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Niels Ackermann : Slavoutytch, clichés d’une jeunesse (radio)active

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Par Romain Rougé – Niels Ackerman a passé trois ans à Slavoutytch, en Ukraine. Le photojournaliste est parti à la rencontre des « enfants de Tchernobyl » qui habitent une ville sortie de terre après la catastrophe. Dans « L’Ange Blanc », l’ouvrage qui rend compte de son travail, il propose une autre vision de l’Ukraine et de Tchernobyl. Interview.

propos recueillis par

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Vous dites être littéralement tombé amoureux de l’Ukraine et de la ville de Slavoutytch. Qu’est-ce qui a provoqué chez vous le coup de foudre ?

Je ne peux pas dire que je suis tombé amoureux de Slavoutytch. De l’Ukraine oui, parce que j’y ai rencontré des gens d’une très grande générosité, et parce qu’il y a plein de belles histoires à raconter. Slavoutytch, j’ai accroché parce qu’il y avait une histoire et que je me suis attaché à mes personnages.

Comment est née l’idée de faire ce livre ? Le trentième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl a-t-il été le déclencheur de sa publication ?

Par chance, Tchernobyl n’était pas mon intérêt premier quand j’ai abordé la ville. Il s’agissait plutôt pour moi de voir cette ville particulière. Je voulais voir à quoi ressemble une ville qui n’a pas d’histoire au-delà de 28 ans et dont tout a été planifié dès le départ. Par la suite, voyant que cette ville était la plus jeune d’Ukraine (par l’âge de ses habitants), j’ai voulu voir comment cette jeunesse dessine son avenir alors que celui de leur ville semble plutôt limité. C’est là que Tchernobyl est arrivé, puisque la centrale est le principal pourvoyeur d’emplois de la ville. Notamment pour mes personnages.
Dès que j’avais défini que l’angle serait la jeunesse, je savais que le format habituel de publication de mes photos (presse quotidienne et magazines) ne me permettrait pas de créer la narration que je souhaitais. Le livre était le seul format que j’envisageais pour offrir au lecteur l’expérience désirée. Du papier au format en passant par l’ordre des images, leur taille, la position du texte et qui l’écrit, tout a été réfléchi dans ce sens.

La ville de Slavoutytch est née après la catastrophe pour loger les milliers de travailleurs mobilisés pour la protection du site ravagé. Quel est exactement le travail de ces personnes sur place ?

Il y a eu plusieurs types de tâches. Jusqu’à l’an 2000, aussi fou que cela puisse paraître, on produisait encore de l’électricité à Tchernobyl. C’est essentiellement pour cette raison que Slavoutych a été bâtie. Mais le 1er janvier 2000, le dernier réacteur a été éteint suite aux demandes insistantes de l’UE. Depuis, il y a deux employeurs principaux. D’abord la centrale elle-même qui continue de démonter l’infrastructure. Ca implique notamment de mesurer la radioactivité des éléments démontés, de les nettoyer si cela est possible et sinon de les stocker dans un endroit sécurisé. Le deuxième gros employeur, c’est Novarka, un consortium de Bouygues et Vinci qui bâtit le gigantesque sarcophage qui va être glissé à l’aide de rails sur le réacteur 4 l’an prochain et l’emballer pour les 100 prochaines années. Ce sarcophage est assemblé à côté du réacteur mais l’espace a été très bien assaini et on peut y travailler sans protections particulières (mais toujours sous le contrôle de dosimètres pour être sûr).

Vous même, quel regard portez-vous sur Tchernobyl, trente ans après ?

Bonne question. D’abord, je suis ému par la catastrophe humaine qu’a représenté cet accident. Tant de souffrances et de morts, c’est vraiment effrayant. Et l’héroïsme des gens qui, dès les premiers jours, ont aidés à contenir l’impossible, force l’admiration. Mais je suis aussi impressionné par le rapport affectif des gens de Slavoutytch avec « leur centrale ». Allez par exemple faire un tour au cimetière et vous verrez, gravé au dos de beaucoup de pierres tombales, de nombreuses représentations du réacteur 4, du logo de la Centrale ou encore des symboles atomiques. À Slavoutytch, paradoxalement, cette centrale est un symbole de vie. Ces nuances sont importantes pour moi. Le monde n’est jamais noir ou blanc. Ce qui est négatif pour certains est positif pour d’autres.

Le livre débute avec une photo de sang sur le bitume qui contraste avec les clichés pleins de vie du reste de l’ouvrage. Pourquoi cette image ?

