Paris, années 1970. Joseph, un jeune garçon délaissé par sa famille de petits-bourgeois parisiens, trouve refuge auprès d’une communauté d’artistes exilés des pays de l’Est: un russe blanc, une juive viennoise, un cubain et un vieil hongrois. Ses nouveaux amis l’initient à l’art, en particulier la photographie, et lui racontent les drames qu’ils ont vécu dans les pays de l’Est. Attachants, sentimentaux, fantasques et passionnés, ces exilés sont irrésistibles et portent un regard plein de poésie et d’humour sur leur passé. Un roman d’apprentissage poignant, nostalgique et tendre, à l’image de l’âme slave. Le portrait d’une époque face au Nazisme, d’une Mitteleuropa qui se dégage des carcans du communisme pour inventer un nouveau monde. Inoubliable, « Le songe du photographe » est un des meilleurs romans de la rentrée, de ceux qui vous hante, vous aident à comprendre l’autre, notre histoire et à vivre.
D’où vous est venue l’idée de ce roman ?
Je ne saurais vous le dire exactement. De mes voyages en Europe Centrale, de mes lectures, de mes rencontres. De mon envie de parler de la photographie comme d’un conservatoire de mondes disparus. Du besoin d’évoquer ces mondes justement.
Votre roman porte sur les drames durant la guerre de 40 en Europe de l’Est ? Pour quelles raisons avez-vous fait ce choix ? Est-ce lié à vos origines ?
Je suis née au XXe siècle, c’est mon siècle. Il a été celui de la modernité, du progrès, des idéologies et des espoirs. In fine, il fut aussi celui des exterminations, des déportations, des charniers. Bien sûr, mes origines russo-ukrainiennes du côté de ma mère -mes arrières grands-parents ont fui les pogroms en Russie en 1907 pour émigrer aux Etats-Unis- créent chez moi un fort tropisme Est-Ouest.
J’ai moi aussi été adolescente à cette époque-là. C’était une époque où le monde, encore assez manichéen, était encore partagé entre l’Ouest et l’Est. L’adolescence est un âge riche mais délicat où tout peut basculer, où il est primordial de rencontrer les bonnes personnes. Un peu de moi est certainement passé dans mon personnage.
Joseph fait partie d’une famille peu cultivée, entre non dits et violence « où personne ne regardait jamais personne dans les yeux, où ma mère ne m’avait jamais interrogé sur mes états d’âme ni mon père sur mes rêves d’avenir. Une famille où les parents ne se confiaient jamais à leurs enfants, ne partageaient jamais les souvenirs d’enfance ». Pourquoi une famille pareille ?
Je suis partie de l’idée d’une famille défaillante, comme il y en a tant. Je n’ai pas eu envie d’expliciter cette famille, ni de lui trouver des raisons psychologiques. Car Joseph la subit sans la comprendre, il n’a pas encore les clés pour l’analyser.
Est-ce pour qu’il puisse être disposé à recevoir cette éducation sentimentale, esthétique et politique de ses amis immigrés colocataires, sa nouvelle famille ?
Oui, cette « mauvaise » famille est un décor pour mon personnage, afin qu’il ait envie d’aller voir ailleurs et de s’enrichir au contact du monde extérieur. C’est ce que nous faisons tous, peu ou prou, à l’adolescence, poussés par la nécessité de nous forger notre propre personnalité, de vivre nos propres expériences.
Et lui, que leur apporte-t-il ?
Il est leur miroir. En lui, cette famille de cabossés de l’Histoire, de blessés, se mirent et se voient. Il leur permet de mener à bien leur mission de transmission, dont on pouvait se demander si elle était possible. Car que transmettre quand on a tout perdu, sa patrie, sa culture, sa langue et jusqu’aux siens ? Et comment le faire ? Et dans un mouvement inverse, ils reconnaissent en lui un exilé de l’intérieur, quelqu’un qui a besoin qu’on l’aide à se (re)construire.
Aviez-vous déjà prévu la passion de Joseph pour Dorika, son évolution vers la photo ?
Pas tout à fait. Ces deux éléments se sont imposés au fil du récit.
Parlez-nous de cette bande d’artistes exilés des pays de l’Est, un russe blanc, une juive viennoise, un exilé cubain, un vieil hongrois. Vous êtes-vous inspirée de personnalités ayant existé ou d’amis venus de l’Est ?
J’ai croisé de tels personnages dans mon enfance. Un vieil interprète russe Blanc qui parlait dix langues ! Une Vieille autrichienne qui avait fui Vienne pendant la guerre et qui me racontait ses souvenirs. Deux vieilles sœurs russes qui avaient connu Picasso. Des amis américains d’origine européenne dont la famille avait fui l’Europe dans les années trente. Ils étaient tous polyglottes, multiculturels, extraordinairement cultivés et s’exprimaient avec des accents délicieux ! J’ai aussi eu la chance de me rendre à Cuba il y a quelques années , lorsque l’Urss désormais disparue ne pouvait plus aider le pays. J’ai été témoin de la misère humaine -j’ai vu des gens cultivés vendre dans la rue toute leur bibliothèque pour survivre- mais aussi d’une grande résilience.
Vos immigrés évoquent leur histoire terrible avec humour, cela correspond-il à un choix de votre part de ne pas tomber dans le tragique, à l’image de vos apatrides si fantasques et chaleureux ?
Leur humour est l’autre face de leur désespoir. Il est l’expression de leur souffrance et de leur résilience, de leur prodigieuse vitalité et intelligence. Celle aussi de l’absurdité de leur vie.
Avez-vous beaucoup voyagé comme Joseph à Vienne, à Budapest, à Cologne ? Vous êtes-vous beaucoup documenté?
