Quelle a été la genèse du projet? Et qu’est-ce qui vous a fait choisir cet auteur, ces textes?
C’est toujours difficile de vraiment retracer la genèse d’un projet car il y a une part inconsciente qui vous échappe totalement. J’ai découvert le texte de Sorj, « Retour à killybegs » en septembre 2011 lors de la rentrée littéraire. Loïc Varraut,qui co-dirige la Cie , est un « rat de bibliothèque » , il cherche des textes et c’est lui qui me propose des histoires – il me connaît bien – et me fait des propositions. On n’avait pas de projet et on sortait de « De beaux lendemains ». Il faut savoir que je ne ponds pas de spectacle : je ne fais pas un spectacle par an , il faut vraiment que l’histoire me tienne à cœur pour la monter car je vais vivre avec pendant 4 ou 5 ans . Je ne me force pas à faire un spectacle et je ne vais pas chercher dans le répertoire classique parce que ce n’est pas ma sensibilité… J’avais juste envie d’aller plus loin sur le même principe de mise en scène que « De beaux lendemains », c’est à dire des acteurs au micro, un champ -contre-champ ,un témoignage , un contre- témoignage….et plusieurs versions d’une même histoire.
Quand on découvre que « Retour à killybegs » a ,en fait, son pendant « Mon traître » qui a été écrit 4 ans plus tôt, ça semble déjà correspondre à ce que je cherche… et puis je me plonge dans le roman et j’ai pleuré de nombreuses fois sur 500 pages , et comme je fonctionne beaucoup aux émotions , c’était tout de suite évident que c’était ce qu’il fallait faire . J’ai d’abord demandé qui avait traduit le texte parce que je n’imaginais pas qu’un français avait pu écrire ça . J’ai appelé l’éditeur et lui ai demandé « Bon pour la traduction comment on fait » et il me dit qu’il n’y a pas de nécessité de traduction puisque c’est un français. Un auteur français qui a une sensibilité très particulière, ce qui est très rare dans la littérature française aujourd’hui selon moi. Après, c’est un peu un parcours du combattant de faire un spectacle de théâtre , comme tous les jobs, il y a des obstacles et des difficultés alors il faut vraiment avoir l’histoire dans la peau , parce que c’est ça qui motive dans les moments de découragement et d’impuissance – parce qu’il y en a ! Un exemple? comme je produis mes spectacles, je m’occupe aussi de chercher les financements , aussi on peut se retrouver dans la situation d’acteurs qui vous abandonnent…et quand il y a des moments durs, il vous reste une seule chose c’est de vous raccrocher à l’histoire, aussi il faut vraiment qu’elle soit passionnante…en tout cas pour moi !
Comment Sorj Chalandon a-t-il réagi à votre proposition d’adaptation? Quelle a été sa réaction lorsqu’il a vu la pièce? Avez-vous eu peur , durant la création, de trahir sa pensée?
J’ai rencontré Sorj dans un petit hôtel parisien, juste à coté de sa maison d’édition « Le Seuil », avec deux représentants de la maison d’édition; ça s’est fait très vite, en une heure il était d’accord et, j’avais certainement gagné sa confiance grâce à mon adaptation de « De beaux lendemains » de Russell Banks, qui est un grand auteur qu’il admire. Sorj avait dit beaucoup de bien du travail donc il a accepté très vite qu’on le fasse mais à deux conditions : que le visage de son ami Denis Donaldson, le personnage historique, n’apparaisse jamais dans le spectacle et que je ne sollicite aucune aide de sa part pour l’adaptation. Il se trouve que Sorj et moi avons grandi dans le même quartier à Lyon St Just , dans la même rue, ce qu’on ne savait pas ni lui ni moi et qu’on était bègue tous les deux enfants. Sans doute pour ces points communs-là aussi, la confiance est vite arrivée . Pendant qu’on j’adaptais « Mon traître » et « Retour à killybegs », lui il écrivait « Le quatrième mur » dans lequel il y un personnage de metteur en scène et il m’a demandé quelques conseils techniques sur comment on fait une mise en scène , comment on obtient des financements ,comment on choisit un acteur. Pour « Mon traître » il avait posé des questions à un luthier , là j’ai pu être le metteur en scène qui pouvait lui dire comment ça se passait concrètement.
Il a vu le spectacle à la 5 ème ou 6ème représentation. Je ne suis pas terrifié par la réaction des auteurs parce qu’à partir du moment où vous avez fait un deal avec eux , c’est aussi un deal commercial… mais je suis toujours très sensible au fait qu’ils apprécient le travail, bien sûr… cependant ça me fait pas peur qu’ils se sentent trahis, floués ou trompés .C ‘est la règle du jeu et le risque qu’ils choisissent de prendre . Lui ne s’est pas du tout senti trahi , au contraire , c’est un spectacle qui l’a beaucoup touché , il en a beaucoup parlé et nous a beaucoup défendus. C’ était un moment très fort pour le public et pour nous quand il a vu le spectacle . Au cinéma, on fait beaucoup de biopic avec des personnages encore vivants mais c’est très rare au théâtre de raconter l’histoire vraie d’un homme vivant. Donc, ce soir-là, les spectateurs ont d’abord vu le spectacle , avec le personnage d’Antoine, et puis ils ont rencontré l’auteur qui devait venir juste après , sur le plateau : ils sont passés du faux au vrai et c’était assez magique. L’acteur lui même qui jouait Antoine a rencontré Sorj en présence du public , ils ne s’étaient jamais vu . Et le hasard voulait qu’ils étaient habillés à peu près pareil; ils portaient une veste en velours côtelé marron. La même élégance. Et ils se ressemblaient un peu. Chaque fois que Sorj est venu après le spectacle , c’était très bouleversant parce que les gens lui posent beaucoup de questions sur l’histoire vraie, sur la part de vrai et la part de faux. Quand il est là avant il nous chauffe la salle , après il renforce l’effet du spectacle. D’ailleurs, petite anedocte : Sorj a une histoire d amitié qui commence avec Jean- Marc Avocat, le traître de la pièce , qui l’accompagne maintenant pour faire des lectures . Une autre? Sorj a dit une chose très belle à propos de ce spectacle : le spectacle lui avait permis de faire son deuil et d’enterrer son ami. C’est le plus beau compliment qu’on puisse faire. Il était en larmes le premier soir, c’est un hyper-émotif , hypersensible…j’étais en régie pendant la représentation et je le voyais . C’est vrai que je m’étais dit que ça allait être terrible pour lui de toutes façons parce que, si je réussissais il allait souffrir et si je ratais il allait souffrir aussi ( sourire).
