Sabrina Teggar : Mnémosyne et boîte de Pandore

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Par Julia Hountou – bscnews.fr/ Née d’une mère suisse et d’un père algérien, Sabrina Teggar choisit de mener une quête sur ses origines à travers sa série photographique intitulée Mnémosyne et boîte de Pandore, réalisée en 2012 en Algérie. Comme en témoigne le titre, référence à la déesse de la mémoire et au célèbre mythe, ce travail mêle ses souvenirs de petite fille et son regard de jeune femme, l’Algérie d’hier et celle d’aujourd’hui, selon un cheminement nécessaire mais parfois éprouvant.

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La photographe a connu l’Algérie enfant lorsqu’elle allait voir ses grands-parents à El Asnam, ville détruite par les tremblements de terre dans les années 1950 et 1980, et aujourd’hui appelée Chelif. Puis, la situation politico-religieuse du pays lui en a interdit l’accès. Ce n’est qu’à l’âge de trente et un ans qu’elle entreprend des démarches pour obtenir son passeport algérien et décide d’accompagner son père durant une semaine dans le village natal de ce dernier, situé entre Oran et Alger.

Si sa série est essentiellement constituée d’images impressionnistes glanées au fil de son séjour, ses magnifiques portraits essentiellement féminins pris sur le vif ont pour modèles des membres de sa famille plus ou moins éloignée. Selon une approche empreinte d’empathie, la photographe y suggère en filigrane les conditions de vie difficiles de ces femmes de tous âges dont la destinée s’est tellement écartée de la sienne. A travers leur regard digne et fier, elle rend hommage au courage de ces dernières qui tentent de résister au conditionnement social, dans un univers encore écrasé par le poids des traditions. Au cours de ce voyage « très émotionnel et intense », elle mesure en effet combien il est difficile d’être femme en Algérie : en tant que photographe, elle doit notamment sans cesse être accompagnée pour se promener dans les rues ; par ailleurs on n’hésite pas à la surnommer « l’étrangère ».

En ouverture, des photographies anciennes – sur lesquelles plusieurs générations de femmes se côtoient – prennent place sur une commode derrière des boîtes à bijoux, évoquant le mythe de Pandore. C’est dans la chambre d’amis chez sa tante que Sabrina Teggar – en reflet dans le miroir – a pris ce cliché sur lequel figure le portrait de sa grand-tante qu’elle n’a pas connue, épouse de moudjahidin, belle et triste à la fois. Son regard grave – caractéristique de certaines Algériennes – suggère l’impossibilité à dire mêlée à une certaine résignation. Prisonnière des interdits et des tabous imposés par des structures sociales sclérosantes, elle semble comme réifiée. En tant que « Mémento », ces images luttent contre la fuite du temps en saisissant ces femmes qui s’immobilisent dans l’invariabilité du plan, nous conviant à nous interroger sur leur destin. Cette fixité peut suggérer plus largement celle de la société algérienne, figée dans ses immuables traditions.

Sur un autre cliché, Nasilla – une jeune fille de quinze ans, de nature curieuse, aspirant à devenir médecin ou architecte – fait face à l’objectif devant un mur fissuré. Un voile dissimule ses cheveux tandis que le double portrait qu’elle arbore fièrement masque le bas de son visage. L’adolescente photographiée, maquillée et parée telle une princesse des Mille et une Nuits, c’est elle. A la fin du Ramadan, après avoir jeûné et procédé à tous les sacrifices requis durant un mois, elle a posé en habit d’apparat, prête à être épousée. La fissure sur le mur semble symboliser le décalage entre ses aspirations professionnelles et sa fascination pour certains usages lourds de conséquences.

Le portrait d’Ismaan – jeune femme de trente ans, au regard révolté et aux ongles rongés, vêtue d’un survêtement de velours noir – témoigne quant à lui d’un malaise palpable et d’une colère évidente. Ses yeux rivés au ciel expriment son désir d’ailleurs. Si elle a interrompu ses études en raison de problèmes familiaux et se trouve sans emploi, elle tente malgré tout de résister à sa manière, en refusant de se voiler et de pratiquer la religion.

Enfin, le gros plan au fort pouvoir évocateur sur la face du cheval harnaché stigmatise de manière plus générale le fonctionnement coercitif de la société algérienne avec lequel Sabrina Teggar se sent en porte-à-faux. Ce puissant et fougueux animal écumant, aux veines saillantes, totalement bridé, incarne pour elle une population réfrénée dans ses aspirations. Les règles visant à instaurer une stricte organisation sociale enferment l’ensemble des individus dans de multiples contraintes. Leur esprit s’assujettit dans l’acceptation quotidienne des tabous, interdits et lois qui s’impriment dans les têtes et les corps. Le mors suggère le mutisme imposé, la résignation, voire une certaine forme d’aliénation.

« Une photographie est à la fois une présence figurée et un rappel de l’absence. (…) Les photographies – particulièrement celles qui représentent les personnes, les paysages, les cités lointaines, tout un passé disparu – sont des incitations à la rêverie. Une impression de tristesse, dont sont porteuses les images du passé, tend à effacer les intentions premières et les qualités spécifiques des photographies anciennes. » Susan Sontag XE « Sontag, Susan » , La photographie, Seuil, Paris, 1979, 221 p. ; p. 26.

Le site de SABRINA TEGGAR

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