le plus rapidement possible. Il m’accompagnera. Pour le reste, j’exige une discrétion totale ».
Une demi-heure plus tard, il reçoit le directeur de son cabinet militaire, le général Lalande auquel il dit : « Je vous confie mon fils et sa famille. Vous les emmènerez dans les meilleurs délais chez Massu, à Baden. Ils vous attendent à leur domicile. Je veux les mettre à l’abri».
Pour autant, aucun de ses interlocuteurs ne saura quels sont les réels projets du Général. Hormis, peut-être, son gendre, le général de Boissieu qui est reçu à 9 heures 45 et à qui il lance : » Je suis fini. Tout est foutu ! Nous n’avons prise sur rien. Les communistes risquent de prendre le pouvoir. Il faut savoir quitter les choses avant qu’elles ne vous quittent ». Il poursuit : « Les Français sont des veaux. Les veaux sont faits pour être bouffés. Je ne veux pas rester à la tête des veaux. Je me retire ! «
De Boissieu l’exhorte à ne pas abandonner… » L’armée est résolue à défendre l’intérêt supérieur de la nation. Elle sera fidèle à son chef et n’acceptera pas une prise du pouvoir par des éléments incontrôlés. » Le général lui donne l’accolade et lui remet deux lettres cachetées : l’une contient son testament -rédigé plusieurs années auparavant- et la seconde est destinée au Premier ministre et n’est à ouvrir qu’en cas de vacance du pouvoir.
Vous ne savez pas encore que vous serez bientôt le seul acteur et témoin de la fugue à Baden…
Pas le moins du monde ! À 11h j’entre dans le bureau du général qui me dit aussitôt : « je ne dors plus ici, j’ai besoin de me rendre à la campagne pour me refaire. Prenez, sans que l’on vous voie, des cartes les plus à l’Est possible de Colombey et rendez-moi compte lorsque je pourrai quitter l’Elysée ». Je lui demande si des fonds sont prévus. Il me répond laconiquement : » tout est prévu « .
J’apprendrai plus tard qu’à 10 heures 45, le général qui répugne à l’usage du téléphone, a appelé le Premier ministre. » La voix est sereine, détachée « , écrira Georges Pompidou dans ses Mémoires. Le général sera bref » Ecoutez cher ami, je suis fatigué. Je vais me reposer. Je veux prendre du recul. Je pars à Colombey. Je serai de retour pour le Conseil des ministres reporté à demain… » Et d’ajouter… » représentez l’avenir « . Il conclut sa communication en lui disant » je vous embrasse » ce qui plonge Pompidou dans un abîme de perplexité, le Général n’étant pas coutumier de ce type d’effusions. Est-ce une manière de faire tomber la garde de celui qui est en fait son dauphin autoproclamé ?
Vous voilà donc en route pour l’aventure…
Quand nous atteignons l’héliport de Villacoublay à 11 heures 20, trois hélicoptères Alouette III de l’armée de l’air nous attendent. Le général s’impatiente. Chacun prend place rapidement à bord. Dans le premier hélico, je me retrouve en compagnie du capitaine Pouliquen et du copilote, le lieutenant Leloy. À l’arrière sont installés le général et sa femme. Dans le deuxième hélico prennent place le commissaire Puissant, le garde du corps du général Paul Teissier et un médecin, le jeune interne Mendes. Un dernier appareil de la sécurité militaire est chargé de protéger le convoi pendant le survol de la banlieue parisienne.
À midi, nous décollons. L’atmosphère est extrêmement tendue.
Vous mettez alors le cap sur Baden ?
Pas du tout ! Le Général me demande de lui indiquer Orge sur la carte. Je suis perplexe car je ne me vois pas commander le ravitaillement des hélicoptères à une station-service située en bord de route. Il perçoit mes réticences et m’ordonne de mettre le cap sur l’aérodrome militaire de Saint-Dizier que nous atteignons à 12 heures 50 pour un ravitaillement en carburant. Quand nous décollons nos ne savons toujours pas quelle est votre destination finale. Le général demande à entrer en communication avec Massu. Mais le système de liaison radio de l’hélico est bridé pour le seul parcours Paris-Colombey. Comprenant qu’il ne pourra pas joindre Massu, il me passe une enveloppe sur laquelle il a écrit un seul mot : Baden . Nous prenons alors cette direction. À partir de cet instant le général a vraiment disparu. Nul ne sait où il est !