Cette mise en scène épurée vous est venue dès l’écriture de l’adaptation théâtrale?
Je n’ai pas la mise en scène en tête quand j’écris . Je ne sais pas encore comment je vais faire les choses . Il fallait un truc simple, ce qu’on appelle une situation dramatique . Il fallait quelque chose qui justifie la situation, et pas juste des types qui viennent se placer derrière un micro et dire leur texte. Alors je me suis dis : C’est le jour de l ‘enterrement , l’oraison funèbre, celle du fils adoptif Antoine et celle de Jack, le fils naturel . Le mort se relève par la colère du fils, il se réveille et va faire cette dernière confession. Au cri du fils, « Wake up dead man », le mort ,comme dans un Shakespeare, vient dire sa vérité .
…le metteur en scène d’un roman est-il forcément un traître?
Je ne me suis, honnêtement, jamais dit « il ne faut pas que je trahisse l’auteur.» Par contre, si je suis sincère et que je ne me suis pas trompé sur moi en choisissant le texte ,ce n’est pas possible de le trahir… Si je ne triche pas avec mes émotions, il n’y a aucune raison que je trahisse l’auteur, sauf si c’est un quiproquo, que je n’ai pas compris , qu’il y a un risque de contresens et que je ne me sois pas raconté la bonne histoire .Comme quand on rencontre quelqu’un, il y a toujours un risque de quiproquo mais sur deux romans de 500 pages qui m’ont donné cette émotion, je n’ai pas tellement pu me tromper sur l’affinité profonde que moi j’ai avec ce texte. Alors, oui, j’ai exécuté des coupes très franches , il y a des personnages que j’ai fusionnés . Il y a des lieux que j’ai changés pour la nécessité de l’adaptation et, au bout du compte, il n’y a pas une phrase telle qu’elle a été écrite par Sorj ; j’ai beaucoup changé le temps du récit et j’ai même modifié les lieux. C’est vrai que j’ai beaucoup nettoyé (même s’il n’y a rien à nettoyer dans l’écriture de Sorj ), je suis allé jusqu’à l’os, j’ai enlevé tout le gras ..et c’est presque une autre histoire par moments, c’est vrai ! mais je ne pense que c’est ce soit une trahison. L’auteur et les spectateurs ont vraiment retrouvé le livre. Je suis resté fidèle à la tonalité, à l’émotion et la couleur générale du roman plus qu’à un lieu ou à un personnage. La fidélité est à chercher de ce côte-là.
Chalandon, journaliste, était censé rendre compte de la réalité irlandaise en état de guerre civile. Or son témoin, membre de l’IRA, lui a doublement menti en tant qu’activiste et en tant qu’ami; Chalandon,romancier, ne cherche plus la vérité des faits mais la vérité humaine de la traitrise à travers le prisme des différents points de vue, des différentes versions des protagonistes. Dans votre adaptation ,quelles vérités (au pluriel), essayez-vous d’atteindre?
J’essaie que tout soit vrai ! Quand on dirige des acteurs , on ne triche pas. Ils ne trichent pas mes acteurs , ils y vont à l’émotion et c’est une vraie émotion , elle n’est pas fabriquée . Ils ont de la technique – ce sont de très bons acteurs – et ils savent l’utiliser mais, sur ce spectacle, ils ne vont rien imiter, ils ne font pas semblant . Quand vous voyez une émotion sur le plateau , elle est vraie. D’ailleurs, d’un soir sur l’autre, je vois les émotions se déplacer. La part d’humain qui est sur le plateau est authentique . Ce sont des émotions authentiques ressenties par les gens qui les portent. J’essaie de dire des choses vraies exactement comme un mathématicien cherche un résultat juste. J’essaie de dire des choses vraies sur les êtres humains que nous sommes . Et je pense que si l’émotion marche, c’est pour cette raison. Je ne saurais pas émouvoir avec une chose fausse, je pense que l’émotion est provoquée parce que vous ressentez quelque chose de vrai , de profond sur ce qu’on vit tous , sur comment on vit avec les autres , sur comment on vit avec la peur de sa mort aussi. J essaie de dire des choses vraies à la fois dans le texte, la direction d’acteur et la musique.
Ceux qui ont pu voir votre précédente création « De beaux lendemains » ne peuvent s’empêcher d’établir des parallèles, des ponts entre ces deux spectacles ( esthétiques et thématiques)…les avez-vous pensés comme un diptyque?
