Rodolphe Faure

Rodolphe Oppenheimer-Faure : les confessions du petit-fils du « Président »

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Par Sophie Sendra – bscnews.fr/ C’est à l’occasion de la sortie du livre Edgar Faure, Secrets d’État Secrets de Famille (Aux éditions Ramsay) que Rodolphe Oppenheimer-Faure nous a accordé une interview épistolaire. Petit fils du « Président » comme il l’appelle affectueusement, Rodolphe Oppenheimer-Faure est également Président et Fondateur du Prix de Littérature Edgar Faure qui récompense chaque année le prix du meilleur ouvrage politique. Au-delà des clivages et des querelles purement politiciennes, cet homme de Lettres et de convictions nous fait partager sa passion pour son grand-père et l’histoire familiale hors du commun dont il a été le témoin.

propos recueillis par

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Le 28 octobre 2014
Cher Rodolphe Oppenheimer-Faure,

C’est à l’occasion de la publication de votre ouvrage Edgar Faure, Secrets d’État Secrets de famille que cette correspondance voit le jour. Ce livre est à la fois un témoignage de ce que furent les combats de votre grand-père, mais aussi de sa personnalité. La façon dont vous avez façonné cet ouvrage donne l’impression que le lecteur visite une bâtisse qui offrirait différents points de vue. Les endroits changent, les décors sont « mouvants », mais il s’agit bel et bien d’un même édifice. Monument de la politique Française, Edgar Faure a marqué l’histoire par ses engagements, notamment lors du procès de Pierre Mendès France en 1941, mais également celui auprès du Général de Gaulle pendant la guerre, sa nomination en tant que procureur général adjoint au procès de Nuremberg. Il y aurait tellement à dire sur ses différents titres : Secrétaire d’État, Ministre, Président du Conseil des Ministres, Sénateur, Membre de l’Académie Française etc. Mais ce qui retient l’attention dans ce parcours c’est la « grande adaptabilité » dont a fait preuve Edgar Faure dans le monde politique français sans pour autant dévier de l’axe de ses convictions. Cette « adaptabilité » a souvent été critiquée. Quand on lit votre ouvrage, il n’est pas étonnant de déceler une très forte admiration de votre part pour ce personnage dont on devine la force et une « douce humanité ». Ce qui vient à l’esprit c’est cette « écrasante » présence qu’il a pu être pour le petit garçon en devenir que vous étiez. N’est-il pas difficile parfois de grandir aux côtés de grandes figures ? Cela doit être étrange de découvrir un parcours politique dont il est difficile de cerner les contours.
Au fur et à mesure du temps, l’enfant que vous étiez a découvert la vie et ces « Secrets » – d’État et de famille – dont vous parlez ; vous êtes Président Fondateur du Prix Littérature Edgar Faure, cela n’est pas anodin… A ce propos, je me demandais comment « Rodolphe » a-t-il appris ce que s’appeler « Faure » voulait réellement dire ? J’ai une toute dernière question. A quoi ressemble votre bureau ? Cette question qui a l’air de rien est souvent essentielle lorsqu’on entame une relation épistolaire, cela permet de connaître un peu celui ou celle à qui on s’adresse.
En attendant de vous lire,
Bien à vous,
Sophie Sendra

