Les Trois Soeurs: une mise en scène étonnante du spleen tchékhovien

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Par Florence Gopikian Yérémian – bscnews.fr/ Le XIXe siècle touche à sa fin. Dans une petite ville de garnison perdue au fin fond de l’immense Russie, trois filles de général s’ennuient désespérément et rêvent de partir vivre à Moscou, berceau de leur enfance heureuse. Leur père est mort depuis un an et pour ces demoiselles, la fin du deuil symbolise en quelque sorte l’annonce d’une nouvelle vie. Sagement enveloppées dans leurs longues jupes de laine, elles partagent leurs rêves et leurs espoirs comme des enfants. Tour à tour rêveuses ou lucides, elles se confessent, se câlinent et laissent leurs larmes se répandre lorsque la triste figure de leur existence insipide vient les effleurer.

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La plus âgée des trois se nomme Olga. Consciencieusement incarnée par la comédienne Anne Sée qui lui prête sa haute taille, elle possède la sagesse et les bras protecteurs qui siéent habituellement à l’ainée d’une fratrie. Le chignon bien tiré et la voix feutrée de fatigue, elle a l’impression d’avoir vieilli avant l’âge et s’est presque résignée à ne plus se marier. Elle incite cependant sa cadette Irina, à ne pas suivre son chemin et l’encourage à trouver un époux pour s’extraire de ce quotidien sclérosé. C’est Emmanuelle Wion qui offre ses traits de porcelaine à la jeune Irina. Dans son chemisier blanc, elle irradie de grace et d’innocence juvénile. La lumière et la joie naïve qui se dégagent de son personnage s’assombrissent cependant au fil des actes lorsqu’elle mûrit et prend conscience de l’immuabilité de sa destinée. A mi-chemin entre ces deux soeurs se trouve enfin Macha. Macha est un peu à part puisqu’elle est déjà mariée. Elle n’est cependant pas heureuse car son époux n’a finalement rien d’un érudit. C’est avec beaucoup de ferveur et de vivacité que Julie Denisse interprète cette intellectuelle idéaliste : le visage cocasse et le timbre éraillé, elle possède à la fois une âme très poétique et une détermination à toutes épreuves. Derriere son agitation et ses rires apocryphes, transparait, de toute évidence, une actrice singulière à l’étrangeté fort séduisante.
En misant sur cette belle trinité, la scénariste Claire Lasne Darcueil a fait un juste choix car les comédiennes se complètent à ravir. Leur jeu est pur et fusionnel, ce qui confère à la pièce une étonnante authenticité. Le théâtre de Tchékhov étant plutôt lent et contemplatif, on apprécie également la modernité de la mise en scène : Claire Lasne Darcueil a en effet opté pour une superposition entre des séquences filmées et un véritable jeu scénique. L’oeil du spectateur passe ainsi simultanément d’un écran à la scène et finit par oublier s’il se trouve au théâtre ou au cinéma. Cette double approche a quelque chose de magique car les personnages réels se confondent et s’entrelacent avec des projections virtuelles: à tour de rôle, Macha, Olga et Irina dialoguent ainsi avec tous les protagonistes qui animent la pièce de Tchékhov. On voit apparaitre le lieutenant colonel Verchinine, le cynique Baron von Touzenbach ainsi qu’Andreï, le frère violoniste sur qui repose l’espoir de la famille. Les figures fugaces de ces hommes se déplacent lentement dans des paysages noirs et blanc parsemés de bouleaux et offrent un écho saisissant aux pensées et aux divagations romantiques des trois soeurs. L’un des moments les plus beaux de ce montage cinémato-théâtral est celui où Macha se laisse saisir par la main géante de son amant: l’effet visuel est si réaliste que l’on a l’impression que l’actrice se recroqueville dans une véritable paume.
Malgré l’issue tragique de cette pièce, on en ressort empreint de nostalgie. Le fait d’avoir partagé les drames et les espoirs de cette petite bourgeoisie de la fin du XIXe siècle nous a fait prendre conscience de son côté éphémère et de sa beauté fragile. Les trois soeurs de Tchékhov sont semblables à des Grâces mélancoliques prises dans les filets du temps: en dépit de leur éducation et de leur intelligence, elles manquent de volonté et n’osent affronter la réalité. Voilà pourquoi, jour après jour, elles voient leur vie s’étioler et portent en elles ce langoureux sentiment d’impuissance et d’apathie. Par delà leur amer désenchantement, l’oeuvre de Tchékhov demeure néanmoins une ode à l’amour du travail et un beau questionnement sur l’existence : avec lucidité et philosophie, on y évoque le mariage, la solitude, Dieu ou le temps qui passe. Même si l’on ne sait toujours pas quel est le sens de notre passage sur terre, on ressort de cette représentation théâtrale en étant certain d’une chose: il ne faut surtout pas faire semblant de vivre!

Les Trois soeurs de Tchekhov
Adaptation et mise en scène de Claire Lasne Darcueil
Réalisation du film: Martin Verdet et Claire Lasne Darcueil
Traduction André Markowicz et Françoise Morvan
Avec sur scène: Julie Denisse, Anne Sée et Emmanuelle Wion
et dans le film: Claude Guyonnet, Gérard Hardy, François Marthouret, Nicolas Martel, Patrick Pineau, Laurent Ziserman

Théâtre de la Tempête – La Cartoucherie
Route du Champs de Manoeuvre – Paris 12e

Jusqu’au 14 décembre 2014
Du mardi au samedi à 20h
Le dimanche à 16h
Réservation: 0143283636
Photo: Antonia Bozzi

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