Oui, c’était un diptyque autour d’un deuil , c’est la principale résonance entre ces deux spectacles. « Mon traître » et « De beaux lendemains » sont des spectacles qui posent la question de comment on laisse partir ceux qu’on aime ,soit parce qu’ils sont morts dans un accident de car soit parce qu’ils vous ont trahi, trompé et qu’on n’a pas pu leur dire au revoir. J’aurais aimé, d’ailleurs, avoir la possibilité de les faire jouer dans un théâtre l’un à la suite de l’autre.
Leur point commun principal, est-ce d’abord la question toute subjective de la vérité: «à chacun sa vérité»?
En émotions et en sensations oui. Après, il y a des vérités universelles, philosophiques qui sont indiscutables , je ne suis pas un relativiste ou un sceptique, je crois en des vérités universelles. Par contre, dans le sentiment et dans les relations qu’on a les uns avec les autres, chacun a sa version. Je sais qu’à chaque fois que j’ai un conflit avec quelqu’un et que je suis bien disposé, je lui demande sa version – j’ai la mienne – pour descendre le niveau de conflit et pour essayer de comprendre , d’entrer en empathie . Au théâtre, je défends une valeur, c’est l’empathie. C’est ce que fait Sorj aussi , qui va vous permettre de vous identifier à un personnage et d’entrer en empathie avec lui. Je dirige mes acteurs en essayant de susciter votre empathie et il faut ainsi être attentif à chaque geste qui peut, soudain ,vous distancier de l’acteur. Ce n’est pas vraiment de la manipulation, j’essaie d’attirer votre empathie pour les souffrances ou les joies d’un autre être humain et je pense que cela passe par le fait d’écouter sa version des faits et d’essayer de comprendre . C’est particulièrement fort pour Antoine et Tyrone Meehan .
Antoine, c’est une transposition romancée de Sorj Chalandon…Comment l’auteur parle-t-il de lui dans « Mon traitre »?
Sorj se déprécie toujours beaucoup dans ses personnages . Dans « Le quatrième mur », par exemple, il crée un personnage de metteur en scène qui est très supérieur à lui, lui c’est toujours le « petit français » . C ‘est quelque chose que j’ai essayé d’enlever de mon adaptation. De même, dans « Retour à Killybegs », il y a un passage où Tyrone est très condescendant vis à vis de ce petit français et il flotte une espèce de tendresse et de paternalisme qui m’a beaucoup gêné; alors j’ai fait l’impasse , je n’avais pas envie de ça. C’est ma « vérité ».
Pour Antoine , Tyrone c’est devenu toute sa vie , alors que Tyron en parle très peu , c’est pas grand chose , juste un français qui a traversé sa vie . Aussi, dans le spectacle, j’ai respecté les mêmes proportions que dans le livre mais j’ai voulu que les dernières pensées de Tyrone aillent à Antoine . Finalement, ce petit français a fait pour Tyrone la plus belle chose qu’on puisse faire, il a pris soin de lui .C ‘est ce que je trouve beau, Antoine ne s’en glorifie pas mais il a pris soin de Tyrone . Je vous décris Tyrone comme un personnage qui n’a fait que prendre des coups dans la gueule depuis son enfance , quand son père lui donnait des coups de lattes. Si vous prenez mon scénario , j’ai appliqué une régle d’or des scénaristes : frappez votre personnage quand il est au sol . J’ai appliqué cette règle à la lettre : je l’ai mis au sol et l’ai asséné de coups les uns après les autres. Il y a deux personnes qui prennent soin de lui , deux gestes de tendresse : Eydan , en prison, quand il lui met la couverture sur les épaules et il y a Antoine …moi j’avais envie qu’en voyant mon spectacle Sorj réalise sa valeur à lui , qu’il ressente le bien qu’il lui avait fait . Peut- être qu’il n’avait pas envie de le savoir, peut -être qu’il est encore en colère , mais moi j’avais envie que Sorj se dise qu’il avait fait du bien à un homme qui n’en avait pas eu beaucoup dans sa vie.
Parlons de votre travail d’adaptation de ces deux romans en pièce de théâtre. Quelles techniques avez-vous utilisées? et à quelles difficultés vous êtes-vous heurté?
C’est le travail le plus difficile et le plus long , celui où j’ai comme une rage de dent parfois et je voudrais juste que ça s’arrête . C’est le plus important parce que c’est notre partition commune , de l’éclairagiste à la costumière, aux acteurs etc. Le plus important, c’est le texte , l’histoire , c’est le plus difficile à faire. Il y a des techniques, des choses très simples sur la construction d’une histoire. L’idée, c’est qu’il y a une routine de vie, un incident déclencheur et une équation très simple : un personnage qui déclare un objectif , qui va rencontrer des obstacles, ça produit du conflit et ça va produire des émotions. La clé, c’est qu’il soit bien motivé et qu’il faut que vous ayez envie qu’il l’atteigne sinon vous allez vous ennuyer pendant une heure et demie…(sourire). Comment on motive un objectif ? On dit à quel point c’est important pour le personnage qu’il atteigne cet objectif -là.