Le 29 octobre 2014
Chère Sophie Sendra,

Je ne pouvais pas commencer à répondre à votre courrier sans vous remercier de l’attention que vous portez à mon grand-père le Président, au livre que je lui ai consacré ainsi qu’au prix de littérature que j’ai créé et qui porte son nom. La personnalité de mon grand-père est intimement liée à ses combats et réciproquement. Parfois certains disent « regarde comme cet homme a un trait de ressemblance avec son chien », la réponse est souvent celle-ci : « Ne trouves-tu pas que le chien lui ressemble aussi ? » Ce trait d’humour de ma part n’a évidemment rien de péjoratif lorsque l’on sait que mon grand-père lors d’une campagne électorale a dû prendre faute de médecin un vétérinaire auquel il a posé la question « Lequel de nous deux a le plus de chance ? » Le lecteur visite effectivement une bâtisse par la forme de la narration, par moment je parle comme si j’étais Edgar et parfois je le nomme mon grand-père. Il n’a pas encore été détecté en moi de schizophrénie, c’est donc bien intentionnellement que je fais cette transition qui permet, à mon sens, au lecteur de vivre ce que je ressens dans mes entrailles. Si Edgar Faure avait mille visages, il ne conservait bien sûr qu’une seule tête. Comme vous le faites bien remarquer, mon grand-père ne manquait pas de courage et d’audace. Il a multiplié les portefeuilles ministériels, treize à son actif. Si son habileté politique lui a fait répondre à un journaliste « Cher ami, ce n’est pas la girouette qui tourne mais le vent », il a dit cette phrase avec le plus grand sérieux, ne dit-on pas que la vie ne sourit qu’aux audacieux !? Il aimait dire « Parlez de moi en mal mais parlez de moi ». Dans la même veine, à la question qu’est-ce qui est intéressant en Franche-Comté ? Il a répondu en riant « Edgar Faure et la Franche-Comté », je pense qu’il pouvait se permettre ce genre de réponse car il prenait le pays et ses concitoyens très au sérieux, mais pas lui. Il aimait cette autodérision dont les hommes politiques manquent peut-être parfois aujourd’hui.Il est vrai que je vivais dans le même immeuble que lui, deux étages en dessous de son domicile, deux étages au-dessus de ses bureaux, aussi, nous étions très proches. Le week-end nous nous retrouvions ensemble et les vacances étaient encore un moyen de ne pas se quitter, sans oublier les voyages officiels. Il m’appelait Edgar III car sa seconde fille Agnès avait épousé mon père qui se prénomme également Edgar, ce qui a fait de moi son Edgar III. Je pense qu’enfant et adolescent toute cette effervescence me paraissait normale. C’est surtout après son départ que le poids des réalités est devenu écrasant pour moi. Ses réussites me paraissaient naturelles, ce sont les difficultés qu’il m’arrive de rencontrer parfois qui me paraissent écrasantes : ne pas pouvoir seconder un ami, un administré dans une de ses démarches, voir une personne souffrir de l’absence de toit ou de travail et ne pas toujours pouvoir sur un coup de fil, l’orienter vers la solution adéquate, car c’était ça Edgar, et aujourd’hui plus rien n’est facile, mais la volonté doublée de pugnacité paye et même si ce n’est pas aisé, je ne lâche rien qu’il n’en déplaise à mes contradicteurs. L’association Edgar Faure que j’ai fondé en 2003 a voulu, en plus du travail de mémoire, d’archives et de médiation que nous menons pour les plus démunis, gracieusement, remettre chaque année le Prix du meilleur ouvrage politique de l’année. Cet événement est de nature à offrir l’immortalité que l’académicien avait déjà gagné de son vivant, un moment solennel mais convivial tel qu’Edgar les appréciait. Vous m’interrogez sur le symbole d’être Rodolphe Oppenheimer-Faure ou Edgar III, je précise que cet héritage philosophique et politique est un sésame mais qu’il m’oblige d’agir avec beaucoup de modestie et de recul sur les événements.
Mon bureau est un chantier, je le range tous les jours, pour autant, il s’agit d’une pyramide entre documents, partitions de musiques, stylos dont la plupart ne marche plus, notes, timbres, j’ai l’impression que plus je me sépare de choses, plus j’en retrouve !
Dans l’attente de vous lire, je vous prie de croire, chère Sophie Sendra, l’expression de mes hommages les plus respectueux.

