Craig Shreve : un récit fraternel dans un monde noir et blanc

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Par Romain Rougé – Une nuit au Mississippi est le premier livre de l’auteur canadien Craig Shreve, descendant de la militante antiesclavagiste Mary Ann Shadd Cary. L’histoire se déroule en plein Freedom Summer, un des épisodes du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. Mais cet élément historique n’est que le décor qui cache en réalité une histoire sur la culpabilité, la justice, l’amour fraternel, le sens de la vie et le monde, intemporel, qui nous entoure.

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« Les gens meurent quand ils imaginent ce que le monde pourrait être. C’est en acceptant ce qu’il est qu’on arrive à survivre. » Cette phrase lourde de sens pourrait à elle seule résumer Une nuit au Mississippi. Issu d’une famille afro-américaine pauvre, Warren Williams passe son enfance à New York puis dans l’Etat du Mississippi où il vit avec ses parents, ses deux soeurs et son frère, Graden. C’est autour de l’assassinat brutal de ce dernier que va se construire l’histoire. Graden était un militant pour l’égalité des droits entre Noirs et Blancs dont le point culminant a été l’épisode célèbre du Mississippi Summer Project en 1964.

Voulant sortir de sa condition de Noir voué à de basses besognes, Graden va, contre l’avis de son père, décider de s’instruire en allant à l’école par lui-même et participer à des rassemblements secrets pour défendre les valeurs auxquelles il croit. Son frère Warren est plus désabusé : il ne comprend pas vraiment le combat de son frère, mais il le soutient : « En réalité, je n’étais pas certains de participer à ce combat. Je ressentais de la ferveur quand j’entendais les discours de Graden et des autres, j’éprouvais de la rage quand il était question des droits et des libertés qu’on nous refusait et j’envisageais moi aussi avec enthousiasme la possibilité d’un avenir meilleur, mais je n’étais pas animé de la même conviction que mon frère, et je savais que ce ne serait jamais le cas. C’était sa cause, pas la mienne. »

L’assassinat de Graden et la parodie de procès qui suivra changera à tout jamais Warren. Dans un premier temps, ce dernier rompra tout lien avec sa famille qui lui rappelle le tragique événement. Il va ensuite traverser les Etats-Unis, poursuivre les études que son frère avaient commencé avant lui et traquer les assassins de Graden suite de la réouverture du procès, quarante ans après. Ayant assisté impuissant à la torture et à l’exécution de son frère, Warren va porter ce fardeau toute sa vie. L’histoire est celle de sa culpabilité et de sa survie dans un monde qu’il n’a jamais réussi à comprendre : « Je ne me suis pas simplement tenu à l’écart de mes pairs ; je les ai violemment repoussés. »

L’originalité du récit est qu’il est raconté selon deux points de vues, ceux de Warren et d’Earl Olsen, le dernier responsable encore en liberté de la mort de Graden. On passe également d’un lieu et d’une date à l’autre, la temporalité n’ayant que peu d’importance pour assembler les pièces du puzzle. Une mosaïque dont l’essentiel n’est pas tant l’arrestation des responsables du meurtre de Graden, mais bien le chemin emprunté par Warren pour parvenir à se libérer de son fardeau – ne pas avoir secouru son frère : « J’ai cultivé une image d’individu isolé, au sentiment profondément ancré d’être à part. je refusais toutes les opinions, mêmes celles avec lesquelles j’étais d’accord. »

Le poids de la culpabilité et le sens de la justice restera une question laissée sciemment ouverte et à l’appréciation du lecteur : « La balance de la justice est différente de ce que vous croyez. Elle ne connaît pas la symétrie. Un geste horrible n’annule pas une seule bonne action. Il annule toutes les choses bien qu’on a faites dans sa vie. » On parle ici autant du crime que de la non assistance de personne en danger.

Toute la question est là : est-ce que Warren se sent vaincu par sa culpabilité ? « (…) j’ai alors compris de quelle victoire il parlait : celle qu’on obtient uniquement en refusant de se sentir vaincu. » Est-ce que Warren est défait par sa culpabilité ou par son désir de vengeance ? Arrivera-t-il à se sauver lui-même alors qu’il n’a pas eu le courage de libérer son frère ?

Au-delà des faits historiques de la ségrégation, le livre donne à réfléchir au monde qui nous entoure, qui n’est au final ni noir, ni blanc, dans tous les sens du terme. Et c’est là sa plus grande force.

Une Nuit au Mississippi
Craig Shreve
Editions Les Allusifs – Traduction de Marie Frankland
14 €, 200 pages

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