Parmi les obstacles qu’il peut rencontrer, il y a plusieurs catégories : les obstacles externes ( une intempérie par exemple) et les internes , les plus intéressants, ses démons à lui . L’intérêt est de voir un personnage qui va devoir s’affronter lui-même et se dépasser pour atteindre ses objectifs . Quand on écrit, il y a la technique et il y a le cœur , il faut les deux . La technique sans le cœur, ça ne sert à rien et s’il n’y a que du cœur , ça va déborder .Je n’ai pas encore assez de technique , alors ça me fait souvent très mal quand j’ écris. C’est comme un bon nageur , s’il a les gestes techniques, il se fait moins mal en exécutant une performance. Avec la technique, on va plus vite et on se fait moins mal .
Pourriez-vous nous donner un exemple concret d’effet de style que vous utilisez dans « Mon traître »?
Dans son monologue, Tyrone débute ainsi : « ça commence par une inscription sur ma porte , salaud d’irlandais » et à la toute fin , il dit « sur ma porte, il y a une inscription: traître ». Une vie qui s ‘ouvre par salaud et qui se termine par traître …c’est terrible comme parcours! De même, quand sa maison brûle , son frère a sa crosse de hurling ; c’est l’arme que lui laisse son frère pour se défendre et se protéger quand il s’exile à New-York et, à la toute fin, Tyrone prend la crosse de hurling pour affronter ses bourreaux. Il y a beaucoup de petites choses comme ça dans la pièce ; on les appelle des préparations de paiement. C’est ce qui va déclencher l’émotion chez le spectateur ; ça paraît très froid et très clinique, dit comme ça, c’est vrai mais ça fonctionne.
La mort de la mère de Tyrone, autre exemple, je l’amène progressivement , pour qu’au moment opportun, ça fonctionne comme au casino, la manivelle est préparée et au moment où l’on tire, l’émotion est là: jackpot !
Le fil rouge principal, c’est le conte du corbeau . Dans le monologue de Tyron, sa maison se détruit petit à petit jusqu’à s’effondrer complètement. C’est le conte qui se réalise , on lui a jeté une malédiction , c’est un oracle, une prophétie. Tyrone va tout faire pour fuir cette destinée et paradoxalement s’y précipite . Il y a des lames de fond très fortes entre les lignes. Si l’acteur descend dans le texte et chope ces courants profonds, ça fonctionne . Sinon, on ne fait qu’empiler les mots, enchainer les anecdotes et les péripéties et ça n’a aucun intérêt. . Vous pouvez faire arriver des centaines de choses à votre personnage , au gré de votre fantaisie et de votre inspiration, mais il faut qu’il y ait ces courants profonds pour que ça fonctionne. Comme dans la mer, il y a des courants très profonds et si vous prenez ce courant-là ,normalement, ça peut fonctionner sur l’acteur et sur le spectateur, sans qu’ils en aient conscience ; il ne faut pas que ça soit invisible, il ne faut pas non plus que vous voyiez le squelette à travers la peau, il faut que ça touche à des archétypes , à des choses simples qui résonnent . Lors de l’écriture d’un roman ou d’une adaptation, il y a une part consciente et une part inconsciente et dans « Mon traître », j’ai découvert une cohérence générale mais qui n’était pas une volonté initiale . Ce qui est magique, c’est de découvrir une cohérence que vous portiez mais qui n ‘était pas un geste de volonté , pas une chose que vous aviez construite , c’ est votre cohérence à vous !
Il y a comme une architecture secrète , des passages souterrains dans le texte de Chalandon et même l’acteur découvre des passerelles; on a ainsi découvert que Eydan est un anagramme de Danny , on l ‘a découvert très tard ; ça nous a amusé , c’est une espèce de passage secret .Il y a d’autres détails de construction qui me plaisent . Quand l’IRA décide de faire de lui un héros, Tyrone dit: « on m’emmène , des bras qui me soutiennent, une porte, une autre, une couverture ». Quand les anglais font de lui un traitre, il est écrit de la même façon: « une porte, une autre, la chaleur d un radiateur , une couverture ». Les deux scènes sont écrites en parrallèle, quand les irlandais ont besoin d’un héros , un type dit c’est toi et quand les anglais ont besoin d’un traitre, ils disent c’est toi aussi ! C’est l’histoire d’un type, finalement, qui, entre les deux, n’a pas eu de vie. Pour moi, le peuple avait besoin d’un héros et ils ont décidé que c’était lui , et dans la scène, j’essaie d’insérer une ambiguité; je pense que le type de l’Etat major de L’IRA savait parfaitement ce qui s’était passé. L’ IRA en avait conscience .Simplement il avait besoin d’un martyr, ce serait Danny et il fabrique un héros, Tyrone, de toutes pièces . Lui va devoir se débrouiller pour vivre avec ce mensonge dans lequel il va s ‘enfermer.
Comment avez-vous imaginé votre Tyrone Meehan?
C’est l’histoire d’un homme qui a toujours confondu ses protecteurs et ses persécuteurs . Pourquoi ? Simplement parce que son père l’a battu. Tout repose là-dessus; c’est quelqu’un qui se cherche un protecteur tout le temps , d’abord son père qui disparaît très vite, puis son frère qui abandonne la cause irlandaise, puis Daniel Finley qui lui jure qu’il ne lui arrivera rien et il meurt sur les barricades, ensuite il y a Eydan puis il y aura Antoine. C est quelqu’un qui va confondre ses protecteurs et ses persécuteurs. C ‘est pour cela qu’il va trahir selon moi . Car que font les anglais ? Ils lui offrent une protection, c’est juste ça . Et pourquoi confond-il protection et persécution ? Parce que l’homme qui devait le protéger quand il était enfant, son père, l’a persécuté. C’est l’histoire aussi d’un cadet qui doit en permanence jouer le rôle d’un aîné . J ‘ai basé beaucoup de choses là-dessus dans mon adaptation . Quand vous adaptez, ce qui est important , c’est d’avoir des choses très fortes qui résonnent en vous émotionellement ,des thèmes qui vous touchent . Moi je suis un cadet qui a joué le rôle d’un aîné. Cet aspect-là m’a donc touché particulièrement. Et, au contraire, il y a des aspects du bouquin de Sorj qui n’ont pas résonné en moi et j’ai bien fait de ne pas les traiter parce que je l’aurais mal fait .