Le 29 octobre 2014
Cher Rodolphe,

Je me permets de vous appeler par votre prénom tout en ne sachant pas si je dois vous appeler Edgar III ou Rodolphe I…Si vous ressemblez à votre grand-père vous devez effectivement avoir hérité de son humour ! Notre Magazine étant culturel et littéraire, je ne peux m’empêcher de vous parler, au-delà de votre ouvrage, de ce Prix de Littérature Politique qui porte son nom et le vôtre. De nos jours, il semble plus important de parler de querelles, de clivages, de carrières, d’affaires politiques que de Politique au sens noble du terme. Pourquoi avoir créé un tel Prix et quelle en est sa portée littéraire ? Car qui dit Politique, dit également engagements, visées. Que récompense t-on exactement ? Le style, les Idées, la portée humaniste ? A propos d’Edgar Faure lui-même, hier soir sur France 2, un documentaire était diffusé sur l’action politique menée par Simone Veil. Nous avons pu découvrir, ou redécouvrir, des images de votre grand-père, alors Président de l’Assemblée Nationale, lors du discours de Simone Veil présentant son projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse. Les débats furent houleux, âpres, violents et Edgar Faure tentait de calmer les débordements des députés. Ne pouvant s’exprimer sur ce sujet, pouvez-vous me dire quelle était la position du Président – comme vous l’appelez affectueusement – mais aussi ses réactions quant aux invectives souvent sexistes, injurieuses et outrancières des Députés de l’époque. On sait que votre grand-père était « un homme à femmes », mais allait-il jusqu’à les défendre dans leurs droits ? Nietzsche pensait que l’Histoire avait tendance à se répéter. A l’époque de ce texte de loi, le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, le négationnisme faisaient leur apparition ou leur réapparition. C’est à l’occasion d’un autre texte de loi – là aussi porté par une femme, Christiane Taubira actuelle Garde des Sceaux et Ministre de la Justice, Membre du Jury Edgar Faure 2013 – que ces idéologies ont refait surface récemment. Qu’aurait pensé Edgar Faure de ce retour en arrière dans un hémicycle du XXI° siècle ? J’ai toujours pensé que les civilisations – et la Politique a fortiori – étaient comparables aux contractions cardiaques : ouvertures et replis se succèdent subissant parfois les crises qui rappellent que l’organe est fragile et qu’il faut en prendre soin sous peine d’un arrêt brutal… Sommes-nous proches d’une « crise » Politique ? Comme le disait votre grand-père « (…) la politique consiste à faire l’histoire du présent ». Il s’agit donc – peut-être – pour vous, de poursuivre cette œuvre de construction au travers de vos engagements personnels… qui sont forcément Politiques ?!
Quant à votre bureau, il ressemble un peu au mien. J’ai tendance à dire « Quand il n’y en a plus, il y en a encore ». Le vide a cette particularité d’être, quoi qu’on en pense, une masse. Depuis Einstein, on sait que l’Énergie est égale à la Masse et inversement. Après avoir fait le vide sur mon bureau, je constate que l’Énergie de ce vide redevient Masse… J’ai donc décidé de ne plus me battre !
Bien à vous,
Sophie

