Poutine

Le système Poutine au prisme de Jean-Michel Carré

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Par Sophie Sendra – bscnews.fr/ C’est à l’occasion de son dernier documentaire sur Vladimir Poutine que Jean-Michel Carré nous a accordé une interview épistolaire exclusive. Poutine pour toujours ? sera diffusé le 25 février 2014 sur France 2. Les documentaires de la série InfraRouge donnent aux spectateurs un éclairage sur les problématiques du monde. Entre un Tsar-Président et un homme qui incarne à lui seul la puissance de l’Empire Russe, Jean-Michel Carré se glisse intelligemment afin de nous livrer ses analyses autour d’un Animal Politique qu’il connaît bien.

propos recueillis par

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Le 28 Aout 2013
Cher Jean-Michel,
C’est avec beaucoup de plaisir que je te retrouve pour une correspondance. Celle-ci prendra certainement un ton différent car nous nous tutoyons désormais. Après une longue conversation téléphonique – suite à la publication de notre correspondance consacrée à ton documentaire sur la Chine – tu me faisais part de ton prochain documentaire sur Vladimir Poutine. Je vais enfin savoir ce qu’il en a été de ton séjour en Russie et ce que tu as pu apprendre de ce voyage et de tes rencontres. Après avoir entendu les éloges d’un certain Gérard Depardieu sur la « belle démocratie » qu’est la Russie, quel est ton regard sur ce pays chargé d’Histoire ? Car, finalement, nous ne savons que ce que les médias Russes nous livrent ?!De plus, la politique de Poutine semble se tourner vers une communication qui ressemble beaucoup au « culte de la personnalité », tel qu’on le rencontrait dans une période trouble du siècle dernier . Lorsqu’on dit « Russie », on associe automatiquement l’image de Poutine, comme Moscou et la place rouge. Mais alors : Poutine symbole de la Russie actuelle ? Tels des épisodes de Martine – ces histoires illustrées par Marcel Marlier et écrites par Gilbert Delahaye – nous assistons à des épisodes illustrées par Poutine lui-même et qu’on pourrait intituler Poutine fait de la plongée, Poutine à la chasse, Poutine à la montagne etc. Tout cela donne un curieux sentiment, un mélange entre moquerie et malaise… car cela se rapproche d’un comportement digne des régimes dictatoriaux. Le Courrier International n°1179 (du 06 au 12 juin 2013) titrait d’ailleurs : Poutine Imperator, comment la presse Russe décrypte la reprise en main du pays. Quel aurait été ton sentiment si on t’avait posé cette question lors de ton séjour ? En dehors de tout cela, une autre me traverse l’esprit : qu’est-ce qui fait courir Jean-Michel Carré ? Car je suppose qu’à peine terminé ce documentaire, tu reprendras à nouveau ta valise et ta caméra !
Bien à toi,
Sophie

Le 06 janvier 2014
Salut Sophie,
Un petit mot d’abord sur les questions que tu me poses dans ta première lettre. Après avoir réalisé le « Koursk, un sous marin en eaux troubles » puis « Le système Poutine », je pensais que j’avais fait le tour du personnage Poutine, de son enfance, de sa montée au pouvoir, de son système de gouvernance bien particulier. Au plus, je pensais faire une actualisation avec son roque comme on dit aux échecs (la possibilité d’inverser le roi et la tour) que fut l’intermède Dimitri Medvedev puis son retour au pouvoir. Je finissais « Le système Poutine » en 2007 presqu’à la fin de son 2ème mandat avec ces mots :
« En supposant que la constitution ne soit pas modifiée, Poutine ne pourra pas se représenter aux élections de 2008 pour un troisième mandat consécutif, ce qui est interdit. Il pourra néanmoins le faire en 2012, ou même avant, qui sait…Pourtant, depuis longtemps, l’imprévisible en Russie se règle en haut des marches du Kremlin. Dans le secret du palais, le clan au pouvoir décide seul du contrôle de l’État, de l’économie et des citoyens. Vladimir Poutine a réussi sa mission : consolider le pouvoir central et faire de la Russie un pays puissant et redouté dans le monde. La tâche de son éventuel successeur sera de poursuivre la même politique en éliminant les derniers oligarques privés pour les remplacer par les nouveaux oligarques d’état issus des services de renseignements. L’ex-KGB n’a jamais été aussi puissant. De quelque manière qu’on nomme le prochain régime : « démocrature », « militarocratie », ou toute autre appellation, la confrontation économique et diplomatique avec les Etats-Unis pour un nouveau partage du monde aura un impact déterminant sur le devenir de la planète et l’avenir de chacun d’entre nous ».
