Prix littéraires : les petites maisons d’édition ont-elles une chance ?

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Par Emmanuelle de Boysson – Bonne surprise : « A la place du mort », de Paul Baldenberger (Les Equateurs) figure dans la sélection du Prix Interallié. Enfin un premier roman en lice dont la presse n’a pas assez parlé. Sauf s’il veut se faire de la publicité, un prix littéraire court souvent derrière un succès au lieu de mettre en lumière un bon roman peu médiatisé. Sinon, à quoi servent-ils ? A couronner un auteur qui n’en a pas besoin, à faire plaisir à des copains, à son éditeur, à se retrouver entre vieux compagnons dans un bon restaurant ?

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De même, il est urgent que les membres des jurys fassent la part belle aux petites maisons d’édition. Les prix les plus intéressants sont en effet ceux qui s’ouvrent aux trouvailles et aux maisons indépendantes : le prix Wepler, le prix du style, les prix des lecteurs (Orange, Elle, Version Fémina, RTL, Fnac, prix des libraires… ).

Espérons qu’« A la place du mort », de Paul Baldenberger (Les Equateurs) sera couronné. Il le mérite pour ses qualités littéraires autant que pour l’émotion qu’il suscite. Des années plus tard, le narrateur retrouve ce qu’il a ressenti lorsqu’un homme armé l’a fait monter, à l’âge de 12 ans, dans une Peugeot pour le violer. Le jeune garçon va faire preuve d’une intelligence inouïe pour se protéger, s’évader en prenant de la distance, amadouer son agresseur, survivre. « Si je suis honnête, ce n’est pas exactement là que débute l’ignoble complaisance que j’ai eue ce jour-là (…). Je commence par lui dire que sa voiture est belle, qu’elle est confortable (…) Ce sexe-là, c’est bien le mien… en même temps ce n’est pas le mien, une chose inerte ». Au fil du récit de ces trois heures terribles, se mêlent des fragments de son enfance en banlieue et de sa vie d’adulte en quête d’amours, de voyages. Si son corps a gardé la mémoire du drame, l’homme blessé se tourne vers l’art, vers la lumière. Sa manière de conjurer la tragédie. Une écriture magnifique, une extrême justesse, un roman au plus près de l’enfance, ce pays où le jeu délivre, où l’on puise des forces insoupçonnées qui nous sauvent. Olivier Frébourg, l’éditeur, a eu du nez. Né à Dieppe, navigateur, passionné par la mer, journaliste et écrivain, Frébourg a publié de nombreux romans dont le dernier « La grande nageuse » au Mercure de France, salué par la critique. Directeur littéraire des Editions La Table Ronde, il a fondé en 2003, les Editions des Equateurs. Il publie aussi à la rentrée « L’opticien de Lampedusa », d’Emma-Jane Kirby. Autre texte puissant : « Poupe » de François Cérésa paru au Rocher figure dans la liste du Renaudot et de l’Interallié. Un récit intime qui reflète l’évolution d’une maison qui développe une collection littéraire formidable avec des titres comme « La guerre en vacances » de Bernard du Boucheron ou « Le sérieux bienveillant des platanes », de Christian Laborde.

Sabine Wespieser, Héloïse d’Ormesson et Liana Levi : des éditrices qui prennent des risques