Un mot sur le costume de Jean-Marc Avocat qui joue Tyrone Meehan?
Concernant le passage de la prison et de la grève de la faim et de l’hygiène , il y a une image décrite par Antoine , ce sont des hommes nus sous une couverture parce qu’ils refusent de porter l’uniforme des droits communs, qui répétent « nous sommes des prisonniers politiques ». Sur le plateau, draper Tyrone d’une couverture est un geste simple: elle représente à la fois son linceul , comme un chien qu’on enroule dans une couverture et qu’on jette sur le bord de la route et c’est l’image de cette résistance irlandaise , ça a ce double sens. C’est souvent aussi le seul geste de tendresse que les prisonniers ont les uns envers les autres. Tyrone est nu sous les coups, tout le temps, il n’a rien pour se protéger. C’est un type qui n a aucune protection et qui ne sait pas se protéger. Il y a des gens qui n’ont pas de protection vis à vis du monde et des autres , souvent ce sont ceux qui, justement, se jettent le plus dans la violence ; sans défense, ils vont s’y confronter. Tyrone est un type nu sous une pluie de cailloux toute sa vie et qui n’a pas d’armure. il a juste la crosse de hurling de son frère ; c’est son objet totem . Souvent, vous remarquerez, le personnage principal , on lui donne un talisman pour aller affronter le monde…
Adapter, c’est faire des choix. Pourquoi avez-vous supprimé les femmes?
Sûrement pas par misogynie . Mais si les personnages féminins ne sont pas présents physiquement, la mère de Tyrone est très présente dans la parole par exemple. Sorj Chalandon décrit merveilleusement bien le combat des femmes dans cette guerre mais je ne pouvais pas tout raconter , je n’ai pas réussi à tout intégrer et c’est un regret. Supprimer les personnages de Sheila, de Jim, c’était très dur puisqu’on apprend par lui notamment que Tyrone a vendu l’un de ses amis et que cela l’a conduit à la mort . Je n’ai pas une caméra donc il faut que je limite les personnages et les décors. Je crée des décors mentaux dans vos têtes , et si je vous donne trop de détails, je vais vous perdre . Il faut que je tende un fil que je ne coupe jamais , sinon je vous perds. Ce n’est que de la parole donc il faut que vous puissiez suivre. Une des choses les plus dures est de couper les passages qu’on aime. Les passages qui m’ont le plus bouleversé , je n’ai pas pu les mettre dans mon adaptation . Ils sont sous-tendus sous les mots , dans les émotions , ils sont là, entre les lignes, les mots dits , mais je n’ai pas pu les écrire .
Pourquoi ne pas en faire un film , puisque vous parlez de caméra ? N’y avez-vous jamais songé?
Ce serait un rêve magnifique mais je ne crois pas en la possibilité matérielle de faire des films comme ça en France.J’épouse beaucoup de causes perdues : faire exister une heure cinq de théâtre c’est déjà difficile à l’heure actuelle; le faire en film, c’est carrément mission impossible . Non, je ne crois pas en la possibilité matérielle de faire un tel film. Je ne crois pas qu’un producteur envisagerait de financer cette histoire. « Retour à Killybegs » , c’est cent ans de lutte irlandaise , 80 ans de l’histoire d’un homme ! Ce serait un budget énorme , mais je suis sûr que d’autre textes de Sorj feraient de très bons films. On pourrait faire un casting simple, pas avec de grandes stars mais de très bons acteurs de théâtre , avec un petit budget, mais on ne pourrait pas le faire bien dans la production audiovisuelle française. En France, on a une façon de produire les films qui fait que c’est difficile de faire des choses très belles et puis, je l’ai vécu, je peux vous dire que par expérience, il y a trop de gens pour donner leur avis , il y a beaucoup trop de vanité et d’ego , et ça, c’est l’ennemi de la production artistique . Le cinéma manque trop d’humilité, c’est de la gestion de vanité permanente et, quand vous êtes metteur en scène, gérer les vanités, c’est possible mais vous n’avez pas le temps de vous concentrer sur ce que vous avez à faire…
Un des trois protagonistes qui intervient sur le plateau s’exprime au travers du chant…Comment l’idée a-t-elle germé?
Dans tous mes spectacles, je fais chanter quelqu’un. J’adorerais faire une vraie comédie musicale! Le chemin le plus direct à l’émotion reste la musique aussi, comme j’aime les émotions , j’y suis très sensible. Et puis, il y a ma rencontre avec Stéphane Balmino qui a fait mes quatre derniers spectacles. Je ne m’imagine pas faire un spectacle sans qu’il chante sur le plateau . C’est l’envie qu’il soit toujours là avec moi. C ‘est une histoire personnelle . Je me fais un cadeau. Je trouve qu’il est, en plus, en train de devenir un acteur formidable parce qu’il n’était pas acteur de formation .Et ça y est, cette fois il parle , il sait dire les mots. C’est presque une incantation. Il fallait quelque chose pour réveiller le mort. C’est un enterrement , dans les célébrations mortuaires, il y a des psaumes , on chante. En Irlande , chacun chante tour à tour.
