Le dernier jour du jeûne : une tragi-comédie à l’antique bercée par le chant des cigales

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Par Florence G. Yérémian – bscnews.fr/ Oh, Soleil lève-toi ! Telles sont les paroles révérentes qui ouvrent la nouvelle pièce de Simon Abkarian. Dans ce « Dernier jour du jeûne », l’acteur met en scène une truculente famille méditerranéenne partagée entre tradition et modernité. A la tête de cette tribu matriarcale siège Nouritsa.

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Bonne et mère, autant que bonne mère, elle se démène scrupuleusement pour trouver un époux à chacune de ses filles. Astrig, la cadette, n’a pas à chercher bien loin : libertine et décomplexée, elle croque la vie autant que les hommes, revendique le savoir comme seule liberté et s’apprête néanmoins à épouser Aris. En contrepoint de cette nymphe libidineuse, sa sœur Zéla a choisi de rester pure. Bien qu’elle soit l’ainée, elle s’agrippe à son statut sacré de vestale et attend désespérément le demi-Dieu qui viendra cueillir sa virginité. Autour de ce cocon pétri d’amour maternel flâne aussi Tante Sandra. Avocate et intello, cette célibataire endurcie philosophe du matin au soir sur la misérable condition des femmes méridionales. Tandis qu’elle houspille et agace ses semblables de ses quatre vérités, une foule de personnages pittoresques font progressivement leur apparition autour de ce gynécée rural : il y a Vava, l’inévitable voisine radoteuse avec sa tête de Gorgone ; son jeune fils Aris, fougueux et couillon à la fois ; Sophia, la femme-enfant qui ne parle plus ; Minas, le boucher si amical et pourtant incestueux ; Théos le sage patriarche qui domine austèrement tout le village ; et puis, il y a Xenos, l’étranger si bien nommé.
Tous coexistent hypocritement au sein ce quartier-geôle, enchainés les uns aux autres, aliénés dans leurs rites et leurs coutumes séculaires. Au rythme de la journée qui s’avance, on les voit se confier, se chamailler, crier de douleur, pleurer de joie et tisser de drôles de toiles faites d’espoir, d’amertume et de frustrations. Dans un amalgame de sacré et de profane, ces âmes si humaines s’adressent continuellement à Dieu sans pour autant négliger leurs pulsions et leurs désirs charnels. Mêlant les saintes écritures à la sexualité, ces êtres de chair évoquent le Christ autant qu’Aphrodite la tentatrice et attendent patiemment le coucher d’Hélios, ce Dieu du Soleil qui marquera la fin du jeûne et de ses tourments.
La pièce de Simon Abkarian ne peut laisser indifférent. Faisant appel à tous nos sens, elle entraine le spectateur durant près de trois heures dans une catharsis progressive. Derrière une légèreté de dialogues apparente, son texte est d’une grande profondeur et remarquablement construit. Même si notre oreille met un certain temps à s’accoutumer à la superposition entre le langage parlé contemporain et les tirades classiques, cette audace d’écriture est intéressante car elle nous fait sans cesse osciller entre un lyrisme à l’antique et un discours très actuel. On regrette néanmoins l’avalanche d’insultes et de mots crus qui parsèment les conversations de ses protagonistes. La vulgarité n’est pas une nécessité absolue, certainement pas pour traduire des convictions ni pour parler de sexualité.
Car le sexe est l’un des thèmes récurrents de cette histoire qui le décline sous toutes ses formes: le sexe pour enfanter et apporter une descendance, le sexe en tant que quête inconnue d’un amour chaste et innocent, le sexe libérateur purement physique pour apaiser sa libido, mais aussi le sexe comme pulsion refoulée, dans tout ce qu’elle a de plus néfaste, celle qui peut pousser jusqu’à l’interdit du viol ou de l’inceste… Malgré l’intensité morbide de quelques scènes, cette tragi-comédie demeure une immense ode à la vie et à l’amour. A travers les potins volcaniques de ces femmes volubiles transparait d’ailleurs un savoureux sens de l’humour : au fil des mésaventures de chacune d’entre elles, les plaisanteries et les saillies fusent plus comiques les unes que les autres, teintées de mistral chantant. La scène de demande en mariage de la fille cadette est un