Montréal, au même titre que Lisbonne, a une place importante dans ce roman. La thématique du voyage est très présente. Pourquoi ?
J’ai écrit ce roman à Montréal en 2012. L’idée est apparue bien avant que j’y vive. J’ai été invité par le Conseil d’Arts et de Lettres de Montréal, pour être écrivain résident durant deux mois. Mais quand je suis arrivé dans la ville, au milieu du festival de jazz, auquel j’ai assisté plusieurs fois, elle m’a semblé être l’endroit idéal pour imaginer le personnage d’Hugo, un joueur de contrebasse perdu en son for intérieur.
Vous abordez dans ce roman l’introspection, la double identité, la folie. Quelle a été la genèse de l’histoire d’Hugo ?
Elle émane de ma propre vie. Quand je suis né, j’avais un vrai jumeau. Il s’appelait Hugo, mais il est décédé peu après sa naissance. En un sens, la thématique de la double identité m’a toujours accompagné, tout au long de ma vie. J’ai donc eu envie d’écrire sur ce sujet. L’introspection vient avec l’esprit d’un artiste, je suppose – dans le cas présent, un musicien, encore en quête d’identité en tant qu’instrumentiste et être humain. En ce qui concerne la folie, lorsque nous nous retrouvons livrés à nous-mêmes, sans être fondamentalement sûrs d’exister, nos états d’âme peuvent nous détruire. Un auteur portugais, Tolentino Mendonça, appelle cela le « tremblement radical », la plaie ouverte que nous gardons toute notre vie. Lorsque nous sommes contraints de nous y intéresser de plus près – dans le cas d’Hugo, la présence spectrale d’un autre être humain radicalement semblable, ami et ennemi – toute la structure qui nous maintient en vie s’effondre.
D’ailleurs, vous utilisez l’expression « fou de solitude » à plusieurs reprises dans le roman. Hugo n’étant pas un personnage solitaire, comment pourrait-on interpréter cette expression ?
La solitude a trait au for intérieur. L’isolement et la peur peuvent avoir de multiples répercussions sur un homme, lorsqu’il est seul face à ses pensées. La folie n’est pas l’absence de raison, mais l’absence de tout sauf de raison. Lorsque notre esprit est confronté à la blessure fondamentale, il cherche à comprendre ce qui ne peut l’être : le fait que nous puissions être des âmes brisées, que notre rapport au monde et aux personnes en devienne pathologique. «Fou de solitude » signifie être prisonnier d’un état d’esprit, en essayant de comprendre et de contrôler sa vie, alors même que l’Homme ne peut la contrôler.
Par ailleurs, le manque (dont l’étymologie évoque une chose nécessaire, nécessité que l’on retrouve aussi dans votre livre) est omniprésent. Il y a la relation fusionnelle entre Hugo et Luis Stockman, il y a Elsa et Julia, qui manquent à Hugo, le meilleur ami de Luis, à qui il manque irrémédiablement. Est-ce quelque chose qui vous hante personnellement ?
En effet, je pense être hanté par cette blessure, par ce manque, et, par conséquent, elle est omniprésente dans mes livres. J’ai le sentiment que chaque écrivain ou artiste a besoin de regarder ce vide de plus près – dans mon cas, écrire à travers la fiction – pour comprendre que l’esprit est la seule chose qui puisse amorcer la guérison de cette blessure. Rien dans cette vie matérielle ne suffit à une personne « hanté ». Mais au travers des mots, de l’amour et de l’humour, (car oui, il y en a dans ce livre), les choses peuvent être acceptées à défaut d’être comprises. C’est ce que le meilleur ami de Luis tente de faire lorsqu’il écrit la seconde partie du roman.
Il y a en effet deux parties distinctes dans votre roman. Pourquoi ce choix ?