Oui, je me suis moi aussi rendue sur les traces de mes personnages, à Vienne, Budapest, Cologne. Je suis assez obsédée par l’idée de lieu, le lieu perdu, disparu. J’ai besoin d’arpenter les lieux moi-même pour les ressentir et me les approprier. J’ai lu énormément de documents sur la période historique qui m’intéressait, des romans aussi.
Etes-vous, vous aussi, une passionnée de photo ? Avez-vous la même conception que Sandor qui parle de « ces photographes, ces princes des arts qui chevauchent la lumière, volent » ? Pensez-vous que ce sont eux qui gardent la mémoire de l’histoire du XXe siècle ?
Je vais sans doute vous surprendre, mais j’ai longtemps nourri à l’égard de la photographie une certaine méfiance. J’ai une formation d’artiste -dessin et peinture- et je me suis longtemps demandé si la photographie était un art. Lorsque l’on met des années à maîtriser et parfaire les gestes et techniques de son art, un simple déclic peut paraître suspect. De plus, au contraire de la peinture qui est une élaboration, une recréation, la photo capte le réel tel qu’il est.
J’ai compris avec le temps que la photographie joue un rôle de conservatoire des choses disparues : Visages, lieux, communautés. Elle témoigne, restitue le passé, nous met en prise directe avec lui, abolit l’espace-temps. C’est vertigineux. La photographie n’est pas un art, c’est de la magie, nous dit Roland Barthes. Ecrire avec la lumière, qui est onde, corpuscule, capter celle réfractée par des choses abolies, c’est de la physique quantique, et donc de la métaphysique !
En quoi André Kertész ou August Sander, ces grands photographes vous fascinent-ils ?
Kertész, c’est la poésie pure, la tendresse pour l’humanité. Sander, c’est l’extraordinaire compréhension de ce qu’est une société humaine. Il a fait le portrait de tous les acteurs de la société de son temps : l’ouvrier, le boulanger, l’avocat, le maître d’école, le notaire, l’intellectuel… mais aussi le jeune garçon membre des Jeunesses Hitlériennes et… la victime de persécution… Quelle prescience.
Avez-vous la nostalgie du monde d’avant guerre, ce Budapest « festif et givré », ces villes pleines de cafés, de cabarets ?
Lorsque j’ai trop la nostalgie de ce monde-là, de son charme, de sa créativité extraordinaires, je me force à me rappeler qu’il fut paradoxalement aussi celui du fascisme, du nazisme et de l’antisémitisme.
Avez-vous suivi des cours de graphologie comme Magda ?
J’ai bénéficié par deux fois d’une initiation à la graphologie, la première assez baroque et fantaisiste par quelqu’un qui l’avait étudiée à Vienne dans les années trente, comme Magda ! Mais je me garderais bien de dire que je maîtrise cette science !
En général, quels sont vos sujets de prédilection et vos sources d’inspiration ?
Le XXe siècle, ses richesses et ses drames, l’exil, les poètes, la création littéraire et artistique, les tiroirs temporels, L’Europe centrale, la Russie, l’histoire littéraire des Etats Unis.
Rédigez-vous un plan à l’avance ou laissez-vous porter par vos personnages ?
Je me laisse porter par l’inspiration, par mes souvenirs. Les hasards, les coïncidences, les synchronicités diraient certains, jouent aussi un grand rôle. Je ne commence à penser à un plan qu’en cours de route, souvent vers la moitié du travail. Une cohérence interne fait que tout, à la fin, se « tricote » et trouve sa place.
Quels sont les livres qui vous on influencé ? Et quels sont ceux qui vous accompagnent aujourd’hui ?
Les grands classiques français et anglo-saxons, les écrivains russes, allemands, Juifs, les poètes, les livres de peinture et de photographie, les guides des villes.
Vous souvenez-vous de la première phrase que vous avez écrite et du moment où vous avez eu envie de devenir écrivain ? Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ?
Elevée dans une famille franco-américaine, bilingue, bi-culturelle, j’ai très tôt lu dans les deux langues tout ce qui se trouvait dans la bibliothèque familiale. La question du langage, la passion des langues étrangères, ont d’emblée été au centre de mes préoccupations. L’idée d’écrire est venue comme un prolongement naturel à toute cette passion.
Êtes-vous constamment en éveil ? Prenez-vous beaucoup de notes ? Vous astreignez-vous à une régularité ?
En éveil, sûrement. Je suis curieuse, réceptive. Il fut un temps où je me promenais toujours, en tous lieux, avec un carnet de croquis et un crayon. Il me fallait croquer le monde. Avec le temps, l’écriture a pris le dessus. J’ai besoin de vivre des expériences, des rencontres pour les restituer. En période d’écriture, en voyage, je garde tout ! Plans de villes, tickets de métro, sachets de sucre, addition de café, emballages, choses trouvées, glanées. Un jour où l’autre, elles se retrouvent dans un roman ! S’agissant de régularité, ce sont plutôt l’inspiration et sa tyrannie qui dominent…
Quelle est et quelle devrait être la place de l’écrivain dans la société actuelle ?
Un écrivain n’a pas les réponses, mais il sait parfois trouver un point d’observation dans la société et poser les bonnes questions.
Finalement, à quoi sert la littérature?
Vaste question. À nous ouvrir les portes d’un jardin où nous rencontrer, écrivains comme lecteurs ? Un lieu où confronter notre humanité ? Où échanger, partager nos questionnements ? Où transcender par le récit notre expérience humaine si riche et si étrange, parfois si absurde ?
À nous relier entre nous, c’est certain
Patricia Reznikov
Le songe du photographe
Editions Albin Michel
( Crédit Photo – Astrid Di Crollanlaza)
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