Elisabeth Barillé

Elisabeth Barillé, Modigliani et la bohème

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Par Emmanuelle de Boysson – bscnews.fr/ Photo Hélène Bamberger/ Paris 1910 : au moment de la grande crue, la poétesse Anna Akhmatova découvre la ville inondée avec son mari. Elle rencontre par hasard Modigliani.

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L’artiste mène une vie de bohème, ses tableaux ne se vendent pas. Ils vont s’aimer, le temps d’un séjour, sous le signe de la passion de l’art. Elisabeth Barillé évoque ce Paris de Montparnasse, la Russie et ces êtres épris de beauté, avec ardeur, avec profondeur, dans une langue élégante portée par l’amour de la poésie, de la peinture et des passions impossibles.

Comment est née l’idée de ce livre ?
D’une visite que j’ai faite au musée Anna Akhmatova à St Pétersbourg, il y a quatre ans. Le projet d’un livre sur mes origines m’avait lancée dans un long voyage de huit semaines en Russie. Je m’étais arrêtée à St Pétersbourg, que je connais assez bien, pour souffler un peu. J’avais entendu parler de ce musée et surtout d’Anna Akhmatova. Ma grand-mère lisait ses œuvres. Durant mes études de russe, j’avais même tenté de traduire en français quelques poèmes de jeunesse, les plus accessibles. Sa vie tragique avait épousé tous les drames de l’histoire russe depuis la Révolution d’Octobre jusqu’aux atrocités du stalinisme. Il y avait aussi sa beauté, une beauté surmontée sur la mélancolie, le goût du malheur, toute une fatalité qui me la rendait fascinante évidemment. Le musée était désert, je ne m’y attendais pas, Akhmatova est une gloire dans son pays, mais le plus étonnant m’attendait sur un mur du salon : un dessin la représentant. Un dessin de Modigliani, je l’ai compris aussitôt, son trait est très reconnaissable. On y voyait Anna de profil, allongée sur un divan. Cette tendresse de la touche, était-ce l’amitié, était-ce l’amour ? Où, quand, comment s’étaient-ils rencontrés ? Les livres commencent souvent par des énigmes….

Racontez-vous votre enquête.
Le principal axe concernait évidemment les archives laissées par Anna Akhmatova. Je me suis rendue à Saint-Pétersbourg pour m’y plonger, avec l’espoir un peu naïf sans doute de mettre la main sur cette correspondance évoquée dans le texte qu’elle a écrit sur Modigliani vers la fin de sa vie, en 1958. J’ai dû déchanter quand la conservatrice du fonds m’a annoncé que cette correspondance était introuvable et que tout portait à conclure qu’elle avait disparu quand la poétesse avait détruit une partie de ses archives personnelles dans les années trente. Une mesure de prudence, alors, dans un pays totalitaire, à une époque absolument gouvernée par la peur. Tout ce qui témoignait d’un attachement aux valeurs du passé pouvait être retenu à charge. Pour Staline, cette artiste décadente n’avait rien d’une citoyenne exemplaire : son mari avait été fusillé comme monarchiste en 1921, son fils faisait l’objet d’arrestations répétées, c’était une orgueilleuse, une solitaire, une exaltée, une ténébreuse. Le régime n’aimait guère ces personnalités complexes…

Cette amitié amoureuse a-t-elle vraiment existé ?
Évidemment ! Je n’aurais jamais écrit ce livre si j’avais eu le moindre doute. À défaut des précieuses lettres, j’ai retrouvé des témoignages de l’époque, j’ai eu aussi le privilège de contempler d’autres dessins d’Anna par Modigliani. Le musée les détient jalousement dans un coffre…