Parce que je devais appréhender les choses d’un autre point de vue. La première partie traite des événements à travers le dépérissement mental d’Hugo, la confrontation avec son « autre », la compréhension que nous ne sommes pas uniques, qu’il n’y a pas de séparation dans une réalité spirituelle. Hugo se distingue des autres et son fantôme – Luis, une « meilleure » version de lui-même, plus brillant, et ayant plus d’expérience lui montre qu’essayer d’oublier cette blessure, comme il le fait, va le hanter. Finalement, Hugo n’est pas capable de regarder dans les abysses plus longtemps. C’est pour cela que le narrateur entre en scène et essaie d’apporter des solutions.
Cette seconde partie du roman ressemble à une sorte de justification : celle du nom des personnages, de certains événements etc. Pourriez- vous nous en parler ?
Comme je l’ai signalé auparavant, c’est une manière de donner un sens à ce qui n’en a pas. Sont-ils des jumeaux ? des sosies ? L’identité en tant que telle, existe-t-elle ? Les explications ne mènent à rien lorsqu’elles ont trait aux questions existentielles sur la vie et l’esprit. L’esprit est plus fort que la rationalité. La fin va de soi : ils existeront toujours, qu’ils soient en vie ou non. Aucune distinction au niveau spirituel. « L’autre» symbolise nos opportunités et nos blessures.
Ce narrateur, qui, en définitive, est aussi un personnage, et on ne le sait qu’après, ne porte aucun nom, on ne l’identifie pas. Pourquoi ?
Les personnages de mes romans n’ont jamais de nom. Si je devais nommer mon narrateur, j’imagine qu’il pourrait être moi, parce qu’il est, dans une certaine mesure, mon semblable.
Dans votre livre, le narrateur a de multiples réflexions sur le monde. Pour lui, les obsessions sont à apparenter à de la négligence, il explique aussi qu’après le bonheur, on connaît forcément le malheur, il n’y a pas de « tranquillité neutre». Sont-ce des pensées que vous partagez ou sont-elles purement le fruit de la réflexion du narrateur ?
Je pense partager ce sentiment avec lui. S’il m’arrive d’être neutre sur de nombreux sujets, ce n’est pas le cas à propos de la vie. La vie exige émotion, action et décision. Si je réprimais mes émotions, comme Hugo, les sentiments et les émotions deviendraient des hantises. Le bonheur ne peut avoir une issue funeste que si votre vie a été jalonnée de malheurs. Quoiqu’il en soit, je crois que le bonheur est un excellent concept qui n’a pas réellement de sens. La paix intérieure me parle davantage. Mais, être en accord avec nous-même et la vie que nous menons demande travail et attention.
Un auteur met forcément un peu de lui dans ses personnages. Que partagez-vous avec les vôtres ? Hugo, Luis Stockman, et le narrateur ?
J’estime que chacun d’eux me correspond. Il m’arrive de jouer de la contrebasse ; j’ai été un jeune homme solitaire ; mon idée fixe était de résoudre la question de la vie, cette blessure fondamentale. Mais je suis également quelqu’un de sensible, tout comme Luís, personnage instinctif et impulsif. Le narrateur est aussi à mon image ; il illustre mon tempérament calme et rationnel et préfère ressasser les choses une fois qu’elles se sont passées.
Votre roman ne donne finalement jamais la « solution », nous ne parvenons jamais à comprendre comment cela ait été possible que les deux personnages aient composé la même musique. Pourquoi ?
Pour le dire à nouveau, ce sont des esprits à jamais indistincts. A la fin, Luis s’est accaparé la vie d’Hugo et marche dans la rue enneigée, et entend les murmures d’Hugo dans sa tête : il est là, il n’est jamais parti. Tout comme mon frère jumeau : il ne m’a jamais quitté, il est toujours présent. Nous sommes une seule et même personne.
Lisbonne Mélodies de Joao Tordo
Editions Actes Sud
Parution: Mai, 2015 / 240 pages
Traduit du portugais par : Dominique NÉDELLEC
Prix: 22, 50€
En dédicace à la Comédie du Livre les 29,30 et 31 mai 2015
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