De vos itinéraires respectifs si différents, comment s’est formé Ortie ?
Grégoire : C’est une forte histoire d’amitié avant tout, qui est la base primordiale au bon fonctionnement d’un duo. Nous avons étudié ensemble à l’ENM de Villeurbanne, joué dans le même orchestre (The Very Big Experimental Toubifri Orchestra), et nous nous sommes naturellement retrouvé à avoir envie de jouer ensemble sans objectifs particuliers au commencement… Pour ma part, j’avais vraiment envie de développer mon jeu pianistique en petite forme, ce que je n’avais, jusque-là, pas ou peu eu l’occasion de faire.
Elodie : Quand à moi, reprendre le duo piano clarinette sous une forme totalement libre, je veux dire sans esthétique imposée, juste avec ce que nous sommes aujourd’hui, m’a beaucoup intéressé.
Comment s’est passée votre signature chez Laborie Jazz?
Grégoire et Elodie : C’est Pascal Buensoz (administrateur de Jazz(s) RA) qui a fait découvrir notre musique in extremis à Jean-Michel Leygonie qui était en train de ranger ses cartons deux heures avant la fermeture du salon Jazzhaead en Allemagne. Il lui a collé un casque sur les oreilles en lui disant « écoutes ça ! ». Jean-Michel a eu un coup de cœur, puis tout est allé très vite, il nous a invité au festival Eclats d’Email en novembre 2012 à Limoges, puis on a enregistré en février 2013 dans des conditions hallucinantes, avec un ingénieur du son d’une perfection incroyable, Philippe Abadie, et un accueil par toute l’équipe de Laborie qui était tout simplement parfait, attentif, à l’écoute. Si l’album a pu être réalisé dans ces conditions, c’est aussi grâce au Rhino Jazzs Festival qui est co-producteur du disque.
On parle d’un jazz expressionniste pour caractériser votre album. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?
Grégoire : C’est en hommage à un ami juif qui conduisait un train : l’Express Sioniste… non, je déconne… En vérité, tout part d’un soir de cuite chez un ami, Lionel Aubernon, qui mixait en catastrophe un enregistrement live d’orTie pour l’envoyer avant minuit le cachet de la poste faisant foi au tremplin de Jazz(s) RA (que nous avons remporté en 2012 à l’unanimité du jury), il fallait absolument que l’on remplisse le dossier d’inscription et on se demandait bien ce que l’on pouvait coller dans la case « style » comme qualificatif à notre musique. A 23h56, Lionel me dit « jazz expressionniste », à 23h57 je faisais la blague sur mon ami juif, à 23h58 j’affranchissais l’enveloppe et à 23h59 je vais la poster… Voilà, pour tout vous dire, je m’en contre-fous un peu… Il y a aujourd’hui un débat un peu malsain autour de la notion de jazz qui me fout vraiment en rogne, car en fait, on en oublie les valeurs essentielles de cette musique et de comment elle est apparue. C’est avant tout un langage de survie artistique, inventé par les Noirs qui se retrouvent esclaves en Amérique à cueillir du coton ou construire des voies ferrées et qui s’en sortent grâce à cette musique, ce blues, ce jazz, ce cri de la vie… Voilà ce dont je me préoccupe aujourd’hui quand je joue, j’essaye tant bien que mal et avec mes moyens de prolonger ce message, certains le font avec des chabadas recyclés dans des hôtels 5 étoiles, d’autres mettent les mains dans le cambouis et s’ouvrent un peu plus les tripes pour aller chercher au fond la sincérité de leur propos musical. Avec orTie, on a le mérite de faire partie de ceux qui essayent… !
Elodie : Là, je laisse Grégoire et son jugement du chabada recyclé… Pour ma part : chacun a une manière intime de vivre la musique qu’il pratique. L’engagement n est pas une fatalité! Par contre, le ressenti, le besoin, voir même le plaisir est bon! Le jazz fait appel à des milliers de choses, qu’elles soient dans ce que cela porte comme valeur, comme sens, comme ressenti, comme appels à la vie. Mais aussi intellectuel, élévateur.. être libre de la pratique que chacun d’entre nous avons pour le jazz. Ce qui n’enlève en rien l’exigence, le discours et le travail.
Les titres de votre album ont quelque chose qui semble revêtir une importance toute particulière pour vos morceaux. Est-ce le cas?
Grégoire : Oui et non, la majorité des morceaux sont des chansons d’amours (parce que l’amour… c’est beau), certains titres ont donc des significations subliminales secrètes… On est dans une espèce de poésie évocatrice qui nous correspond bien.
Cet album n’est-il pas la multitude des mélodies qui retrace notre cheminement intérieur?
Grégoire : Ma définition de la vie est très simple : manger, dormir, aimer, être aimer. Je pense que dans cet album, il y a de quoi manger, de quoi dormir, de quoi aimer et de quoi être aimer.
Elodie : Pour moi, cet album ne parle pas de choses si générales mais évoque des sensations bien précises, des événements plutôt forts. Et ce qui est bon, c’est d’avoir le droit d’oublier leur sens quand nous les jouons!
Ortie est la fois exigeant, passionnant et mélodique. Était-ce une volonté de votre part dès sa conception ?
Grégoire : Je ne me suis pas posé cette question, je me souviens que nous avons commencé à répéter et créer des morceaux très simplement, sans se demander ce qu’il allait en sortir. Nous sommes tout les deux très engagés dans le geste musical, et c’est notre force. J’entends par là que nous ne sommes pas du genre à négliger le fait de donner la musique aux gens. Monter sur une scène (ou enregistrer un disque) représente pour nous deux, et dans nos expériences communes, un acte très fort et très important, une implication totale du corps et de l’esprit qui peut se ressentir considérablement dans notre musique.