Le 30 octobre 2014
Chère Sophie,

A mon tour je me permets d’user de votre prénom pour vous témoigner, respect, amitié et asseoir cette fidélité philosophique qui règne désormais entre nous. Vous me proposez de m’inscrire dans la droite ligne de mon grand père en m’appelant Edgar III ou de me sacrer empereur en employant le nom de Rodolphe I. Ces deux témoignages me flattent bien sûr, néanmoins, je choisirais Rodolphe à défaut d’être en droite ligne, il se positionne en ligne droite de mon histoire, il est le choix de ma mère qui avait comme héros le terrible Rodolphe, amant de Madame Bovary. Il ne m’a pas échappé que votre magazine est culturel et littéraire, j’ajoute un smiley à cette phrase en guise d’autodérision. Le prix Edgar Faure est un moment que je qualifierais de solennel, en huit ans pas un acteur clef de la vie politique, culturel, économique française n’a été absent de ce rendez-vous Fauriste. Vous évoquez les mots « querelles » « clivages » « carrières » « affaires politiques » ce sont précisément les mots dont la politique se meurt, c’est la raison pour laquelle j’essaie d’être un homme de consensus et que je n’ai nul problème pour discuter avec une opposition à condition qu’elle soit démocrate et progressiste.Mes amis me disent souvent que j’ai créé le prix du Ministrable, ils prennent comme exemple le fait que j’ai respectivement sollicité en 2006 les députés Nathalie Kosciusko-Morizet et Laurent Wauquiez à rejoindre le jury de mon prix. Le temps que ce dernier se prépare, les deux étaient devenus Ministres. En 2009, le prix a été décerné à un jeune parlementaire du nom de Bruno Le Maire, la semaine suivante, il rentrait au gouvernement ! Pour récompenser un ouvrage, j’invite mon jury à penser Fauriste. J’ose imaginer que cela n’a pas un caractère douloureux, chacun ayant par définition une vision différente d’Edgar. Le trophée qui est offert aux lauréat du Prix est rempli de symboles qui retracent Edgar le politique, l’auteur, le compositeur, l’avocat ; un lauréat pour des dizaines de symboles ! Le documentaire sur Simone Veil était très émouvant, personne ne peut imaginer ce que cette femme a pu vivre. Elle a porté cette loi si difficile à une époque où le sexisme, le machisme, la misogynie était déjà épouvantable. Mon grand-père, en qualité de président de l’assemblée nationale, avait le devoir de laisser s’exprimer les débats dans la règle du contradictoire si j’ose dire, mais il défendait naturellement le combat de madame Veil ; il allait jusqu’à la faire protéger à son insu. Cette femme n’aurait jamais accepté la moindre protection policière, elle n’a peur de rien ni de personne. J’ai eu l’occasion de la revoir pour l’apposition de la plaque commémorative que j’ai fait poser sur l’immeuble dans lequel nous vivions au 134 rue de Grenelle, des accords qui lui étaient chers, en accord de musique, mais encore plus en accord de Grenelle en 1968 bien naturellement. Pour mémoire, la ministre trouvait des croix gammées devant chez elle et reçut toutes formes d’intimidations. Cette loi permit aux femmes d’arrêter de s’automutiler ou de se rendre chez des « bouchers » pour tenter des avortements, lorsque ceux-ci n’étaient pas faits à l’étranger. Souvenez-vous qu’aujourd’hui la loi permettant le mariage de couples homosexuels a fait perdurer les débats durant un an avec la violence verbale et physique que l’on a suivie. Imaginez ce qu’a pu être une loi sur l’interruption volontaire de grossesse à cette époque où un couple devait choisir qui serait le « coupable » car le divorce par consentement mutuel n’existait pas encore, il fallut attendre le 11 juillet 1975 et la forte impulsion de Jean Carbonnier. Edgar Faure, l’humaniste, embrassait la robe noire pour défendre ses semblables en danger quels que soient leurs sexes ou leurs conditions sociales, il épousait des causes. Je retiens une phrase, un aphorisme d’Edgar, « l’histoire consiste à raconter la politique du passé et la politique consiste à faire l’histoire du présent ». Je pense que dans cette phrase riche de liants et de sens, il nous jetait déjà une bouteille à la mer que j’ai retrouvée personnellement dans ma baignoire, phrase visant à m’avertir que même si le pire n’est jamais certain, les époques se suivent et se répètent. N’oublions pas qu’il avait été le premier à dire à ses beaux parents en 1938 : « Vous êtes juifs il faut quitter la France », ces derniers lui répondirent « Nous nous sentons plus Français que juifs » ; il dut leur répondre « ce ne sera malheureusement bientôt plus la question ». Le poumon économique est atteint, le tissu social est déchiré, le larynx des voix qui s’expriment est aphone quand il n’est pas tuméfié par les joutes politiciennes, les débats sont au-dessous du niveau de la ceinture et c’est bien le talon d’Achille de la politique, en effet l’examen clinique ne laisse pas un pronostique vital très encourageant. Cela fait longtemps que cette vieille dame qu’est notre pays vit sous oxygène. Mes engagements politiques se font au quotidien aux cotés de mes administrés et de mes amis, je conçois la politique comme une immersion dans la Cité. Un certain système me paraît nécrosé, à savoir un grand nombre d’émissions où chacun se rejette inlassablement la balle. J’estime pour ma part que si le combat était perdu et que si tout était toujours de la faute de l’autre je n’irais pas m’investir pour mon pays. C’est pourquoi j’invite toutes celles et ceux, qui pensent que tout est terminé, que seul l’adversaire a coulé le pays, à se taire et à aller travailler dans ses bureaux et ne pas s’exhiber à longueur de journée sur les plateaux de télévision. La France est un grand pays et la situation y est grave et comme en cas d’infarctus chaque seconde doit être préservée pour les gestes de premier ou de derniers secours. Il faut être innovant, ouvert d’esprit ; oui on peut avoir tort, oui ils ont pu avoir raison et alors qui ne se trompent pas ? La vie n’est-elle pas faite pour apprendre, la classe politique se grandirait à s’aider au lieu de se faire sans cesse la guerre. Pour vous répondre très franchement, je vois mon ascension politique à côté de grands personnages que j’ai rencontrés et qui ne sont pas forcément connus encore car une nouvelle génération se profile, se met en place. J’estime pour ma part que l’heure où il faut tuer le père – ou le maire – est terminée, une ascension se fait à plusieurs et non pas au détriment d’autrui.
Je suis ravi que nos bureaux se ressemblent et que nous puissions être tous les deux à la masse et avoir la tète au carré. Vous citez Einstein, je vous réponds naturellement Oppenheimer.
Dans l’attente du plaisir de vous lire, je vous prie de croire, Chère Sophie, en l’expression de mes hommages respectueux.