Comment s’est décidé votre choix des acteurs? Qu’est-ce qui, pour vous, faisait de Jean-Marc Avocat le « bon » traître? et de Jérôme Derre ou de Laurent Caron l’Antoine idéal?
Comment choisit-on son acteur ? C’est la deuxième chose la plus importante après le texte. Il ne faut pas se tromper sur l’acteur . Si on se trompe , c’est fini . Parce que vous allez passer votre temps à mettre des rustines , à faire des pirouettes : une erreur de casting est terrible à vivre. C’est l’acteur qui va inspirer un geste de costume, de lumière . C’est incroyable de voir comment un éclairagiste n’arrivera pas à éclairer un acteur, à faire son travail de lumière si ,moi,j’ai mal fait mon travail de direction d’acteur ou si l’acteur a mal fait son travail d’interprétation, on n’arrive pas à l’éclairer comme il faut .Tant que l’acteur n’est pas là où il doit être, en émotion, on n’arrive pas nous à travailler. Là encore j’ai plus d’intuition que de technique . Si j’avais moins d’intuition et plus de technique , je sécuriserais mieux mes spectacles. J’ai la chance de pouvoir choisir les gens avec qui je travaille. Faire ce qu’on aime avec des gens qu’on aime , c’est une des clés du bonheur. Il faut que j’aime mon acteur car mon boulot c’est de le valoriser et de faire en sorte que vous l’aimiez. Mon travail est de valoriser les gens avec qui je travaille, c’est ma façon de me valoriser et pour valoriser les gens il faut les aimer. C’est terrible quand vous commencez à douter de votre acteur…C’est difficile d’être un acteur avec moi parce que il sent ça, je suis un épouvantable menteur, mes émotions débordent très vite . On sent très vite si je perds confiance et on sent très vite quand je donne ma confiance. Il faut que l’acteur sente ma confiance et mon affection parce que je suis un affectif. Alors on ne s’ouvre pas les tripes, on essaie de ne pas se faire mal , d’avoir une distance courtoise , de gentleman , on a une grande pudeur l’un envers l’autre . En gros , je fais le casting d’une relation , la relation qu’il pourra avoir avec moi. Cette relation sera la clé de notre succès ou de notre non-succès . Il faut une confiance aveugle , absolue pour que l’acteur puisse s’abandonner, il faut qu’il devienne complètement aveugle et qu’il se laisse guider , qu’il se dise « j’ai un chien pour me guider » , je suis leur chien d’aveugle .
Mes coproducteurs voulaient, au départ, une distribution de prestige; nous sommes dans le cadre d’un théâtre subventionné qui a aussi ses acteurs-vedette. J’avais du choisir un autre acteur que Jean-Marc Avocat pour le traître car si je lui avais offert le rôle, je n’avais pas de subventions. Celui qu’on m’a imposé a quitté le spectacle à quatre semaines du début des répétitions . Et comme ils n’avaient personne à me proposer , j’ai pu offrir le rôle à Jean-Marc! Laurent Caron ( Antoine) recrée un rôle qui a été créé par Jérome Derre. Jean- Marc a une grande force et une grande bienveillance naturelle très importante pour moi. Antoine Caron a quelque chose d’un chien fidèle et impuissant qui va sur la tombe du maitre enterré ; j’avais envie de voir ce chien trempé sous la pluie.
Travailler à l’affectif comporte des risques, non?
L’affectif, c’est du désordre et du chaos , les sentiments et les émotions, c’est de la matière inflammable . Quand on travaille à cœur ouvert , il y a des gestes chirurgicaux à avoir. Faut toujours faire attention a ce qu’on fait quand on met les mains dans le moteur. Je demande à l’acteur de travailler sur ses émotions vraies mais je fais attention car certains acteurs peuvent être abimés par ce travail-là… je ne suis pas un metteur en scène qui abuse, il y a une grande joie à faire ce qu’on fait , je ne travaille pas dans la souffrance , ni la douleur. Patrice Chéreau, par exemple, travaillait dans la douleur – d’ailleurs il a créé un spectacle qui se nommait « La douleur », c’était très clair et ses acteurs, même physiquement, on dirait des bonsaïs ( sourire) ; moi j’essaie d’aller dans une autre émotion que la douleur pure , je veux que vous voyez un personnage qui lutte contre sa souffrance. J’ai de l’empathie parce que je vois qu’il cherche à rester debout, qu’il cherche à sourire quand les larmes viennent. C’est très beau de voir quelqu’un qui lutte contre son émotion. Hier, par exemple, Jean-Marc avait trop de douleur . Un des projecteurs ne s’est pas éclairé et ça a fragilisé mon acteur, il a dérivé vers trop de douleur ; je sais qu’il est sur un fil et hier il a eu trop de douleur à dire les mots . Il a quand même réussi à se rattraper, notamment quand il parlait d’Antoine, mais je sais que le projecteur qui ne s’est pas allumé l’a fragilisé.
Le timbre des voix semble également important pour vous….
Au théâtre, ce que je vous donne d’abord, c’est le timbre de l’acteur et puis après il y a un corps, une silhouette. Alors oui, le timbre est très important pour moi. C’est dans la voix que je le fais sourire, que je lui fais baisser les yeux. C’est pour ça que j’utilise le micro aussi. Sur le mode de la confidence. Les timbres de voix trahissent les émotions et ce que sont les gens. J’y suis très sensible.
