Une mise en scène décalée et pêchue qui joue avec la notion d’opéra et offre quelques prestations de chants aussi talentueuses qu’originales. On en ressort guilleret, entraîné par l’énergie communicative de cette jeune troupe enthousiaste. Foncez!
Pourriez- vous d’abord nous expliquer votre parcours théâtral?
A 11 ans j’ai été touchée par la grâce. J’ai assisté à une représentation (forcément approximative) des élèves de mon collège et j’ai su que ma vie était là. Je voulais être comédienne, faire du théâtre et ce désir ne m’a plus quitté. J’ai fait tout un tas d’ateliers, j’étais boulimique. Puis je suis entrée en section A3 Théâtre au lycée Jean Monet de Montpellier. S’en sont suivis le Conservatoire (aujourd’hui Ecole Nationale Supérieure) alors dirigé par Ariel Garcia Valdes, à 16 ans en initiation et à 18 ans en section professionnelle, puis dans la foulée la première promotion de l’Atelier volant au TNT de Toulouse, alors dirigé par Jacques Nichet. C’est là que j’ai fait ma première mise en scène Petit(s) rien(s), Cabaret, à 22 ans.C’est dans ces deux écoles que j’ai rencontré les compagnes et compagnons de travail de ma vie. Au Conservatoire, j’ai rencontré Marion Aubert et Capucine Ducastelle avec qui j’ai fondé la Cie Tire Pas La Nappe, qui en est aujourd’hui à sa 17ème année d’existence. Et nous travaillons toujours ensemble! Nous avons monté une quinzaine de spectacles que nous avons joués un peu partout en France et à l’étranger. Nous sommes maintenant en résidence à la Comédie de St Etienne, nous intervenons également à l’école de la Comédie et avons des projets par milliers. Nous partons d’ailleurs dans une semaine à San Francisco, travailler avec les élèves d’ACT, l’école d’art dramatique de la ville. Au Conservatoire, j’ai aussi rencontré Richard Mitou, actuel directeur de cette maison, avec qui, par la suite, j’ai fait l’Atelier Volant. Je boucle, pour ainsi dire, une boucle en travaillant comme intervenante et en faisant partie du jury d’entrée de l’école qui m’a vu grandir. Je suis très reconnaissante à Ariel (et maintenant à Richard) de m’avoir fait confiance pour travailler avec les élèves depuis des années maintenant. C’est un travail extrêmement riche et important pour moi. C’est comme une bouffée d’air, un retour à la source de l’envie.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de la mise en scène? Avez-vous des mentors qui vous ont poussé à embrasser cette profession artistique?
Je ne sais pas exactement ce qui m’a donné envie, je sais que tout m’a toujours intéressé au théâtre, dans la confection du théâtre. Tous les postes. Celui de metteuse en scène permet de mettre son grain de sel un peu partout, de toucher à tout. J’aime faire des images, créer des mondes, résoudre des problèmes. J’ai en tout cas toujours aimé diriger mes camarades. J’adore ce rapport privilégié avec l’acteur. Je pense que le fait d’avoir rencontré Marion Aubert a été déterminant dans le « passage à l’acte ». Elle a commencé à écrire, j’ai adoré ce qu’elle écrivait et j’ai tout de suite eu envie de le mettre en scène. C’est venu tout naturellement, avec l’insouciance de la jeunesse. Je ne peux pas dire que j’ai eu, à proprement parler, des mentors, même si j’ai, par exemple, adoré les spectacles de Claude Buschwald sur les textes de Novarina, Le repas et L’opérette imaginaire. J’avais alors 19 ans et ce qui est formidable c’est que j’ai, depuis, dirigé deux des acteurs que j’avais tant admirés à l’époque, Dominique Parent et Elisabeth Mazev. J’ai adoré La femme changée en renard de Didier Bezace, ou le Platonov de Lavaudant. J’ai quelques magnifiques souvenirs de théâtre, mais qui ne me destinaient pas plus à mettre en scène qu’à jouer… Ce qui est certain c’est qu’à un moment j’ai ressenti le besoin et l’urgence de « faire », de créer, de ne pas attendre que ça vienne des autres. Aujourd’hui je me rends compte que je suis souvent passionnée par des travaux transversaux, qui mêlent plusieurs arts. Ceux de Marthaler où le chant est omniprésent ou encore des spectacles de danse comme ceux de Pina Bausch ou plus récemment de Dave St Pierre ou Peeping Tom. On ne peut pas dire que ce soit de l’opérette ou de la danse ou du théâtre. C’est du spectacle et j’adore ça. Ce qui nous mène petit à petit (vous apprécierez la transition (sourire)) vers l’Opéra de quat’sous…
Est-ce votre première confrontation avec Bertolt Brecht? Comment qualifieriez-vous en quelques mots son esthétique et sa pensée?