Le 30 octobre 2014

Cher Rodolphe,
La Cité doit être au cœur de la Politique, telle une pulsation de la vertu espérée de l’acte social et sociétal. La Politique ne peut être synonyme de soubresaut. C’est en ces termes que je tente de résumer votre longue lettre. Peut-être ai-je tort. Pour reprendre un titre de chapitre de votre ouvrage « Le Prix d’Edgar », celui de 2014 sera remis le 25 novembre au Palais Maillot à Paris. Neuf ouvrages sont en compétition et, comme vous semblez le dire, des « ministrables » doivent se trouver parmi eux ? Dans la liste des primés depuis 2007, il y a un nom qui a retenu mon attention, celui de Abd Al Malik – en 2010 – pour son livre La guerre des banlieues n’aura pas lieu (aux Éditions du Cherche Midi). Il s’agit là d’un symbole fort, mais aussi d’une reconnaissance. On peut écrire un ouvrage, sans pour autant qu’il soit classé dans la catégorie « politique », même si sa portée se révèle l’être. Comment faites-vous la sélection, car des ouvrages « politiques » il y en a énormément chaque année ?! En ce qui concerne les livres sélectionnés cette année, ils sont tous dans la catégorie « politique ». Quelques titres sont peu engageants : Ce pays qu’on abat (N. Polony), Tout est fichu (C. Clerc), Jusqu’ici tout va mal (Cécile Amar). Quel ouvrage a suscité votre attention ? Y en a t-il un porteur d’espoir ? En dehors des trois que je viens de citer, il y en a d’autres, mais la question kantienne se pose : « Que m’est-il permis d’espérer ? » au regard de votre sélection. La philosophie a toujours été partie prenante dans la Politique depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. De mémoire, il n’y a pas de « philosophes » dans vos jurys successifs. Des politiques, des essayistes, des publicitaires, certains primés des années précédentes etc., mais pas de philosophes. Pourquoi ? Déjà beaucoup de questions pour une si petite lettre… une dernière pour la route. L’origine de votre prénom vient de Flaubert. Quel est le roman qui a marqué votre esprit, car on ne peut se nourrir que d’ouvrages politiques…
Amitiés,
Sophie

Le 30 octobre 2014 (dans la soirée…)