Ce texte montre divers visages de la trahison ( vis à vis d’un idéal, d’un ami, d’un fils ) …dans quelle mesure avez-vous pu choisir cette histoire parce qu’elle faisait écho à un vécu personnel ? Est-il besoin d’avoir expérimenté la douleur de la trahison pour pouvoir en rendre compte sur un plateau et mener ses acteurs de façon aussi brillante?
Est-ce que pour parler d’un sujet comme celui-là, il faut l’avoir vécu? non, en fait..et oui, bien sûr. On est tous traîtres et tous trahis à un moment donné. Il y a ce qu’on appelle une hyperbole. Savez-vous ce qu’est la micro-histoire? c’est le fait de raconter une histoire à une toute petite échelle. Un drame domestique par exemple et l’on essaie de provoquer une grande émotion avec un tout petit sujet. Moi, au contraire, j’ai envie que mes personnages aient envie de sauver le monde et pas qu’ils aient seulement perdu leurs clefs. Mais vous pouvez faire des histoires magnifiques avec un personnage qui a juste perdu ses clefs. Bon, s’il a besoin de ses clefs pour aller sauver le monde, c’est mieux ! ( Rires). Moi j’ai besoin d’une hyperbole: c’est souvent la grande différence entre la littérature anglo-saxonne et française, entre le cinéma américain et le cinéma français. Quand commence un film américain, le héros est déjà à un niveau de conflit et de violence terrible, il doit sauver le monde et il a une heure et demie pour le faire et quand le film français commence, il a perdu ses clefs de bagnole. J’exagère le trait évidemment. Ce que je veux dire c’est que dans « Mon traître », on a une dimension historique et politique très forte mais qui peut faire écho à ce que vous avez vécu, vous, à une échelle plus domestique, plus simple parce qu’on n’est pas tous entré en guérilla pour le conflit irlandais, on n’a pas tous eu des amis qui ont été torturés, on n’a pas posé de bombe… mais on peut s’identifier à Antoine ou à Tyrone parce qu’on a vécu la trahison. Sinon il n’y aurait jamais rien d’universel et on ne pourrait raconter aux gens que leur propre histoire. On utilise donc une hyperbole ou une allégorie; on pousse un peu les curseurs pour donner une caisse de résonance plus forte à ce qu’on dit.
Entre le moment où j’ai adapté le texte et aujourd’hui, j’ai découvert ce que c’est que d’être trahi. J’avais déjà été traître mais pas trahi. Je pense donc que j’ai mieux dirigé Laurent Caron que ce que j’avais dirigé Jérôme Derre. J’ai mieux compris le personnage d’Antoine ensuite. C’est ce qui est intéressant au théâtre, c’est qu’à la différence du cinéma où tout est figé sur la bande, une pièce vieillit avec vous, elle se modifie avec vos émotions, vos expériences. Des choses imperceptibles qui se décalent, qui se déplacent. Après sur la question de la trahison….je pense que lorsqu’on trahit, on ne se voit pas tellement traître; il y a peu de traître qui se pensent traîtres à mon avis. D’ailleurs, je n’en ai pas fait un traître de mon traître. Je ne suis pas sûr que ça existe un vrai traître.
ll était une fois un petit garçon qui, à 6 ans, entend de la bouche de son père, un conte terrible….Débuter et achever votre spectacle par cette image, est-ce votre manière à vous de « pardonner » au traître? Dans quelle mesure ce traître est-il devenu « votre traître » durant les mois de création?
C’est ce que je disais à Sorj, je n’ai pas éprouvé de colère contre Tyrone alors que Sorj, forcément, en avait. Dès ma lecture, j’ai eu de l’empathie pour Antoine mais jamais de colère contre ce traître. J’ai du mal à faire des spectacles où je juge sur le plan moral mes personnages et je déteste quand un acteur le fait. Ensuite je reconnais que je suis toujours à la recherche d’une rédemption. La plupart du temps, c’est dans la souffrance. Moi, j’ai découvert ma religion, qui est la religion catholique, quand j’avais 9 ans et ça a été une conquête personnelle – même si je ne suis pas aujourd’hui un fervent pratiquant. La première histoire qui, enfant, m’a touché, c’est la Bible donc, malgré tout, dans mes spectacles, il y a des rédemptions dans la souffrance. J’essaie toujours de trouver une voie vers une guérison possible, même dans les spectacles les plus noirs. J’essaie de cicatriser un peu. Moi, je cicatrise mal donc je cherche les solutions pour cicatriser. Et je pense qu’à un moment, si vous ne pardonnez pas, ça vous empoisonne. Il faut prendre le temps, il y a des étapes mais il faut y arriver sinon on crève. J’ai l’impression qu’on ne peut pas continuer si on ne pardonne pas. Dans « De beaux lendemains », les deux femmes se relèvent et les deux hommes sombrent car, elles, arrivent à pardonner. La jeune fille aux jambes brisées arrive à pardonner à son père son inceste en le punissant et Dolores, la conductrice du bus, arrive à pardonner aux gens qui l’ont martyrisée après qu’elle ait causé la mort des enfants accidentellement et à se pardonner, elle. Antoine, dans « Mon traître » , on sent qu’il va pardonner, grandir et que ce sera possible de continuer. Bon, je dis ça et en même temps je suis très dur et très rancunier…( rires).
Qu’est-ce qui fait un bon spectacle pour Emmanuel Meirieu? Un dispositif scénique sur le mode de la confidence, des personnages écorchés vifs et un texte empreint d’humanité?