Dès la toute première page du livre, le lecteur entre dans l’image. Avec Manuel Bauer qui m’a aidé à concevoir la séquence, nous souhaitions une immersion directe dans l’atmosphère de la ville. Une immersion dans l’action un peu comme dans un film. Cette tache de sang vient créer une rupture et rappeler que la ville mêle un côté festif et léger à des choses plus graves.

« La rencontre avec Ioulia a changé ma vie »

En trois ans, vous avez pris plus de 23 000 photos. Comment avez-vous fait votre sélection pour le livre ? Aviez-vous choisi un angle particulier ?

Sélectionner quelques dizaines d’images de tout ce corpus est un travail titanesque. J’avais eu la chance d’être présent durant les premiers jours de la dernière révolution ukrainienne. De novembre à mi décembre. L’événement n’intéressait alors que très peu les médias européens. Entre janvier et avril 2014, j’avais des engagements qui me bloquaient dans les alpes pour un projet photo. J’étais donc loin de l’Ukraine quand tout s’y passait, ce qui faisait naître en moi une très grande frustration de ne pas pouvoir activement soutenir ce pays auquel j’étais devenu si attaché. J’ai donc décidé d’utiliser cette énergie pour trier ces images et en ressortir la matière pour montrer une autre Ukraine au monde. Faite de vie plutôt que de violence.
Le photographe suisse allemand Manuel Bauer, grâce à l’aide du prix Globetrotter, m’a aidé à extraire de mes 600 images favorites une sélection cohérente pour raconter l’évolution de mes personnages.

Ioulia, « l’héroïne » du photoreportage, tient une place à part. Comment vous êtes-vous rencontrés ? Qu’est-ce qui, en elle, en fait un élément central ou représentatif ?

À plus d’un titre, la rencontre avec Ioulia a changé ma vie. Sans elle, ce reportage à Slavoutych aurait été arrêté bien plus tôt. Mais c’est elle qui m’a introduit à tout son entourage et a laissé photographier sa vie sans jamais interférer dans mes choix ou mon travail.
Avec le recul et la réaction de certaines personnes à Slavoutytch, je réalise que Ioulia était le sujet parfait pour parler de cette jeunesse et cela dès le début. Quand je l’ai rencontrée, un soir dans un parc, c’est le fait qu’elle parle anglais qui a facilité les choses. Mon russe était encore très très rudimentaire. Et elle parlait anglais parce qu’elle rêvait bien au-delà des frontières de la ville. C’est toujours le cas maintenant et je constate que ce travail, le fait que Ioulia soit régulièrement mise en rapport avec des codes esthétiques et artistiques occidentaux a continué une transformation qui était déjà en place chez elle. C’est une fille très intelligente boulimique de cultures étrangères. À tel point qu’elle me semble maintenant être une sorte « d’alien » à Slavoutytch où la vie est très « pépère » et où il ne se passe jamais grand chose de nouveau. Pour moi, Ioulia est donc une bonne héroïne de cette histoire parce que, de tous mes personnages, je pense que c’est la première qui quittera cette ville.

Les habitants ont-ils facilement accepté la publication des photos ? Comment vous y preniez-vous pour immortaliser des moments de vie naturels, parfois intimes ?

La plupart des habitants ont compris que je voulais raconter le drame de Tchernobyl différemment. Mais certaines personnes dans l’administration de la ville ont de la peine avec les codes visuels contemporains et pensent que mon reportage est très pessimiste. C’est leur droit et je ne cherche pas à faire des images qui plaisent à tout le monde. Ce qui m’embête, c’est quand ces gens commencent à émettre des jugements concernant mes personnages sans même réaliser qu’à leur âge, ils étaient pareils, si ce n’est pire. Néanmoins, voir comment une image peut être lue de différentes manières m’intéresse et j’essaie d’apprendre un maximum de ces divergences culturelles.
Pour photographier l’intimité, il faut faire partie de cette intimité. Ca implique de revenir inlassablement (plus de 16 voyages), d’éviter toute interférence : je n’avais aucun traducteur, je venais seul et ainsi je créais un rapport de confiance réciproque. Ces jeunes m’ont très vite beaucoup donné et en même temps qu’ils m’offraient leurs histoires et leurs moments de vie, ils me chargeaient d’une responsabilité énorme : produire un travail objectif et de qualité pour raconter leurs vies. Les personnages ont compris que je ne venais pas réaliser « leur » album photo. Certaines images ne leurs plaisent pas, mais ils ont tous compris que j’étais là pour documenter quelque chose qui va au delà d’eux même : le passage de l’adolescence à l’âge adulte. Une étape par laquelle on passe tous.

