HEY! modern art & pop culture : une exposition éblouissante
Par Virginie Lerot – Cet automne-hiver, la Halle Saint Pierre à Paris ouvre ses portes à une exposition conçue par Anne et Julien, fondateurs de la revue HEY! modern art & pop culture et défenseurs infatigables des expressions artistiques de la contre-culture. 62 artistes internationaux, dont c’est souvent la première présentation en France, sont réunis pour cette manifestation spectaculaire qui ne saurait laisser indifférent.
Un cadre sur mesure
Haut lieu parisien de l’art brut et populaire joliment établi au pied de la butte Montmartre, la Halle Saint Pierre avait déjà accueilli les deux précédentes expositions (en 2011 et 2013) concoctées par Anne et Julien autour des artistes publiés dans les pages de leur revue HEY! modern art & pop culture (dont le vingt-troisième numéro vient de paraître). Cette collaboration ne surprend pas, dans la mesure où la directrice du lieu, Martine Lusardy, s’attache à faire connaître l’art populaire contemporain, les créations qui ont lieu hors du circuit établi et sont par conséquent reléguées aux marges de ce que l’on désigne généralement par le syntagme « art contemporain ». Plus qu’un musée ou une salle d’exposition, la Halle Saint Pierre est un lieu de vie et d’échange, avec son café, ainsi qu’un lieu de culture, avec sa librairie bien achalandée. Elle constitue l’écrin idéal pour une célébration de la contre-culture contemporaine : art outsider, lowbrow, bande dessinée, folk art, art brut et singulier, art naïf (avec, entre autres, des œuvres prêtées par le musée de La Fabuloserie).
La scénographie remarquable conçue pour l’occasion se déploie sur deux niveaux. Le premier fait pénétrer dans un vaste espace sombre, qui invite à la déambulation au fil de sections habilement définies par des cloisons incomplètes dessinant des espaces singuliers tout en maintenant l’ouverture sur l’ensemble ; à l’étage, le même type de structure est répété, mais baigne désormais dans la lumière et la blancheur des murs. L’ensemble offre un univers cohérent et captivant, parfaitement adapté aux pièces présentées.
Un chaos maîtrisé
62 artistes, c’est beaucoup. Le nombre d’œuvres présentées est tout aussi impressionnant. On pourrait donc craindre le chaos. Sauf que, précisément, cette espèce d’anarchie apparente sert le propos. Entre les peintures d’une minutie folle du champion du surréalisme pop américain Mark Ryden ( interview ici ) et les sculptures composites de Joël Négri, il y a un monde. Et pourtant… Un fil invisible relie les créations exposées, qu’elles soient marquées par une forme de référence à l’histoire de l’art ou tout à fait singulières, qu’elles évoquent la peinture à l’huile des maîtres de la Renaissance nordique, comme les fabuleux tableaux saturés d’allégories et de symboles de l’Argentin Gabriel Grun, grand admirateur de Dürer et Holbein, ou révèlent les insolites possibilités de la pierre, comme les énigmatiques sculptures d’Hirotoshi Ito. Ce fil, c’est l’imaginaire libéré des modes et des diktats, le goût de l’étrange, la quête personnelle ; c’est une démarche créative qui rejette l’uniformité, les normes, et lie les artistes réunis dans cette exposition par-delà les différences stylistiques, temporelles et géographiques. « La mixité par le rassemblement, la résistance par l’imaginaire », écrivent les commissaires dans le texte liminaire du catalogue.
Cet imaginaire est volontiers fantastique. Souvent aussi, il a une portée politique et sociale, comme on le voit avec la série Iconostasis du Serbe Aleksandar Todorovic, ou à travers les grandes peintures à l’huile hyperréalistes de Ron English, artiste engagé dans le culture jamming (mouvement qui détourne les codes de la culture commerciale et de la publicité pour subvertir leur message en son exact opposé). Ailleurs, il va plutôt interroger l’univers de l’enfance et ses zones ténébreuses, comme chez la peintre surréaliste pop Marion Peck. Chez beaucoup, une dimension macabre affleure, puissante. Ainsi des saisissants bustes d’Hervé Bohnert, où le squelette et la chair se partagent l’être, ou des tableaux baroques de Ray Abeta (hélas décédé en 2014), tel El Quinto Sol (1996), interprétation géniale et syncrétique du rituel mésoaméricain de l’autosacrifice. Certaines œuvres sont d’une finesse et d’une délicatesse exceptionnelles – par exemple, les crânes de nacre peint de Gregory Halili ; d’autres, au contraire, agressent le spectateur, le touchent au cœur, au cerveau. C’est alors un art de la cruauté, pourrait-on dire en empruntant la terminologie artaldienne. Impossible de rester de marbre face aux bizarres « poupées » de Ludovic Levasseur, momies inventées qui semblent nous tendre un miroir désagréablement organique. Les crânes sont nombreux chez ces artistes-là, mais ils ne sont ni monotones, ni univoques. Vanités et Memento mori actuels, ils constituent le signe de ce que cet art non conforme touche à ce qu’il y a de plus essentiel. Comme l’écrit très justement Martine Lusardy dans le catalogue d’exposition, les œuvres de ces artistes « sont dans l’entre-monde, là où se célèbrent les noces de l’art et de la folie, de la vie et de la mort, où se jouent les multiples passages de l’originaire à la culture, de l’intime à l’universel, où s’énoncent nos identités plurielles. »
Le goût de la liberté
Sans jamais être pédante, l’exposition parvient à montrer combien la contre-culture, la culture populaire, l’art déviant, bref, la création contemporaine dite marginale est foisonnante et admirable. De très grands artistes ont fait ou font leur chemin à l’écart des marchés de l’art, des galeries, des coteries. Le fait n’est pas nouveau : l’exposition montre d’ailleurs d’intéressants exemples d’art populaire du XIXe siècle, comme les diableries, curieuses et facétieuses vues stéréoscopiques qui ont inspiré la série des Diableries de Reno Ditte, ou les flashes (modèles de tatouage) produits il y a un siècle par les maîtres Tom Berg et Bert Grimm. Certes, une partie des artistes présentés sont reconnus, comme Dado, dont deux peintures sublimes accueillent le visiteur au début de la visite, ou, dans un autre genre, Don Ed Hardy, tatoueur à la renommée mondiale qui s’est intéressé aux rapports entre l’histoire de l’art et l’exercice du tatouage dans les diverses régions du monde et dont on peut voir ici des dessins à l’encre et des aquarelles. Mais les dessins de comics, les peintures jouant sur les codes de l’ukiyo-e et du tatouage traditionnel japonais (pensons aux réalisations raffinées de Hiroshi Hirakawa et du tatoueur Horiyoshi III), les enfants en plumes de Lucy Glendinning, les portraits judiciaires sur sac en papier de Chris Crites, l’art anonyme des tranchées, les céramiques hybrides de Lian Yu-Pei, tous ont une valeur irréductible. Pas de classement, de hiérarchie. Des mises en regard plutôt, et des croisements. Des dialogues audibles à qui voudra prêter l’oreille.
On sort de cette exposition ébloui et rasséréné : la création artistique libre a de beaux jours devant elle.
Informations pratiques
HEY! modern art & pop culture / Act III
Commissariat : Anne et Julien
Halle Saint Pierre
2 rue Ronsard – Paris 18e
Métro : Anvers (2) ou Abbesses (12)
Tél. 01 42 58 72 89
www.hallesaintpierre.org
Jusqu’au 13 mars 2016
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