Dans l’excellente 1ère sélection du Fémina figure « Désorientale », de Négar Djavadi, (Liana Levi), un roman sur l’Irak et les Irakiens à travers le regard de Kimiâ, exilée en France. Dans la salle d’attente du service PMA d’un hôpital, Kimiâ se souvient de son pays, le harem de son arrière-grand-père, la dictature de Khomeiny, les années rock… trois générations de personnages hauts en couleur. Un livre truculent, chaleureux, plein d’humour où se dessine le portrait des Iraniens : bavards, attachés à leurs familles, leurs clans, leurs rituels, leur histoire. Même si l’auteur se « désorientalise », sa bonne humeur, sa fantaisie, son grain de folie l’emportent. Pour les romans étrangers, les dames du Fémina ont choisi plusieurs livres publiés par des petites maisons : « Les Vies de papier », de Rabih Alameddine, ( Les Escales), « Des hommes de peu de foi » de Nickolas Butler (Autrement), « Les petites chaises rouges », d’Edna O’Brien, (Sabine Wespieser), « La faim blanche », d’Aki Ollikainen (Héloïse d’Ormesson) et « Matteo a perdu son emploi », de Gonçalo M. Tavares (Viviane Hamy). Saluons le travail les éditrices : Sabine Wespieser, Héloïse d’Ormesson et Liana Levi : elles prennent des risques, suivent une ligne éditoriale qui leur correspond, imposent leurs choix, se démarquent, réussissent.
Fille de Jean d’Ormesson, Héloïse d’Ormesson a fait ses débuts aux Etats-Unis, elle entre ensuite chez Flammarion, comme directrice de la littérature étrangère, puis chez Denoël et Robert Laffont. En 2004, elle fonde sa propre maison d’édition avec Gilles Cohen-Solal, son compagnon. Cette petite maison a tout d’une grande. L’objectif : « publier moins pour publier mieux », soit une vingtaine de livres par an. Editrice à l’anglo-saxonne, Héloïse se bat pour la promotion de ses livres auprès des libraires et a réussi à imposer une image graphique forte et attrayante. « Le faiseur d’anges » de Stefan Brijs a obtenu le prix des lecteurs 2010 des littératures européennes Cognac. Parmi les succès, les romans de Tatiana de Rosnay et, en cette rentrée : « Le jour se lève et ce n’est pas le tien », de Frédéric Couderc, « Lucie ou la vocation », de Maëlle Guillaud, « La faim blanche », d’Aki Ollikainen (en lice pour le Prix Fémina) et « Entre ciel et Lou », de Lorraine Fouchet, prix Bretagne. Un esprit d’équipe unit les auteurs, une excellente image auprès de la presse et des libraires, Gilles et Héloïse ont su faire des choix exigeants et personnels, la marque des grands. Pari réussi.
Liana Levi a fondé sa maison en 1982. Journaliste en France pour des publications italiennes, Liana Levi s’est lancée grâce à la présence de Primo Levi dans son catalogue. Elle représente les petits éditeurs du Syndicat national de l’édition depuis 1998. Elle s’est imposée grâce à une politique éditoriale sélective, axée d’abord sur l’étranger avec comme auteurs : Milena Argus, Andreï Kourkov, Kim Thuy… ou des auteurs français : Philippe Delerm ou Virginie Ollagnier. 400 titres à son actif, une trentaine de livres par an, dont une dizaine de poches dans des domaines divers, que ce soit des essais, des romans policiers, des beaux livres… Avec les collections Piccolo et « L’autre guide », elle porte un autre regard sur les pays. Un regard humain, de femme, je dirai.

Le groupe des éditions de l’Archipel crée en 1991 par Jean-Daniel Belfond regroupe les éditions Presse du Chatelet, l’Archipel, Ecriture et Archipoche, 500 titres au catalogue. Parmi les dernières publications de L’Archipel, « Jim Morrison et le diable boiteux » de Michel Embareck. L’emblématique chanteur des Doors, Jim Morrisson, vouait un culte à Gene Vincent, l’interprète de Be-Bop-A-Lula. Drogues, alcool, errances, les deux amis ont partagé les mêmes démons, tous deux victimes très jeunes des paradis artificiels. Lennon, Nixon, Presley, Manson traversent ces pages où l’on assiste à Woodstock, on flirte entre Miami et Los Angeles. Le rock, un état d’esprit, une quête de la liberté, des illusions : l’interdiction d’interdire et la vie en communauté. En toile de fond, l’éternelle question : Jim Morrison, on le sait est mort d’une overdose. Quelqu’un aurait-il forcé la dose pour se venger ? Beaucoup d’encre a été versée pour résoudre cette énigme qui le restera. Toujours est-il que ce roman au présent se lit d’une traite tant il fait revivre une époque, une amitié, au rythm in blues.

Les petites maisons d’édition : la cote auprès des libraires et des lecteurs pour des choix risqués

Les petites maisons d’édition ont la cote auprès des libraires et des lecteurs. La patte d’un éditeur, des choix risqués : elles suscitent la sympathie, l’envie de les encourager. Si longtemps, certaines se sont spécialisées, comme Gallmeister, dans les grands espaces, Sonatine, les thrillers, pour Guillaume Allary qui a créé sa maison : « on assiste à la création de maisons d’édition généralistes ». Beaucoup veulent s’émanciper des grandes structures afin de s’adapter facilement, de faire connaître leurs goûts, leurs engagements. Une manière de se rendre « lisibles » plus efficace que mieux les collections des grands où on a du mal à s’y reconnaître dans le fourre-tout. Jean-Yves Clément, directeur éditorial du Passeur éditeur, met l’accent sur l’atout des petites maisons : leur visibilité, leur humanité, ce côté famille, équipe. Chaque livre est un pari, un enjeu, contrairement aux grosses maisons où l’on compte sur les best-sellers. Guillaume Allary explique que chaque auteur compte. Essayistes et romanciers apprécient qui s’y fient de plus en plus délaissant les grosses maisons où ils se sentent parfois comme des numéros « avec obligation de rentabilité », poussés même à choisir des sujets exceptionnels, des personnages connus dont on « pourrait faire une bio romancée », des thèmes d’actualité. Jusqu’à quand les éditeurs dicteront ce qu’ils doivent faire aux auteurs ?

En tous cas, soutenons les maisons indépendantes : on avait prédit leur disparition : l’inverse se produit : elles étonnent, elles choquent, elles défendent la littérature, elles font l’actualité, elles fleurissent, dégagent une belle énergie, des petites entreprises très rentables qui jouent dans la cour des grands et les bousculent.

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