De fait, rien n’a vraiment changé dans le fond, excepté que la Chine est passée de la 6ème à la 2ème place économique mondiale et sera bientôt la première. Elle est devenue une puissance incontournable et une alliée de la Russie, notamment au Conseil de sécurité de l‘ONU mais aussi par les Accords de coopération de Shanghai. Ils ont au moins une idée en commun, celle de créer un monde multipolaire qui enlèverait le leadership mondial aux États-Unis comme de continuer d’agir comme le gendarme du monde, ce que les USA maîtrisent d’ailleurs de moins en moins. Il était donc indispensable de s’occuper sérieusement de la Chine, de la comprendre dans toute sa complexité, ce que j’ai fait avec mon dernier film « Chine, le nouvel empire », qui a aussi été l’occasion de notre première relation épistolaire !
Aujourd’hui j’ai décidé de faire un petit détour en Russie, avant de repartir en Chine, car certains faits nouveaux très importants méritent qu’on les analyse. Poutine, comme à son habitude, a remarquablement joué. En trouvant un intérimaire durant quatre années, il respectait la constitution, tout en gardant un réel pouvoir politique comme Premier ministre. Il avait fait en sorte, en gagnant les législatives, d’avoir la majorité des deux tiers et donc un pouvoir absolu sur la Douma, le parlement russe. Restait le choix de son remplaçant. Un des derniers plans du film était une montée des marches avec son chien fidèle, Dimitri Medvedev. Sans savoir ce qui pourrait se passer dans la tête de Poutine, Medvedev semblait avoir deux atouts par rapport aux autres postulants possibles. Un sérieux, il était le seul qui n’ai jamais été au KGB, un anecdotique, il était encore de plus petite taille que Poutine !
Mais le véritable changement pour la Russie, c’est lorsqu’il a décidé de se représenter pour la troisième fois à la magistrature suprême. Cela a causé un choc dans la partie cultivée et intellectuelle de la population. Personne n’osait plus espérer qu’un jour la société civile se réveillerait. Ce n’était pas une révolution de couleur, mais un véritable sursaut démocratique d’une société qui semblait ne plus s’intéresser à la politique. Cela se concrétisa au mois de décembre 2011 lorsque eurent lieu les élections législatives. Il était très clair que le pouvoir avait bourré les urnes, avec preuves à l’appui, et que pour la première fois Poutine n’était plus réellement majoritaire dans certaines grandes villes comme Moscou, Saint-Pétersbourg et Ekaterimbourg. Des dizaines de milliers de citoyens se sont retrouvés à manifester dans les rues de nombreuses villes pour montrer leur indignation. Ces trucages d’élections ont été ressentis comme un véritable mépris de la part de nombreux citoyens et comme un viol du processus démocratique. Face à cette opposition, Poutine a réagit très vite, mais en serrant encore plus les boulons, en s’appuyant sur l’église orthodoxe la plus conservatrice, en contrôlant encore mieux les médias et le système judiciaire, en détenant tous les manettes financières de manière occulte… Bref en passant peu à peu d’un régime autoritaire à un régime totalitaire pour ne pas dire absolutiste, et dictatorial, très proche du système politique de Mouammar Kadhafi et avec le fantasme de Napoléon Bonaparte, qui comme lui avait débuté comme sous lieutenant mais avait réussi à devenir empereur. Un délire poutinien dont je parlerais plus précisément dans une autre lettre. Alors ! Allais-je laisser se transformer cette Russie qui est à trois heures de Paris en une dictature, sans dire un mot, à la manière de nos politiques. Non, j’ai cette chance de pouvoir faire des films, d’avoir l’aide de nombreuses chaînes dans le monde entier pour qu’au moins le grand public, comme les politiques, ne puissent jamais dire qu’ils ne savaient pas. Donc je pars dans cette nouvelle aventure avec France 2 et quelques télévisions étrangères. Le seul problème est le temps. Il faut que le film puisse être diffusé en janvier prochain, juste avant les Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi qui débuteront le 6 février 2014. Une grande partie du gratin politique mondial viendra serrer la main de Vladimir Vladimirovitch, tout fier d’être le tsar du monde pendant 15 jours.