Parlez-vous du Paris de Montparnasse d’alors ?
Le quartier est tout neuf, le boulevard Raspail vient d’être percé, les automobiles commencent à damner le pion aux fiacres, les autobus aux omnibus à chevaux, le métro vient d’inaugurer sa fameuse ligne Nord-Sud. Désormais on peut traverser Paris en beaucoup moins de temps qu’il en fallait quand Gertrude Stein allait poser pour Picasso. C’était aussi le début d’une certaine liberté des mœurs, les audacieuses se promenaient en jupes-culottes, cela avait frappé la jeune Russe… Voilà pour l’image superficielle, mais j’ai voulu donner aussi une tonalité moins attendue. Anna rencontre Modigliani en 1910, l’année de la grande crue du siècle. Quand elle arrive gare de l’Est, l’électricité n’a pas été rétablie partout, les Parisiens sont toujours sous le choc. Anna découvre une ville beaucoup plus sombre et complexe qu’elle ne l’avait imaginée quand Paris n’était encore pour elle qu’un nom magique.

De la vie à Saint-Pétersbourg à cette époque?
C’est le deuxième axe du livre : l’effervescence intellectuelle de ce côté-là du monde. Les Russes connaissent tous Matisse, Picasso, Soutine, Apollinaire, mais peu de Français connaissent Ilya Répine, Alexandre Benois, Valère Brioussov, ou le critique et peintre Maximilian Volochine. L’ogre Volochine : le plus parisien des rapins russes, disait-on de lui, car il passait sa vie entre les deux capitales et n’avait de cesse de faire se rencontrer les deux cultures. Au début du XXe siècle, Saint-Pétersbourg entendait bien rivaliser avec Paris sur le plan intellectuel. Les salons littéraires pullulaient. Les librairies, installées sur le côté ensoleillé de la perspective Nevski regorgeaient de nouveautés. Loin d’être confinées aux rôles de potiche ou de muse, les femmes maniaient la plume comme journalistes, critiques, romancières et poètes. Anna Akhmatova entendait bien les supplanter toutes. Elle y a réussi.

Amedeo Modigliani est resté dans la légende comme un artiste dévoré par l’alcool. Ce n’est pas du tout la vision de votre livre.
En 1910, Modigliani a 26 ans, cela fait six ans qu’il vit à Paris, il n’a pas encore connu la gloire, mais le docteur Paul Alexandre, son premier mécène, loue déjà son talent exceptionnel. Apollinaire, qui sévit comme critique d’art au journal L’Intransigeant a remarqué ses toiles au Salon des Indépendants. Elles ne se vendent pas, mais elles font parler d’elles. Ce n’est pas si mal. Modigliani a donc toutes les raisons de s’estimer encore capable de « sauver son rêve ». Son grand rêve, en l’occurrence, n’est pas tant d’être peintre que d’être sculpteur. Brancusi l’encourage. Quand il rencontre Anna, Modigliani ne connaît pas encore le découragement et la détresse. S’il boit, c’est pour s’amuser, pour provoquer, pas pour se détruire. Akhmatova sera d’ailleurs révoltée par le portrait caricatural que le cinéaste Jacques Becker impose en 1958 dans Montparnasse 19. C’est contre cette vision grotesque à ses yeux qu’elle sort de son silence et se met à écrire sur lui. Ses souvenirs sur son « cher Modi. » s’ouvrent sur ces lignes : « Je crois sur parole ceux qui le décrivent, bien qu’il ne soit pas celui que j’ai connu (…) Il m’avait l’air enserré dans un cercle de solitude. Venant de lui, je n’entendis aucun nom connu, ami ou peintre, aucune plaisanterie. Je ne le vis jamais ivre et il ne sentait pas le vin. » On ne peut pas être plus claire….

Vous êtes vous-même d’origine russe. En quoi vous êtes-vous sentie des affinités avec ces deux artistes ?
Je ne sais pas si cela compte. Ces deux artistes sont deux grands chercheurs d’or, deux êtres hantés par l’absolu. On n’a pas besoin d’avoir du sang slave pour être sensible à cette quête impossible…

Un amour à l’aube. Amadeo Modigliani Anna Akhmatov.
D’Elisabeth Barillé
205 pages
16,90 €
Editions Grasset

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