Chère Sophie,
Je sens que vous avez envie de me taquiner dans votre lettre et je vous en remercie. Je compatis à la lecture de vos premières lignes quant à l’importance de la Cité et de l’implication que doit être la nôtre. Je regrette que vous vouliez résumer ma lettre ; si je vous l’ai adressée en ces termes c’est précisément pour que vous la conserviez en l’état, pas un seul mot ne doit se perdre. Le progrès a voulu que l’on utilise, pour écouter de la musique, le format MP3, en effet il permet un gain de place mais il fait perdre au son tout son grain. Ce traitement sonore est, pour les mélomanes que nous sommes, vous et moi, un crime de lèse majesté. Gardons les choses intactes, c’est ce qui fait leur unicité croyez-moi ! Je vous invite à lire le dixième livre avant cette date fatidique du vingt-cinq novembre. Si des débats existent sur la treizième tribu du peuple Juif, je puis vous assurer que dix livres sont en ligne et en lice pour notre prix, je vous pose la question « Qui a tué le Colonel Moutarde ? ».
Pour revenir à mon lauréat de 2010, je lis que la personne qui vous a intriguée est Abd Al Malik, le nom de l’auteur vous aurait plus intrigué encore que son ouvrage.Malik, comme nous l’appelons, est né Régis Fayette-Mikano, il a choisi son nom d’artiste lors de sa conversion à l’Islam. Qu’est ce que la Politique ? Aristote, pour prendre un de vos philosophes préférés, disait : « L’homme est naturellement un animal politique », il y a donc dans le naturel de chacun de nous un acte politique et un axe politique, se rendre dans un bureau de vote est devenu, en plus d’un acte civique, un acte politique. Paris 2007*, qu’est ce qu’un livre politique ? Encore une fois, je discerne de la politique dans l’économie, dans les sciences humaines car elles traitent de sujets qui nécessitent des interventions externes. La politique doit être sollicitée sous une forme ou une autre, non France 2007 doit au contraire chercher ce qui n’est pas lié au politique ou à la politique, de même qu’il devient hasardeux voire dangereux de vouloir classer les choses. Je pense que le monde étant en éternel mutation, les affirmations sont de plus en plus éphémères et les mutations de plus en plus rapides. La sélection des ouvrages se fait par le vide. En effet, lorsqu’il s’agit de livre à charge, lorsqu’il s’agit d’accusations envers une personne, un parti ou une corporation, je vais le lire avec encore bien plus d’attention afin de ne pas tomber dans la facilité de la vindicte populaire. De même aujourd’hui des personnalités utilisent des « Nègres » pour écrire leurs livres, même si un grand nombre de ces signataires peuvent avoir le niveau de l’écriture d’un ouvrage et bien ils ne le font pas ; avec un peu d’expérience, on peut rapidement se rendre compte de qui a écrit, mais surtout de qui n’a pas écrit son livre, il s’agit pour moi d’un procédé rédhibitoire. Cependant, j’ai établi un comité de lecture et nous statuons collégialement sur les livres qui sortiront de cette première étape. La politique n’est pas que triomphalisme, malheureusement elle est aujourd’hui le déversoir de tous les maux et de toutes les peines. Vous citez des ouvrages qui ne reflètent pas les trente glorieuses je vous l’accorde mais qui sont d’actualités. L’ensemble de ma sélection m’a, par définition, intéressé même s’il peut y avoir eu des arbitrages. L’espoir se porte aussi à travers les difficultés et les reproches, l’espoir est un trait de mon caractère ! Je suppose que les auteurs et les éditeurs espèrent remporter ce prix. Pour ma part, il s’agit de réunir des talents, des personnalités, des amis, de passer une soirée conviviale avec le souci du détail. Vous pensez qu’il manque un philosophe dans mon prix, je vous rappelle qu’André et Raphael Glucksman ont concouru par le passé et croyez bien qu’il y a bien plus « d’amis de la sagesse » que vous ne l’imaginez. Laissez-moi revenir sur le sens des définitions : un philosophe est-il une personne dépositaire d’un diplôme de philosophie ou une personne qui, à longueur de journées, réfléchit et prospère sur l’avenir de l’espèce, le sens de la vie, de notre passage éphémère, qui cherche dans le passé des solutions pour l’avenir. Je pense qu’être philosophe s’apparente à être expert auprès des tribunaux. Il faut être en constante activité pour mériter ce titre. Pour ce qui est du ministrable : un de mes téléphones reste allumé jours et nuits, vous m’avez interrogé sur un roman qui a marqué mon esprit, je vous avoue avoir un faible pour Francis Scott Fitzgerald et en particulier pour son roman Gatsby le Magnifique, les miroirs y sont si clairs…
Dans l’attente du plaisir de vous lire, je vous prie de croire, Chère Sophie, en l’expression de mes hommages respectueux.
Rodolphe.