Tu me demandes aussi qu’est-ce qui me fait courir pour réaliser un film après l’autre ? En parler profondément demanderait un livre que j’écrirais peut-être un jour, mais en quelques mots : une envie insatiable de changer le monde en un monde plus humain, de rencontrer des peuples et des cultures différentes, d’être continuellement un grain de sable dans la société pour qu’elle réfléchisse avec des éléments auxquels elle n’a pas toujours accès, de partager des idées avec des gens différents de moi, à montrer mon amour des êtres humains, à vivre avec passion, tout simplement…
Mais revenons à Poutine et au tournage parce que je suis en plein dedans ou presque. Enfin, ça y est je reçois mon visa pour la Russie, juste deux jours avant mon départ le 28 mai 2013. Bizarre ! J’avais quelques doutes sur cette nouvelle demande car mes deux derniers films sur la Russie, « Koursk, un sous-marin en eaux troubles » et « le Système Poutine » y sont toujours interdits, bien que les citoyens peuvent les visionner en grand nombre sur internet en version russe, mais pour combien de temps encore car des flopées de lois liberticides n’arrêtent pas d’être votées. Déjà j’avais fait en sorte depuis plusieurs mois de filmer certains personnages russes importants lors de leur passage à Paris pour ne pas être obligé de rester trop longtemps en Russie. Mais voilà je peux partir avec armes cinématographiques et bagages au pays de Poutine et non de la Poutine comme dirait nos cousins québécois. Arrivé à l’aéroport de Moscou de Sheremetievo, celui où Edward Snowden restera quelques semaines avant d’obtenir un visa provisoire, je me fais bloquer par la douane. Tous les passagers de l’avion passent et je suis le seul à être retenu ! Je reste avec des douaniers de différents grades, un officier garde mon passeport et disparaît. Les issues de sortie sont maintenant fermées avec des rideaux de fer (sic). On ne peut pas s’empêcher d’être un peu parano lorsqu’on décide d’aller dans la gueule du loup ! Au bout d’une demi-heure, un officier revient me rendre mon passeport et me laisse sortir. Je n’aurais aucune explication à cette vérification, mais elle me pousse à redoubler de vigilance.
À Paris, avec Galia Ackerman, une journaliste qui est ma consultante sur ce film, nous avions essayé avec des amis moscovites de préparer au mieux les rencontres avec de nombreuses personnes. Il n’y a pas vraiment de bottin téléphonique là-bas et on trouve les gens uniquement par des relations diverses et variées. Le lendemain de notre arrivée, nous avons une première rencontre avec Lioudmila Alexeïeva, une des plus anciennes militantes des droits de l’homme, elle a plus de 87 ans et semble en pleine forme. Son appartement est rempli de faïences bleues et blanches dont raffolent les Russes. Uniquement dans son salon où je l’interviewe, il y a en a au moins 200, toutes différentes ! Elle est une figure symbolique et incontournable des luttes des dissidents avec d’autres comme Arsène Roginsky qui s’occupe de l’ONG Mémorial, qui travaille spécifiquement sur les crimes staliniens et les goulags ou Serguei Kovalev, un éternel dissident ami de feu le Prix Nobel de la Paix Andreï Sakharov.
A très vite,
Bonne année à toi et à tes proches,
Bises
JM

Le 10 Janvier 2014
Cher Jean-Michel,
Lorsque tu me dis ce qui te fait courir, tu utilises la métaphore du « grain de sable ». C’est extrêmement étrange car je viens d’écrire un article pour le numéro de décembre du BSC NEWS qui s’intitule Du grain de sable ! Et je sais que tu ne pouvais pas le savoir au moment où tu as écrit cette lettre. Une plage commence toujours par quelques grains de sable… Tu m’as fait rire lorsque tu parles de la taille de Medvedev et de celle de Poutine ! Il s’agit là d’un dé-taille (!) mais nous avons pu constater toi et moi, que cette histoire de grandeur est une obsession pour certains « grands » hommes…Depuis ta lettre nous pouvons ajouter un nouvel épisode à notre série : Poutine fait du Hockey sur glace. En effet, il est à Sochi en ce moment, et ce jusqu’en février, je crois que la démonstration de ski n’est pas loin !