Elodie: Je suis d accord avec Greg. Nous ne nous posons pas la question de comment traduire une forme d’exigence ou d’exprimer la passion ! Je pense que si, dans le travail, dans l’élaboration des morceaux, on essaye de se rapprocher le plus possible d’un idéal, de ce que l’on entend intérieurement, même si on y arrive rarement (et tant mieux peut être?!), le public peut ressentir une forme d exigence, qu’il aime ou qu’il n aime pas d ailleurs…
Il semblerait que votre point commun principal réside dans le fait que vous êtes tous les deux des artistes polyvalents et touche-à–tout. N’y a-t-il pas là une des spécificités musicales et artistiques d’Ortie ?
Grégoire : La complémentarité est essentiel dans un travail collectif, orTie l’illustre assez bien. Le duo aurait certainement moins fonctionné si nous avions été chacun en face de notre binôme ou notre alter-ego musical. Beaucoup de gens croient que coller deux personnalités aux univers artistiques similaires est gage de qualité et de succès, mais c’est faux. Avec Elodie, nos univers se frottent et se confrontent, autant sur scène que dans le travail, et c’est cela qui crée l’étincelle passionnante qui nous anime. Nous avons, bien sûr, beaucoup de points d’attaches, notamment dans les répétions où nous sommes tout les deux très acharnés et pointilleux, nous pouvons passer parfois des heures à travailler deux ou trois mesures jusqu’à ce que nous trouvions exactement ce que nous désirons.
Elodie: J’ajoute que Grégoire m’aide beaucoup à être, dans son approche de jouer de la musique. Il y a quelque chose en lui d’universel, qui me pousse à aller un peu au delà de certains clivages qu’un parcours musical peut imposer.
Le morceau Parashara est une explosion de notes, de rythmes et de sons exotiques. Pouvez-vous nous en parler plus précisément ? A-t-il une place particulière dans l’album ?
Grégoire :Parashara est le morceau le plus long de l’album et de notre set en général, mais paradoxalement c’est le morceau le moins écrit. Il est composé de seulement trois petits thèmes que nous jouons de manière aléatoire. Il est basé sur une comptine traditionnelle balinaise « Putri Cening Ayu » qui raconte l’histoire d’une petite fille qui attends sa mère partie au marché, en espérant que celle-ci lui ramènera un « oleh-oleh », autrement dit, un petit cadeau… Ce morceau est placé au centre de l’album, il fait charnière entre tous les morceaux, il est un peu comme le point d’ancrage de ce disque. C’est aussi un de nos premiers morceaux. Il commence par un long solo de clarinette et finit par un long solo de piano. Je suis très attaché à la forme globale que l’on donne à un disque. la démarche est la même qu’avec un film, il faut y trouver un scénario. L’agencement des morceaux pour un set ou pour un disque est en général un vrai casse-tête pour les musiciens, source de débats infinis… Ici, l’album est construit comme un palindrome, les durées sont de plus en plus longues jusqu’à Parashara, puis raccourcissent petit à petit jusqu’au dernier morceau… Je pense que tout cela influe sur la manière d’écouter un disque, prendre en compte réellement l’auditeur, l’inviter à rentrer dans notre univers et à en sortir (avec ces courtes pièces d’introduction et de conclusion que nous proposons). C’est aussi pourquoi je hais les compilations et les modes aléatoires sur iTunes ou les chaînes hi-fi…
Si vous deviez définir votre langage musical en quelques mots, que diriez-vous ?
Grégoire : La musique parle d’elle-même, à chacun sa propre définition, d’ailleurs le dernier titre de l’album répond assez bien à votre question… « pour ainsi dire »…
Comment se passe la création de vos morceaux tant un univers à part entière se dégage de votre album?
Grégoire : Nous composons en général chacun de notre côté, nous arrivons souvent avec un morceau déjà assez avancé dans sa construction et que nous finissons ensemble. Nous nous connaissons aussi très bien, nous savons donc souvent ce que l’autre va aimer jouer, où est-ce qu’il va être à l’aise, à quoi va-t-il être sensible, ce qui donne cette impression d’unité et d’univers commun dans l’album.
Elodie: Mais nous poussons également dans nos retranchements ! Pour s’amuser, mais pour progresser aussi !
Comment s’articule, pour tous les deux, cet album Ortie dans vos carrières musicales respectives tellement une impression de plénitude et d’épanouissement s’en dégage fortement ?
Grégoire : Le fait de graver sur un disque des morceaux que l’on jouait déjà depuis un an donne envie tout de suite d’en faire un deuxième, tant fixer les choses est synonyme pour moi de petite mort. Avant l’enregistrement, je le vivais comme un aboutissement, je me rends compte aujourd’hui que c’est un passage, une première étape importante pour orTie qui, pour l’instant, est promis à un bel avenir.
Elodie: Pour ma part, j’ai le sentiment que l’aventure de cet album ne pouvait tomber mieux dans ma vie musicale. Je n’aime pas parler de carrière, mais d’événements qui arrivent, surprennent. On n est pas toujours prêts à les recevoir, mais là, c’était le moment de ce défi. Un défi qui, effectivement est une sorte d’aboutissement pour la première vie d’ortie. Les mille autres commencent déjà!
Où pourra t-on vous voir en concert dans les prochaines semaines?
Nous serons le 21 novembre au Petit Faucheux à Tours et le 23 novembre de nouveau à Eclats d’Email à Limoges.
orTie – Elodie Pasquier et Grégoire Gensse – Laborie Jazz
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