Le dernier gardien d’Ellis Island : un roman tissé de choses intimes, d’imaginaire et de réalité historique
Par Laurence Biava – bscnews.fr/ Le dernier roman de Gaelle Josse est un très grand livre. Il raconte le centre d’immigration d’Ellis Island sur le point de fermer. John Mitchell, son directeur, resté seul dans ce lieu déserté, remonte le cours de sa vie en confiant à son journal les souvenirs qui le hantent : Liz, l’épouse aimée, et Nella, l’immigrante sarde porteuse d’un très étrange passé. Un moment de vérité avec lui-même, face à ses défaillances et ses remords, suite à des événements tragiques qui l’ont marqué à jamais. Même s’il sait que l’homme n’est pas maître de son destin, il tente d’en saisir le sens jusqu’au vertige.
Sa vie a été peuplée de rapports et de comptes rendus, et c’est la mise en abîme du lecteur, qui tente comme lui de lire et d’interpréter le monde dont il a été témoin, de comprendre ces vagues incessantes d’étrangers riches d’espérances. Comme si l’île se racontait elle-même, le journal de John Mitchell réinvente alors les derniers temps de l’île du seuil prometteur de New-York. À travers ce récit résonne une histoire de transgression, de séisme amoureux, d’exil, et toute la complexité d’un homme face à ses choix les plus terribles. Qu’avons-nous donné, reçu, trahi ? Quels regrets, quels éblouissements ? De quoi est faite notre existence, de quels choix ? Le journal de ce dernier gardien, dont l’île est presque un personnage à part entière, en tant que seul lien entre tous ces émigrés issus de cultures différentes, est saisissant. Le lieu est animé d’une vie et d’un caractère propre, arbitrant le sort des uns et des autres, avec tout son ensemble de règles et de rouages. C’est aussi le seul lieu « commun, » partagé par tous ces destins qui s’y croisent sans se rencontrer.
Gaelle Josse retrace bien ce saisissement, cette inexplicable et fulgurante émotion née d’une stupéfaction. On comprend combien ce lieu est hanté par le souvenir de tous les exils, chargé de tout ce qui s’y est joué. Les murs vibrent, résonnent de ces histoires. C’est troublant. Dans le roman, les thèmes de l’exil, du déracinement, de la perte d’identité, de la perte de la langue font partie des questionnements et sont largement évoqués. Ellis Island est un lieu où tout cela est tangible et prend une dimension incarnée bouleversante. Le personnage principal, John Mitchell, réfléchit sur l’hétérogénéité des migrants, l’impossibilité de communiquer, de se comprendre, Il est difficile de ne pas être frappé -pour le moins- par cette diversité humaine, que tout sépare et qu’un même rêve, celui d’une vie meilleure, réunit dans ce lieu. Ces réflexions, ces questions se posent d’emblée, de même que ce constat d’une communication difficile entre les êtres, voire impossible. Gaëlle Josse poursuit ici une narration tendue servie par une écriture exigeante : on retrouve son inlassable exploration du labyrinthe des passions humaines, au plus près de l’éternité des mouvements du cœur. Barrières, et même collision, de cultures, de langues, d’enjeux, de rôles qui faussent les rapports, malgré les émotions et la sincérité des personnages. On sent la nécessaire transgression de ces règles pour laisser émerger le séisme amoureux.
On aime cette façon d’accompagner un personnage dans son labyrinthe intérieur, dans son exploration psychologique, jusqu’au moment de vérité avec lui-même. On suit le cours des pensées, des émotions, des hésitations, de ses errances.
Un livre comme celui-ci est un tissage serré de choses intimes, éprouvées, d’imaginaire et de réalité historique. C’est un univers multiple, mosaïque, avec des fragments partageables.
Le dernier gardien d’Ellis Island de Gaëlle Josse – Editions Noir sur Blanc – 176 pages – 14 euros
A lire aussi:
Florence Ka : de l’altérité et de la paix
Gilles Bornais : réflexions sur le couple
Patrick Modiano : l’écheveau-léger
Michel Quint : « L’homme interdit »
Né un 4 juillet : le roman passionnant de Ron Kovic sur le Vietnam
Franck Pavloff : la quête d’un homme qui s’est isolé pour effacer une épreuve qui ne l’oublie pas
Madame Diogène : quand la folie et la solitude l’emportent…