Avant d’aborder le cœur de ton analyse, je voudrais avoir ton avis sur un point qui commence à se faire jour dans les médias. On constate que certaines émissions françaises invitent, en ce moment, des sportifs, des consultants afin de leur demander leur opinion quant à leur présence aux JO d’hiver. Les journalistes tentent de savoir s’ils sont enthousiastes à l’idée d’aller en Russie (en dehors des raisons purement sportives), ce qu’ils pensent de Poutine et de l’absence de certains chefs d’États. Les journalistes font également souvent référence à la présence de Dennis Rodman en Corée du Nord et de ses relations avec Kim Jong-Un.
Ce qui ressort de leurs réponses est qu’ils ne veulent pas faire de politique, qu’ils ne pensent qu’au sport, qu’ils n’ont pas d’idées sur la question, ni sur la question des droits de l’Homme. Que la politique de Poutine, ses lois liberticides, son homophobie ne regardent en rien les JO car c’est là la force de cette compétition etc. etc. La question s’était déjà posée lors des JO de Pékin, mais cette fois-ci on dirait que la question est plus délicate encore pour eux. Est-ce la proximité géographique ou parce que la culture Russe est plus proche de la nôtre, ou encore parce qu’il existe un attachement franco-russe présent dans l’inconscient collectif ? Un peu de tout cela sans doute. Car pour la Chine, les consciences me semblaient s’être manifestées de manière plus virulentes ; j’ai l’impression que la « barbarie » d’un peuple éloigné semble toujours nous paraître plus atroce que celle qui se déroule à deux pas de chez nous, même si elle est comparable. Les réactions de la Chine semblent faire moins peur que celle de la Russie en cas de critiques. Peut-être est-ce l’image de Raspoutine qui est dans les mémoires ? En tout cas, quelque chose se passe, ou ne se passe pas, autour de ces Jeux.
Venons en à ce que tu dis dans ta lettre. Dernièrement, un opposant Russe demandait à Vladimir Poutine, lors d’une émission télévisée, s’il s’inspirait de Staline pour contrôler le pays, en employant à ce point les mêmes méthodes politiques et en conservant les goulags (ces « jolies colonies » pénitentiaires – sic ! – ). Sa réponse fut bien entendu négative. A mon sens, ce sont les mêmes moyens politiques à une nuance près, c’est que comme Franco ou bien d’autres, Poutine a su utiliser la religion orthodoxe comme appui. La phrase de Karl Marx « la religion est l’opium du peuple » est en général comprise dans le sens ou la religion est un poison, comme l’est la drogue et qu’il faut, selon lui, s’en débarrasser, laver les esprits de cette mauvaise addiction. Mais il peut y avoir une autre interprétation politique : la religion est une chose dont les peuples ne peuvent se passer. Plus un peuple est interdit de pratiques religieuses, plus il le fait en cachette et plus celle-ci devient importante lorsqu’elle est à nouveau autorisée. Le nombre d’églises orthodoxes a été multiplié par 4 dans certaines régions de Russie parce qu’elles avaient été détruites sous le régime communiste, mais également parce que le nombre de pratiquants a augmenté. Poutine, en fin politicien et surtout en Empereur et Tsar de toutes les Russie, a compris cela. Napoléon ne s’était-il pas fait sacré Empereur en 1804 dans la Cathédrale Notre Dame de Paris. Tout un symbole puisqu’il devenait monarque de droit divin et imposât un catéchisme impérial. Pourquoi est-il si difficile de qualifier haut et fort qu’il s’agit d’un régime totalitaire voire « absolutiste et dictatorial » comme tu le dis ? Où sont les politiques ? Où sont les intellectuels français ?
Lors de la lettre de Nadejda Tolokonnikova, envoyée en septembre depuis sa cellule (elle est désormais libre depuis quelques jours) peu de personnes politiques, intellectuelles se sont mobilisées (j’avais consacré un article intitulé L’esclave muette, que je t’avais fait parvenir). D’après toi, quelles sont les raisons de cette absentéisme critique ?