Je ne vais certainement pas vous répondre : ce serait un spectacle de moi ! ( rires) Le théâtre que j’ai envie de faire, par contre, ressemble, oui, à ce que vous décrivez. J’aime que la mise en scène soit invisible. Pour moi, le joyau c’est le texte et l’écrin la mise en scène, il ne faut pas que cette dernière prenne toute la place . Concernant « Mon traître » , par exemple, je n’ai pas envie qu’on se dise « j’ai vu le dernier Meirieu ». Ce que je veux, c’est qu’on se souvienne de mes acteurs et de l’auteur dont je me suis inspiré. Après, concernant la production des autres metteurs en scène, j’essaie toujours de ne pas juger. Mais, forcément, j’ai mon goût à moi. Après, il y a quelque chose d’important pour moi dans ma démarche artistique. J’ai conscience que je fais du théâtre subventionné et donc je pense qu’on ne fait pas ce qu’on veut parce que, dans l’argent qui nous permet de fabriquer nos spectacles, il y a une part de vos impôts en plus de la billetterie . Si je ne fabrique mes spectacles que sur ma billetterie, alors là, oui, je choisis tout et je suis entièrement libre. C’est vrai que, dans le théâtre subventionné et public, il y a de très belles valeurs et de très belles choses parce qu’on risque des choses qui échappent à la rentabilité pure mais…
Rien de rédhibitoire?
Cette mission du théâtre subventionné, qui est un service public, est louable mais parfois, on s’est gangréné dans un snobisme et un complexe de supériorité intellectuelle ! ça me met en colère quand je vois un spectacle où l’on est dans l’entre-soi et/ou l’on manque d’humilité. Il y a eu un cancer dans mon métier qui a été ce complexe de supériorité intellectuelle . Je comprends d’où il vient et comment on en est arrivé là et je trouve ça beau de défendre de très belles valeurs et une exigence intellectuelle forte mais ça s’est parfois transformé en complexe de supériorité intellectuelle , et pour vous faire venir au théâtre on a longtemps trouvé un moyen qui était de vous culpabiliser en disant : « si vous n’allez pas au théâtre c’est que vous êtes des cons ». On vous culpabilisait pour vous faire venir, c’était du marketing pur . C’est comme s’il y avait la nécessité d’une mission d’évangélisation des masses incultes et aveugles. Une mission qui trahissait un mépris et une position de supériorité par rapport au public .J’ai fait de la télé et c’est aussi dégueulasse de voir des gens de la télé dire « on va leur donner de la merde parce qu’ils aiment ça ». J ‘ai vécu les deux et je pense que les deux se trompent , je pense que les gens ont bon cœur, bon goût et que, la plupart du temps, si vous leur faites une belle proposition , ils ne demandent qu’à l’accepter . Oui,on peut leur vendre de la saloperie mais on peut leur vendre des belles choses aussi et ça ne coûte pas plus cher !
Autre chose qui peut me mettre en colère? les spectacles qui culpabilisent le spectateur et qui laissent sous-entendre « si vous ne comprenez pas mon spectacle c’et que vous n’êtes pas assez cultivés ». Non , si je ne comprends pas ton spectacle, c’est que tu n’as pas fait correctement ton boulot! Que ce soient les cadres d’une chaîne de télé que j’ai rencontrés et qui se croient supérieurs au public et qui se disent « on va leur refourguer toutes les merdes qu’on peut pour faire le plus de pognon possible » ou que ce soient certains très grands metteurs en scène qui se disent « on est face à des masses incultes qu’on doit éduquer et élever », dans les deux cas, je pense qu’on se trompe à croire qu’on vaut mieux que les autres. Donc, oui, il y a des spectacles que je ne vais pas voir parce que ça me met en colère…c’est vrai. J’aime bien les spectacles modestes, même ratés à la limite, mais modestes.
Un mot pour conclure sur votre actualité? Un nouveau spectacle en préparation?
J’ai fini le dernier, il y a quelques jours, qui s’appelle Birdy d’après un roman de William Wharton; il y a eu un film au cinéma d’Alan Parker. Il sera joué notamment du 16 au 22 janvier à la Criée à Marseille. Dans Birdy, j’essaie de raconter la guérison. Le film ne la raconte pas ou mal parce qu’il est très noir et fait par un réalisateur qui a ses thèmes et ses obsessions à lui. Le roman est beaucoup plus optimiste. Quand je dis ça, les gens rigolent un peu parce qu’ils disent que les personnages ne marchent plus très droit quand même mais, après en avoir pris plein la gueule, je les relève ! Ils portent encore leurs cicatrices mais ils se relèvent. J’ai fait deux spectacles pour enterrer les morts et là j’ai voulu faire un spectacle pour réparer les vivants.
Interview réalisée dans le cadre d’un atelier d’écriture journalistique dirigée par Julie Cadilhac au Théâtre Jacques Coeur de Lattes ( 34) les 14 et 22 novembre 2014.
Mon Traître
Adaptation : Emmanuel Meirieu et Loïc Varraut
d’après Mon Traître de Sorj Chalandon et Retour à Killybegs de Sorj Chalandon
Mise en scène: Emmanuel Meirieu
Avec : Jean-Marc Avocat, Stéphane Balmino, Laurent Caron
Dates de représentation:
– Le vendredi 21 novembre 2014 au Théâtre Jacques Coeur de Lattes.
– Le vendredi 28/11/14 à Cachan à La Salle Le Marché
copyright DR. P. Chantier
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