Le 31 octobre 2014

Cher Rodolphe,
Il s’agit de ma dernière lettre, de notre dernier échange. Les relations épistolaires ont l’avantage du développement et l’écueil de la limite. C’est ainsi. Loin de moi l’idée de « résumer » votre lettre. Elle est trop importante dans ce qu’elle nous dit sur votre perspective, votre engagement, votre passion pour n’être « limitée » qu’à une seule phrase. Je voulais simplement dessiner les contours de votre pensée afin d’en dégager l’Idée. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. Je suis également d’accord avec vous : je ne possède pas de MP3 ! J’écoute du Jazz – la plupart du temps – et le grain est une nécessité pour entendre le « It », le « Beat » tel qu’il est décrit par Jack Kerouac. C’est exact, il y a dix ouvrages dans votre sélection 2014. Il m’avait échappé ! Horreur et damnation… ! Je vais réparer cet oubli de ce pas. Pour ce qui est du lauréat 2010, ça n’est pas son nom, mais son Art qui m’a interpellé dans la liste des primés. Je trouve que ce choix se justifiait étant donné la qualité de son ouvrage. J’étais simplement surprise de voir un poète – à mon sens – récompensé. Il est rare de voir des artistes obtenir ce genre de prix, et c’est tout à votre honneur. Même si son ouvrage est un récit, Abd Al Malik est surtout connu pour le Slam de grande qualité qu’il propose, son intelligence et ses paroles de paix. Quant à André et Raphaël Glucksman, ils concouraient. Je parlais des membres du Jury lorsque j’évoquais la présence de philosophes. En parlant de Philosophie, je dis souvent qu’elle n’est pas une « matière », mais une attitude, un éveil de l’esprit critique, une vision pluridisciplinaire qui doit tendre vers une meilleure compréhension du monde, une amélioration de la coexistence des consciences et des individus. Être philosophe ça n’est pas être « diplômé », car alors Quid d’Épictète, de Lao Tseu et de Socrate lui-même ?! La pensée, l’Être sont « mouvants » – Bergson – et la philosophie doit se mouvoir, explorer les différents domaines du Savoir, remettre ses certitudes en question(s) afin qu’elle soit, comme vous le dites « constante activité ».
Enfin, Gatsby-Fitzgerald est un choix qui ne m’étonne pas : la Passion en est la pulsation.
Ce fut un vrai plaisir d’échanger avec vous. J’espère que votre soirée du 25 novembre sera l’occasion pour vous de vivre un moment fort en émotions, ce dont je ne doute pas.
A bientôt… pour de nouveaux Secrets d’État et de Famille,
Amitiés,
Sophie

Le 01 novembre 2014

Chère Sophie,
Je n’aime pas les adieux, j’en meurs, je redeviens Phoenix au moment des retrouvailles. Pour atténuer ce syndrome abandonnique dans lequel vous me plongez déjà, je viens de mettre un trente trois tours des Inkspots et j’écoute ma chanson préférée, « I’m gonna sit right down and write myself a letter ». Un homme éperdument amoureux ne reçoit pas de lettre de la femme qu’il aime alors il les écrits lui-même… Je trouve cela à la fois terriblement romantique et si triste. Comment vous en vouloir chère Sophie ! Vous aimez la « prose spontanée » ce qui vous met « sur la route », encore un auteur en commun que nous aimons. Concernant la guerre des Banlieues n’aura pas lieu d’Abd Al Malik, nous abordons un thème sociétale que sont les banlieues et qui font couler beaucoup d’encre côté journalistique et donne des suées aux politiques, c’est la raison pour laquelle prêcher le « vivre ensemble » comme le fait Malik fait de lui le politique le plus audible. La réussite de ma soirée du 25 novembre dépendra avant tout de votre présence à mes cotés pour décerner ce huitième Prix Edgar Faure. J’écris un roman en grande partie autobiographique. Je retrace tant d’axes et de moments de vie que je vieillis de quelques siècles supplémentaires. Flânant pour écrire mes chansons, mes discours ou mes livres, j’espère qu’une autre occasion d’échanger se présentera prochainement à moins qu’il ne me faille me dépêcher. J’aime à m’occuper de ma petite tribu, deux filles, deux garçons de 2 ans à 15 ans, toute la palette des joies de la paternité est déployée chez moi. C’est sans doute la raison pour laquelle, je prends des notes entre mes audiences ou deux appels téléphoniques.
J’ai pris un grand plaisir à converser avec vous. Je vous avoue avoir attendu avec impatience vos correspondances. Une chanson des années soixante a pour titre « Please Mr. Postman », aujourd’hui il faudrait écrire « Please Mr. Email »…
En amitiés,
Rodolphe

*NDLR : Rodolphe Oppenheimer-Faure fait ici référence au premier Prix Edgar Faure et à son projet en matière de littérature politique.

S’il fallait conclure

Un grand merci à Rodolphe Oppenheimer-Faure d’avoir accepté cette relation épistolaire. Le 25 novembre 2014 sera décerné le Prix du livre politique. Une chose est sûre c’est qu’Edgar Faure aurait sans doute dit qu’en France nous avons une chance parmi tant d’autres, celle de pouvoir décerner ce genre de prix en toute quiétude, sans craindre la censure. Une des phrases que nous devons retenir, un « Faurisme » à méditer : « Allez demander le prix de la liberté à ceux qui l’ont perdue ».

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