Enfin, je sais que tu es en plein bouclage de ton documentaire, mais peux-tu m’en donner le titre et me dire quels ont été les passages les plus forts lors de la réalisation ? Je sais que tes nuits sont courtes en ce moment car tu travailles beaucoup, repose toi.
A très vite,
Sophie

Le 11 février 2014
Chère Sophie,
Tu as l’air de me poser quelques questions anodines, qui sont en fait très fondamentales, mais qui me mettent dans une situation de malaise. Soit j’y réponds vraiment et à chaque fois ce serait au minimum un texte de cinquante pages, ou j’essaye très succinctement de le faire et je suis alors dans une frustration peu commune. Je t’envoie donc des lettres d’un frustré par obligation, ce qui ne me ravit pas vraiment. Mais jouons le jeu.
Le sport et la politique sont une vraie question, si ce n’est que cela ressemble comme deux gouttes d’eau aux personnes qui répètent sans cesse : « Moi, je ne fais pas de politique, moi la politique ne m’intéresse pas… ». Sans qu’ils s’en rendent compte, la politique s’intéresse à eux et nous sommes tous des Monsieur Jourdain à l’envers, car nous sommes dans la société, et donc dans la définition grecque, nous sommes obligatoirement des êtres mêlés de gré ou de force au collectif, amenés à participer d’une manière ou d’une autre à la vie de la cité (au sens d’un groupe social). À part une bêtise crasse qui pourrait faire croire à certains qu’on peut être réellement en dehors de la politique et donc de la société, la question est d’essayer de comprendre ce qui se cache derrière cette négation ou cette peur de « la politique ». Posons juste quelques idées. Qui d’abord se dit hors de la politique ? Puisque tu parles de Sochi, abordons uniquement les sportifs. Est-ce une envie de paraître ne vivre que dans la pureté de l’effort, du corps, de la performance, du dépassement de soi, de se croire nu comme les sportifs de la Grèce antique, là aussi dans une totale vision de son corps tourné uniquement pour l’exploit. Mais un exploit dans les sports de compétition se fait toujours contre des adversaires. Être meilleur qu’eux, les battre, les dépasser… déjà on n’est plus dans l’angélisme, sans parler des sports de combats où il est même recommandé de faire mal et même très mal à son adversaire, de l’écraser, simplement parce qu’on veut gagner (cela ressemble peut-être trop au jeu politique). Mais que veulent-ils gagner au fait ? De la gloire, de l’argent, de la reconnaissance, de la puissance ? Et pourquoi ? Que cela va-t-il changer dans leur vie, dans leur promotion sociale… L’être humain agit toujours par intérêt. Mais on voit bien que le sport et la politique sont intimement liés lorsque les hommes et les femmes politiques ne rateraient sous aucun prétexte une grande finale de foot ou autre, selon le sport national du pays. Tous les spectateurs sont des électeurs potentiels qu’il faut persuader que vous avez des passions en commun, donc que vous êtes proches et qu’il peut donc vous faire confiance. Et puis aller parler aux champions comme si vous aviez une proximité permet d’être celui qui peut toucher les idoles de la foule… On voit avec Sochi, comment Poutine, en dehors des immenses problèmes de corruption et de détournement d’argent, s’était personnellement impliqué pour obtenir ces Jeux et d’être pendant quinze jours un soi-disant « Centre du monde », une médiatisation aussi bien à destination de l’étranger que pour renforcer la nationalisme sur lequel il s’appuie pour garder son pouvoir. Comme on vient de le voir avec les attentats de Volgograd, l’ancienne Stalingrad, vouloir utiliser une vitrine c’est prendre aussi le risque qu’elle soit brisée. C’est là aussi qu’intervient le seul intérêt du refus de la politique dans le sport, c’est lorsque des gouvernants boycottent ces manifestations, comme pour Sochi. Ou encore un meilleur exemple, quand les sprinters américains noirs se servent de leur podium de champions olympiques pour lever leur poing gainé de noir et soutenir la cause du droit à l’égalité pour tous. Cela est d’autant plus marquant lorsqu’on assiste aux Jeux Olympiques de la dictature comme ils ont eu lieu en 1936 en Allemagne, puis plus récemment au Mexique, en Chine et aujourd’hui en Russie. Pour ce qui est des Jeux dans les pays dits « démocratiques », il y aurait aussi beaucoup à dire. Voilà pour ce chapitre Sport et Politique.