Ce n’est pas tout à fait ma première confrontation avec Brecht, puisque j’ai joué dans Jean la chance mis en scène par Jean-Claude Fall, il y a quelques années. Mais en tant que metteuse en scène oui, c’est la première fois. L’esthétique de Brecht est, bien entendu, une esthétique, ou plus exactement une vision, qui a marqué l’histoire du théâtre. Il a mis son théâtre en opposition au théâtre bourgeois. Il a inventé le concept de distanciation. C’est-à-dire le fait de s’éloigner du réel et de « dénoncer » la représentation. Reproduire le réel mais avec un effet déformant, grossissant, grotesque. Le mot allemand que nous avons traduit par distanciation, signifie « effet d’étrangeté ». D’une certaine manière ce procédé permet une participation plus active du public, le sollicite davantage en démontant le mécanisme de l’illusion. En réalité il n’a pas totalement inventé cette idée, bien des formes théâtrales utilisent ce procédé. Toutes les formes ancestrales du théâtre de masque par exemple. Mais disons qu’il l’a modernisé et conceptualisé au service de ses convictions. Les spectateurs sont encore parfois déconcertés par des spectacles qui brisent les codes de la représentation classique. Ca ne date pourtant pas d’hier! Ce que j’aime dans l’œuvre de Brecht, c’est que le ludique est au service de l’idée. Il démontre qu’on peut écrire et monter des farces et des opérettes qui parlent de notre condition d’être humain. Qui ne sont pas seulement là pour distraire, mais pour raconter nos bassesses et nos espoirs. Que le rire peut être subversif. Qu’il doit l’être. C’est aussi le travail que nous défendons avec la Cie Tire Pas La Nappe.
Pourquoi avoir choisi de monter L’opéra de quat´sous? Pour ses résonances contemporaines?
Je crains que cette pièce ne soit d’actualité très longtemps encore! Le pouvoir de l’argent, la misère, le mensonge, la corruption…
En fait, comme je vous l’ai dit, je suis intervenue plusieurs années avec plusieurs promotions à l’Ecole. Dès la première fois j’ai eu envie de travailler avec le chant, qui est pour ainsi dire ma seconde passion. Nous avions travaillé à partir d’improvisations et de quelques textes glanés dans Ma Solange, Comment t’écrire mon désastre… de Noëlle Renaude. Nous avions créé un spectacle, qui s’appelait Boucherie musicale, dans lequel j’incluais des chansons que les élèves travaillaient avec leur professeur de chant, Philippe Laboal. J’ai adoré cette expérience. Et depuis nous nous étions accordés, avec Ariel, pour que j’intervienne régulièrement sur ce même principe. J’ai monté Thé dansant, cette fois uniquement à partir d’improvisations écrites des étudiants et toujours des chansons qu’ils travaillaient avec Philippe. Pour Un Opéra de quat’sous Ariel m’a demandé de chercher un livret existant. Un « vrai » texte et les chansons qui vont avec. J’ai tout de suite pensé à Quat’sous. Cette pièce trimballe quelque chose de joyeux et de sulfureux qui m’a toujours plu. Et puis je n’ai pas pu m’empêcher de rajouter des chansons de toutes les époques…
Vous travaillez avec de jeunes comédiens de la promotion 2014 de l’ENSAD? Quelles différences essentielles relevez-vous entre ce travail avec ces comédiens « apprenants » et des comédiens plus expérimentés?
La même différence que celle qui existe entre un professeur et un élève et deux collègues de travail, je suppose. C’est essentiellement une question de placement. Je suis censée leur apporter mon expérience, avoir une vision pédagogique du travail. Par exemple dans le cas présent, le fait que je veuille que tous se confrontent au chant. Que je m’intéresse à leur évolution, plus qu’au résultat. Même si le résultat m’intéresse énormément ! Mais tout ça est en réalité très poreux. Il arrive, quand on monte des spectacles avec des professionnels, d’engager des jeunes gens du même âge qu’eux. Je suis moi-même sortie de l’école à 21 ans, alors que certains y entrent à 26. L’expérience et la pratique du théâtre comptent bien sûr beaucoup, mais l’expérience de vie est aussi importante. En réalité il est très difficile de faire une séparation nette. Les acteurs sont déjà tout simplement très différents les uns des autres. Au sein même de l’école, les expériences de chacun sont parfois très disparates. Certains ont déjà joué dans des productions en dehors de l’école, d’autres sont complètement novices. La particularité essentielle est peut-être qu’on est en face d’un groupe qui a une vie autonome. Ce n’est pas un groupe qu’on a formé pour l’occasion puis qui se disloque. Ils restent trois ans collés, à travailler ensemble. L’essentiel est d’instaurer un rapport de confiance et de leur faire découvrir mon univers. Chaque intervenant apporte son univers avec lui, ce qui permet aux étudiants de se positionner vis à vis de leurs parcours futurs. Je pense avoir conscience de ça par exemple. Avoir conscience aussi du fait que chacun doit apprendre à se connaître, à explorer son champ des possibles. Je crois que c’est tout simplement la position dans laquelle on est, de fait, qui modifie légèrement le rapport et pousse à travailler légèrement différemment.