La frontière franchie, nous essayons avec le pilote et le copilote de nous repérer au seul moyen d’une carte au 100.000e davantage destinée aux voyages en automobile qu’à ce déplacement. Soudain j’aperçois de vastes hangars au toit rouge sur lesquels est écrit Baden Os. Je donne l’ordre de se poser et dés que l’appareil est au sol, j’appelle Massu à qui je dis : » Allo mon Général, ici Flohic. Nous sommes ici… – Qui nous ? – Le général et Madame de Gaulle. Donnez-moi un vecteur pour gagner votre résidence et faites baliser votre terrain. »
Massu me lance alors sur un ton bougon : » Mon p’tit vieux, je suis à poil sur mon lit en train de faire ma sieste. Donne-moi cinq minutes… – J’arrive ! «
Sortant du hangar je tombe littéralement sur le général Lalande qui me demande avec étonnement : » Comment Flohic vous êtes ici ? – J’y suis avec le général et Madame de Gaulle. Et vous ? – J’accompagne Philippe de Gaulle et sa famille… » Effectivement, à travers le hublot du Beechcraft qui vient de se poser sur la piste , je distingue le visage de mon camarade Philippe. C’est tout de même un peu étrange que tant de membres de la famille de Gaulle se retrouvent au même endroit et au même moment.
Comment se déroule le premier contact entre le général et Massu ?
À 15 heures, quand de Gaulle descend de l’hélicoptère, Massu est en uniforme au garde-à-vous sur la pelouse. Il salue le président de la République qui avance vers lui avant de lui lâcher : » Alors, Massu! tout est foutu ! On ne veut plus de moi ! Après tout, le pays veut se coucher. Je ne peux pas l’en empêcher ! » Massu interloqué répond : » Vous n’y pensez pas mon général. Un homme de votre prestige a encore des moyens d’action… » La conversation se poursuit sur la pelouse durant une dizaine de minutes avant que de Gaulle entre dans la résidence. Je l’accompagne et il me questionne: » Que va-t-il se passer maintenant ? » Je lui réponds à brûle pourpoint : » Dès l’instant que vous êtes dans une enceinte militaire les choses me paraissent plus faciles. » Il abonde dans mon sens : » C’est exact, mais si je ne suis plus en France le Conseil constitutionnel va constater ma déchéance. – Vous disposez de la majorité au Conseil constitutionnel et vous pouvez compter sur son Président Gaston Palewski qui vous est tout acquis. »
Que se passe-t-il ensuite entre de Gaulle et Massu ?
On ne sait pas au juste. Massu a été très peu disert sur la conversation qui va durer une demi-heure. À 15 heures 30, je me retire dans la salle à manger où une collation a été préparée. Mme Massu s’assied en face de Mme de Gaulle et lâche cette phrase terrible : » Vous savez Madame on ne refait pas le 18 juin à 78 ans ! » L’épouse du président ne cille pas. Quant à moi, le regard courroucé que je lance à Mme Massu suffit à dépeindre mes sentiments.
Toujours est-il que lorsque j’entre dans le bureau de Massu à 16 heures, je me retrouve en face d’un de Gaulle transformé. Il a, semble-t-il, pris de nouvelles résolutions…
Une heure et demie plus tard nous atteignons Colombey. Comme à l’aller, le voyage s’est fait dans le silence.
C’est donc un de Gaulle serein qui rentre à la maison ?
On peut le dire ainsi mais il faut tenir compte de deux traits de caractère qui, en bien des circonstances, permettent de jeter un éclairage différent sur bien des attitudes et des décisions du Général. C’est un stratège hors-pair doublé d’un grand cyclothymique qui connaît des apogées lumineuses succédant à des périodes de grand doute, voire de désarroi. Des unes aux autres, les décisions peuvent se contrarier… Ce voyage à Baden en est sans doute une illustration.