Durant ces trois années, qu’est-ce qui vous a le plus marqué à Slavoutytch ? Chez ses habitants ?

Une chose qui a changé ma vie, c’était de voir ces jeunes décider si rapidement de choses lourdes d’implications. Travail, vie de couple, famille… des choix que je n’arrivais pas à faire en plusieurs années, eux les faisaient en quelques semaines, sans trop se soucier de savoir si cela faisait sens à long terme. Cela m’a permis de questionner notre rapport européen au futur : celui qui nous obsède, contre lequel on s’assure (assurances, Etat providence, épargnes…) parce qu’on le voit semé d’ennuis. Le problème, c’est que si on voit toujours les problèmes, on devient hyper protecteur et, à la fin, on ne fait plus rien.
Les jeunes de Slavoutytch m’ont donc permis de prendre confiance dans le présent et dans la capacité qu’on a à rebondir en cas de coups durs. Cela m’a poussé à sortir de ma zone de confort dans bien des domaines de ma vie, notamment en quittant la Suisse pour aller m’installer en Ukraine ou en quittant mon ancienne agence et en en co-fondant une nouvelle, Lundi13, avec quelques amis et collègues.

Niels Ackermann

« L’ange est un symbole qui remplace Lénine dans la façon dont il est glorifié »

« Ici, plus de gens meurent à cause des effets de l’alcool et de la drogue qu’à cause de la radioactivité » : un constat amer au vu de l’ampleur de la catastrophe. Pour vous qui avez vécu sur place, avez-vous ressenti un lien de cause à effet ?

Pour moi, cette phrase est centrale de ce projet. Je n’étais pas venu à Slavoutytch pour Tchernobyl. Par conséquent, je n’avais pas d’histoire à documenter en suivant les raccourcis classiques et je pouvais laisser venir à moi de nouvelles problématiques. Quand Kirill m’a dit ça devant la tombe de son meilleur ami en me montrant celles de certains de ses camarades, j’ai compris ce luxe que j’avais de pouvoir laisser les histoires venir à moi plutôt que de venir avec une histoire déjà écrite dans la ville et de chercher à la démontrer, au risque de raconter quelque chose de biaisé. Il y a clairement des problèmes de drogue et d’alcool à Slavoutytch, mais ce serait trompeur de dire que c’est un cas isolé. C’est le quotidien de nombreuses petites villes de périphérie où les activités sont peu nombreuses et où le temps libre peut devenir long.

Vous avez intitulé votre livre « L’Ange blanc » en référence à la statue du même nom financée par la municipalité au prix de coupures d’eau chaude et de gaz pendant un mois. Pourquoi vous êtes-vous arrêté sur ce titre ?

J’aime le mystère de ce titre. Cet ange est un symbole inattendu de cette ville. Un peu naïf, un peu kitsch. Il sort aussi complètement des symboles soviétiques habituels mais en même temps, il remplace totalement un Lénine dans la façon dont il est glorifié. Pour moi il est devenu le symbole de l’ennui.

Vous souhaitez vous investir davantage en Ukraine : y travailler et y vivre. Qu’avez-vous envie d’accomplir là-bas ?

Exactement. C’est pour moi le pays où je dois être en ce moment. Parce que ce pays doit se réformer en profondeur pour faire face à tous ses défis. Il vit une crise économique très dure, mais elle stimule la créativité et fait apparaître nombre de très beaux projets. J’ai envie de voir cette renaissance, et pourquoi pas d’en faire partie. Quand on est jeune, je pense qu’il faut aller vivre là où on peut changer les choses et tant pis si c’est parfois un peu moins confortable.
J’ai de nombreux projets en cours. Le plus immédiat, c’est un reportage en cours sur la « décommunisation » que je réalise avec le correspondant français Sébastien Gobert. Depuis la dernière révolution, l’Ukraine procède à marche forcée à une nouvelle écriture de son identité nationale et cela passe par la gestion de leur passé communiste. L’absence de débat de fond sur la manière de procéder nous inquiète et nous souhaitons, au travers de ce nouveau projet, créer une discussion plus ouverte et nuancée.

L’Ange Blanc : Les enfants de Tchernobyl sont devenus grands
Niels Ackermann
Editions Noir sur Blanc
180 pages – 35 euros

Crédit Photo de tête : Anna Shumeiko
Crédit Photo : Niels Ackermann

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