En ce qui concerne la religion, là aussi le sujet est vaste, surtout en Russie, et les spectateurs du film vont découvrir des faits et des paroles extraordinaires de la part de V. Poutine, comme de ses proches conseillers. C’est un point important du film, car plus on va dans la dictature, plus un pouvoir peut penser qu’il faut se rapprocher d’une institution morale (et là encore soi-disant non politique !) pour faire passer la dureté de sa politique répressive. Le seul institut de sondage indépendant et très fiable, l’institut russe Levada donne une image très étonnante de la religiosité russe. Lev Goudkov (directeur) : « Lorsque nous avons commencé nos sondages, en 1988, le pourcentage de personnes qui se disaient croyantes constituait 16 à 19%. Aujourd’hui, il constitue environ 77%. En l’espace d’une génération, un pays athée est devenu sans difficulté un pays religieux. » Il rajoutait par contre un fait étonnant : parmi ces 77%, 40% assurent qu’ils ne croient pas en Dieu ! Explication : l’orthodoxie pour les Russes n’est pas seulement une religion mais d’abord une « valeur » russe. On est Russe donc on est orthodoxe, sans forcément croire et on ira à la messe une fois dans l’année à l’occasion d’une fête. Depuis la période Gorbatchévienne beaucoup de vieilles matriochkas sont retournées visiblement dans les églises, mais cela n’explique pas le nombre de jeunes gens qui sont aujourd’hui croyants et pratiquants. Certains disent que la disparition du communisme a laissé un tel vide qu’il a dû être remplacé. C’est ce qu’on retrouve aussi, en moindre mesure, car l’autre croyance est la consommation et le travail. Cela conduit aussi en Russie à une monarchie dont rêve Poutine et qui est aussi une piste d’analyse du film pour le futur. Tu parles de Napoléon c’est « Le » modèle de Poutine. Comme lui, il n’était au départ qu’un petit sous-lieutenant et Bonaparte a réussi, à être l’empereur Napoléon régnant sur une grande partie de l’Europe. Napoléon a aussi pris la couronne des mains du Pape pour se la mettre lui-même sur la tête, un phantasme génial pour Poutine.
En ce qui concerne le rôle des politiques ou des intellectuels français face à la démocrature poutinienne, c’est aussi une vraie question. À part certains, peu de ces personnes se permettent de critiquer ouvertement le régime de ce nouveau Tsar. De temps en temps, une petite critique et puis on passe vite à autre chose. Il est clair que Poutine sait qu’il profite de la couardise des Grands (sic) de ce monde et sont incapables d’inventer des alternatives. Pétrole, gaz, quand tu nous tiens ! À ce propos il est instructif de voir comment avec les affaires syrienne puis Edward Snowden, Poutine a réussi à retourner l’opinion publique mondiale en sa faveur au point que le magazine libéral Forbes l’a désigné comme « l’homme le plus puissant de la planète », détrônant Barack Obama !
Tu seras contente de retrouver dans mon film les propos de la Pussy Riot Nadejda Tolokonnikova et le questionnement sur le renouveau du stalinisme chez Poutine interviewé par Alexeï Venediktov, le rédacteur en chef de la radio à peu près libre Écho de Moscou (elle est détenue à 50% par Gazprom !). Des interventions placées bien à propos et puis tellement d’autres choses à découvrir.
A très bientôt,
Bises,
Jean-Michel Carré

Le 13 février 2014
Cher Jean-Michel,
Je connais également cette frustration étrange à chaque fois que j’écris ma toute dernière lettre, et celle-ci est cette ultime réponse tant redoutée…Tant de questions se bousculent, mes petites notes placées à côté de moi se mélangent, mais il est impératif que je choisisse et pour cela je vais tenter de synthétiser, de regrouper mes idées.