loukoum sucré où l’on voit à quel point les mères méditerranéennes jouissent égoïstement lorsqu’elles scellent enfin les mains de leurs tourtereaux ! Les allusions aux croyances païennes, telles que la lecture de l’avenir dans une tasse de café ou l’utilisation d’une vraie clef pour faire sortir les confessions d’une bouche, confèrent une touche mystérieuse, voire mystique à cette fresque familiale. On apprécie d’ailleurs cet effet permanent de bascule entre le mythe et la réalité. Coutumier des tragédies antiques, Simon Abkarian a judicieusement ponctué son texte de clins d’œil épiques, de métaphores orientales et de références sous jacentes à la mythologie grecque.
Les acteurs qu’il a choisis servent magistralement ses desseins scénaristiques. Hormis une introduction scénique confuse et un peu lente, ils s’investissent tous dans leurs rôles et font preuve d’une énergie impressionnante : Ariane Ascaride nous offre une Nouritsa pétrie d’amour et de certitudes. Avec son accent provençal qui transpire la lavande, elle déborde de générosité et nous charme immédiatement. A ses côtés, la comédienne Judith Magre incarne hautainement Sandra, sa sœur rivale : intello classieuse en pantalon, elle est un brin saphiste, un brin provoc et nous fait songer à un oiseau noir jouant les coryphées pour défendre l’émancipation de ses nièces. Parmi ces dernières, Océane Mozas interprète Zéla, l’ainée. Grande et svelte, elle prend les traits d’une sirène languissant après un Ulysse idéalisé. Malgré son rôle de vierge exaltée, on regrette que sa diction soit trop affectée : pour convaincre son public, elle devrait d’avantage montrer sa passion, maitriser son souffle et placer de subtils silences entre ses phrases. Dans un tout autre registre, Chloé Réjon, extériorise totalement ses pulsions lubriques de cadette en chaleur. Rebelle et insolente, elle pousse un peu trop sur la vulgarité mais cela tient certainement aux obligations de son rôle. Parmi les personnages secondaires, il nous faut acclamer haut et fort Marie Fabre qui rayonne dans le rôle de Vava, la médisante voisine. Ridiculeusement coiffée de ses bigoudis, cette veuve joyeuse apporte une tornade de gaieté et de croustillants commérages dans cette épopée villageoise. Saluons également la performance difficile de Clara Noël qui se dédouble en jouant à la fois Elias, l’adolescent et Sophia l’enfant victime.
Bien qu’ils soient plus discrets, les hommes sont aussi de la partie dans cette histoire. David Ayala compose un étrange boucher à la Pagnol, mi-bedonnant, mi-incestueux ; Cyril Lecomte (Aris) nous amuse sous ses airs de voyou amoureux ; Igor Skreblin (Xenos) nous attendrit derrière son statut d’étranger du village ; quant à Simon Abkarian, il s’érige en chef de clan bienveillant et sévère à la fois.
Il est fort plaisant de constater que cet arménien du Liban a su mettre de côté tout le machisme propre aux orientaux pour écrire ici un véritable plaidoyer en l’honneur des femmes. Par le biais de son écriture acerbe et impudique, Simon Abkarian érige un très beau texte contre les dérives de la tradition et le cancer de la soumission.
Le dernier jour du jeûne ? Une pièce pétrie d’amour et de mort, dans le juste sillage d’Eros et Thanatos. Magistral !

Le dernier jour du jeûne
Texte et mise en scène Simon Abkarian
Avec : Ariane Ascaride, Judith Magre, Simon Abkarian, David Ayala, Marie Fabre, Cyril Lecomte, Océane Mozas, Clara Noël, Chloé Réjon et Igor Skreblin.

Dates et lieux des représentations:

Théâtre Firmin Gémier / La piscine
254 avenue de la Division Leclerc, Châtenay-Malabry
Du 15 au 20 mars 2016
Réservations: 01 41 87 20 84

– Au

Théâtre Nanterre-Amandiers


7, avenue Pablo Picasso – 92022 Nanterre Cedex
Le théâtre propose des navettes jusqu’à la station de RER Nanterre-Préfecture ou Charles-de-Gaulle-Etoile

Jusqu’au 6 avril 2014
Mardi, mercredi 20h, vendredi et samedi : 20h
Jeudi 19h30 – Dimanche 15h30
Réservations : 0146147000

A L’Union, CDN de Limoges

du 9 au 11 avril 2014

Le texte « Le dernier jour du jeûne » est publié aux Editions Actes Sud Papiers – 2014

Crédit-photo: Antoine Agoudjian

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