Dès qu’il arrive à la Boisserie, il téléphone au secrétaire général de l’Élysée qui la veille s’était rendu en urgence à Matignon pour rencontrer le Premier ministre afin de l’informer de la » disparition du Général. » Comme pour le rassurer, de Gaulle lui dit de sa voix un peu traînante et moqueuse : » Je me suis mis d’accord avec mes arrière-pensées ! » Il lui confirme la tenue du conseil des ministres le lendemain et lui demande d’en informer le Premier ministre.
Apaisé, il fait en compagnie de sa femme et de moi-même un long tour du parc durant lequel il ne parle que de fleurs, d’arbres et de poésie… De retour au salon, nous tuons le temps en attendant les nouvelles de vingt heures à la télévision. Dès 19h30, impatient, il allume son poste de télévision qui reste sombre et muet. Il m’interpelle et me demande de trouver la panne. Ce à quoi je lui rappelle que l’ORTF est en grève ! Bientôt le présentateur annonce le retour du président à Colombey. De Gaulle est apaisé. Le dîner est servi et il mange de bon appétit ; il est d’humeur détendue. Un peu plus tard, il me confie : » Au cas où je ne serais pas revenu en France, j’avais informé le chancelier Kiesinger de ma présence en Allemagne. J’y serais resté un temps puis je me serais rendu en Irlande, pays de mes ancêtres maternels les Mc Cartan… Puis beaucoup plus loin. De toutes manières je ne serais pas resté en France. »
Ce qui me fait comprendre que cette fugue chez Massu s’est déroulée en plusieurs tableaux dont il avait, en fait, gardé l’entière maîtrise… En quittant Paris pour Baden, il est las, fatigué, et prêt à abandonner le pouvoir et la France. Puis, requinqué, rassuré par Massu, il retrouve sa pugnacité et choisit de se ménager une sortie digne de lui, de quitter le pouvoir par la grande porte, espérant secrètement que le pays ne tardera pas à le regretter !
La suite vous donnera la preuve de l’accomplissement de cette stratégie…
Dès le lendemain, il prononce une allocution à la radio qui touche un maximum de Français. Cédant aux objurgations de Pompidou, il annonce la dissolution de l’Assemblée nationale poussant ainsi l’opinion comme les organisations politiques à se détourner de l’action de rue visant à la préparation d’un futur scrutin.
Il pressent que son allocution va créer un regain populaire de sympathie et d’attachement à sa personne. La sortie à ce stade serait prématurée. Elle doit se faire dans l’apogée de la reconnaissance nationale… Et le référendum n’en sera que le prétexte. Même s’il se montre ferme dans son allocution : » Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. J’ai un mandat du peuple, je le remplirai. » Une clameur hostile monta de la rue envahie d’étudiants défavorables au Général, mais rapidement, à l’appel de ses fidèles, un cortège de plusieurs milliers de personnes remonte les Champs-Elysées marquant la reconquête de la rue par les gaullistes. En tête marchent Debré, Malraux, Joxe, Schumann, Marcellin, Chaban-Delmas et Mauriac. La manifestation devait être initialement silencieuse. Elle ne le sera pas… Tout en remuant, au-dessus de la foule, une marée de drapeaux tricolores, les manifestants reprennent des slogans comme « De Gaulle n’est pas seul ! » ; « Mitterrand c’est raté ! » ou « La France aux Français ! »
La stratégie mise en place par le Général de Gaulle fonctionnera parfaitement… Le voilà plébiscité par la rue. Tant mieux si le « non » l’emporte pour son référendum ! Comme promis, il quittera le pouvoir et la vie politique en majesté pour un nouvel exil qui sera le dernier… Je l’accompagne en Irlande où il retrouve alors une partie de ses ancêtres maternels. Le 18 juin 1969 (date anniversaire s’il en est) invité a apposer une dédicace sur le livre d’or de notre ambassadeur de France à Dublin, Emmanuel d’Harcourt, compagnon de la Libération, le général inscrivit cette pensée pour le moins inattendue sous sa plume : » Rien ne vaut rien. Il ne se passe rien et cependant tout arrive mais cela est indifférent. » Une pensée de Nietzsche tirée de Ainsi parlait Zarathoustra ! Insaisissable général…
L’Amiral François Flohic est l’auteur de 68, côté de Gaulle qui vient de paraître aux Éditions de l’Aube.
( Crédit Photo Amiral François Flohic – DR )