Tout d’abord, en attendant ta dernière lettre, j’ai regardé les chaines de la télévision française et je suis tombée sur quelques autres documentaires notamment « Poutine fait ses jeux » diffusé le 28 janvier sur Arte, puis d’autres sur Staline et l’héritage de sa politique. Enfin, j’ai regardé la retransmission (seulement une partie) de la cérémonie d’ouverture de JO de Sochi. Nous avons tous remarqué cet hommage appuyé de Poutine à Staline, à cette reconstruction (intellectuelle ? – plus qu’industrielle et architecturale ? -) de Moscou… 26 millions de morts contre 50 milliards d’euros pour les jeux de Poutine. Les mauvais esprits me diraient que j’exagère dans mes comparaisons, mais c’est mon côté philosophe énervée !
A propos de la diffusion de ton documentaire intitulé « Poutine pour Toujours ? » dans Infrarouge, il est étonnant de voir que cette diffusion est prévue le 25 février 2014, une fois que les jeux seront terminés et, par la même occasion, la retransmission des jeux Olympiques sur France 2. Le service public a-t-il été frileux ? Je vais te libérer de cette question car je vais y répondre moi-même : je pense que certains journalistes et programmateurs auraient sans doute voulu faire mieux, mais les considérations économiques aliènent parfois la liberté de diffusion, aux profits de valeurs économiques en temps de crise. Dans ton documentaire as-tu croisé la route de Garry Kasparov (champion du monde d’échecs de 1985 à 2000) et qui est un des opposants de V. Poutine ? Tu as raison je vais être contente de revoir Nadejda, même si je ne partage pas toujours les actions des Pussy Riots. Je partage ce qu’elles dénoncent, pas toujours la forme. D’un autre côté, faut-il toujours prendre des formes convenues pour dénoncer une dictature, une « Imperature » ? C’est une question que je me pose parfois…
Enfin, toi qui a réalisé, dans ton énorme filmographie, un documentaire intitulé « Ukraine, de l’indépendance au Chaos » que penses-tu de ce qui se passe dans cette région du monde ? Poutine aux portes – politiques – de l’Europe ? En fait, entre Ramzan Kadyrov en Tchétchénie et Viktor Ianoukovytch président de l’Ukraine, c’est Poutine Le Marionnettiste qui crée ses Jeux de…dupe ?!
Je sais qu’entre Moscou, Paris, Biarritz, Bruxelles, il a été sans doute difficile pour toi de suivre l’actualité, mais je sais que tu es omniscient concernant les mouvements du monde et que…tu te couches tard ! Au fait en parlant de Biarritz, comment s’est passé le FIPA ? La frustration est bien là…je vais devoir terminer cette lettre.
Cette correspondance s’est déroulée sur plusieurs mois – depuis le mois d’août 2013 – et je sais que tu te sentiras enfin libre, libéré de ma présence, comme celle d’une ombre chinoise derrière tes déplacements, je ne serai plus, retournant dans ma tanière, mais…guettant le prochain JM Carré ! En fait, je crois que toi et moi, nous devrions faire un livre de correspondances étant donné le degré de nos frustrations mutuelles à chaque fois que nous devons nous quitter épistolairement parlant !
Merci pour ta patience et ton temps si précieux.
A très bientôt j’espère,
Bien à toi,
Sophie

Le 14 février 2014
Chère Sophie,
Il est certain qu’il y a eu plusieurs documentaires ou reportages sur Sotchi, dont « Poutine fait ses jeux » qui est surement le plus complet, mais il m’a beaucoup déçu par rapport au film « Oligarques » de ce réalisateur, il y a quelques années. Naturellement tout le monde s’est rué sur le sujet Sotchi, ce qui est un problème pour des documentaires qui prennent parfois des années à se faire. La télé est prise dans la contradiction de produire des documentaires et d’être en même temps esclave de l’actualité. En ce qui me concerne, mon film a été signé fin 2011, après que Poutine ait décidé de se représenter à la présidence. Je savais depuis 2008 qu’il ne lâcherait jamais le pouvoir mais les chaînes veulent du concret et j’ai mis du temps à les convaincre qu’il allait se passer quelque chose d’important dans ce pays.
De fait, Poutine, lorsqu’il s’est proposé à son parti pour revenir, puis surtout les fraudes massives de son camp pour gagner les élections législatives, ont été les gouttes d’eau qui ont fait déborder le vase. Des milliers de citoyens sont alors étonnamment descendus dans la rue pour s’opposer à son retour, ce qui remonte à de très nombreuses années. Face à cette vague, après qu’il ait malgré tout réussi à reprendre le pouvoir, il s’est à nouveau métamorphosé en utilisant des lois extrêmement répressives comme il n’en avait encore jamais utilisées. Je pensais dès le départ que la date de Sotchi serait une bonne période de diffusion pour faire le point sur la nouvelle stratégie de Poutine, mais Sotchi n’était qu’un épiphénomène comme il y en aura d’autres : la première course de F1 à Sotchi fin 2014 et surtout la coupe du monde de football en 2018 ; d’autres événements politiques très médiatisés comme un futur G8 à Sotchi même.
Sotchi n’est qu’un exemple parmi d’autres de la corruption endémique de cette société et jusqu’à ce jour le plus grand détournement de fonds publics par la bande de Poutine. Le film ne parle de Sotchi que quelques minutes. C’est tout ce qui l’entoure et sa politique depuis 6 ans qui est le plus passionnant et qui aura des retombées directes sur la vie quotidienne des citoyens européens que nous sommes. Le film passe après Sotchi… on verra bien ce qu’il va se passer. Le plus important est l’après Sotchi. J’ai très peur pour les opposants car Poutine va forcément serrer à nouveau la vis. Après les quelques amnisties avec Khodorkovski et les Pussy Riot qui n’étaient faites que pour désamorcer les revendications de groupes contestataires étrangers mais aussi russes. Il les avait fait mettre en prison, cela ne lui coûtait pas grand chose de les libérer.
Oui, j’ai rencontré Garry Kasparov, quelques jours avant qu’il ne s’enfuit de Russie, car il pouvait craindre que le Comité d’Instruction, la nouvelle police politique du régime, au dessus du FSB et des juges dont j’explique le fonctionnement dans le film, risquait de le mettre en prison sous de multiples prétextes qu’ils savent abondamment inventer.
Tu parles des Pussy Riots, mais je trouve que le groupe d’activistes le plus courageux et le plus étonnant sont les FEMEN. Dommage que les mecs ne soient pas capables d’en faire autant. Aujourd’hui ce sont les femmes qui sont les plus combatives pour les libertés et c’est une formidable avancée, même si certains groupes dit « féministes » les renient.
En ce qui concerne l’Ukraine, elle fait partie d’un vaste plan de Poutine que je décris aussi dans le film. Il s’agit de créer une sorte de nouveau continent : l’EURASIE, qui sera une sorte d’URSS mais sans le communisme qui s’élargit jusqu’aux alliances avec des pays comme la Chine, l’Iran et la Syrie. Dans cette perspective, l’Ukraine et la Géorgie sont très importantes. Mais malheureusement pour lui les Ukrainiens savent ce que signifie la démocratie. Tous cela pour casser l’unipolarité du pouvoir et de rôle de gendarme du monde que détiennent encore les Etats-Unis mais aussi une lutte très forte contre certaines valeurs occidentales, vues par Poutine et d’autres, comme des valeurs de dégénérescence totale de la part de l’Occident, bien éloignées d’un ensemble de vraies valeurs poutiniennes – sorte de syncrétisme du tsarisme, du stalinisme et de l’orthodoxie ou de la chrétienté – en liaison avec les groupes occidentaux les plus réactionnaires comme ceux « contre le mariage pour tous » ou les groupes d’extrême droite (il y a, à ce propos, une petite séquence très instructive à ce sujet dans le film).
Voilà rapidement ce que je peux te répondre, mais peut-être pourra-t-on faire une lettre postscriptum lorsque tu auras vu le film… qu’il faut absolument ne pas rater !
A bientôt,
Bises,
Jean-Michel

S’il fallait conclure
Un grand merci à Jean-Michel Carré qui, malgré son tour du monde perpétuel, prend toujours un peu de temps pour répondre à cet exercice si particulier. Toujours heureux de l’accueillir dans notre magazine, nous sommes impatients de savoir quelles aventures l’attendent. Même si pour l’instant, et jusqu’à preuve du contraire, la terre est ronde, elle ne semble pas échapper à une vue au Carré, pour notre plus grand plaisir, celui de bousculer, mais toujours avec finesse.

Le système Poutine
 De Jean-Michel Carré
DVD – 98 minutes
Editions Montparnasse
15 euros

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