C’est aussi pour moi un endroit de grande liberté, où on peut tester des choses sans la pression d’une production professionnelle. Même si certains travaux, comme celui-là, le deviennent…
Vous avez ajouté à la partition de Kurt Weill des morceaux de pop rock français et anglais plus contemporains…n’est-ce pas?
Pas seulement de pop rock! Du Brassens, du Samson, du Nancy Sinatra, du Nougaro, du NTM ! Bon et puis du Kurt Weill quand même. J’ai des goûts musicaux assez éclectiques et j’aime bien faire cohabiter ces styles différents. il y a eu aussi le fait que c’était un travail d’élèves, et non pas de comédiens-chanteurs choisis pour l’occasion, il était impossible que la partition de Kurt Weill convienne à toutes les voix, et je tenais donc à ce que tous se confrontent à l’exercice du chant. Chacun d’entre eux m’a proposé plusieurs chansons en accord avec Philippe et nous avons choisi celle qui était en tout point la plus juste. Pour eux et pour la pièce. Et puis je trouve ça ludique de trouver des correspondances entre des chansons qui n’ont a priori aucun rapport avec la pièce et le texte de Brecht. Mettre certaines chansons dans la bouche de certains personnages apportent un éclairage nouveau.
Quel parti-pris avez-vous choisi pour monter cette pièce?
Déjà, donc, celui de rajouter des chansons plus « modernes » à la pièce. Et puis comme je trouve que les contraintes sont propices à la création, je me suis aussi donnée comme objectif de faire en sorte que chaque étudiant ait une partition équivalente à défendre (ce qui nous ramène une nouvelle fois à la question de la pédagogie). Ils sont 14 et il y a beau y avoir beaucoup de personnages dans la pièce, la plupart sont secondaires. J’ai voulu me servir de cette contrainte (que rencontre d’ailleurs chaque intervenant de l’école) non pas comme un frein mais comme un atout, et faire en sorte qu’elle m’aide à éclairer la pièce. J’ai donc dédoublé ou parfois triplé les rôles sur scène. 2 madame Peachum, 3 Polly, ou 2 couples de Polly/Mac se retrouvent sur scène simultanément et se partagent le texte. Ceci rajoute une monstruosité aux personnages et produit un effet de cauchemar qui éloigne la pièce du réalisme. Les choix de dédoublements (tel personnage est doublé en face de tel autre qui ne l’est pas) révèlent aussi les rapports entre les personnages et les personnages eux-mêmes.
Un mot sur les décors et les costumes?
De façon assez banale quand on monte Brecht, je voulais que les acteurs puissent se costumer sur scène. Non pas seulement pour « dénoncer » la représentation, comme ça a été fait maintes et maintes fois, mais pour cette histoire de personnages qui glissent de l’un à l’autre et se dédoublent. Installer dès le début le fait que l’acteur puisse passer d’un rôle à un autre, à vue, par la convention du costume. Du coup, il fallait trouver un ou deux éléments marquants à chacun des personnages, pour qu’ils soient immédiatement reconnaissables. Parce qu’il n’est bien sûr pas question pour moi de perdre le spectateur. Le décor a pour ainsi dire découlé de cette idée. Nous avons installé une sorte de forêt de vêtements suspendus au bout de cordes, qui encadre l’espace de jeu. Au fur à mesure que les acteurs endossent les costumes, les ficelles se dénudent et changent l’image. On pourrait y voir une forêt de pendus ou ce qu’on appelait « la salle des pendus » dans les vestiaires des ouvriers des mines de charbon. Ces images m’ont toujours fascinée. Et puis Mac est censé être pendu à la fin de la pièce. C’est comme une menace qui rôde mine de rien. Pour les autres éléments de décor, le parti-pris est de donner des « vies » différentes aux objets. Qu’il y ait très peu d’éléments, mais qu’en les utilisant de manière différente, en les retournant simplement par exemple, l’image soit totalement modifiée. C’est un travail sur le symbole. Il suffit qu’un acteur trimballe un cadre en grillage devant lui pour qu’il soit en prison. Je trouve toujours ça magique de faire beaucoup avec peu. Ca fait travailler mon imaginaire et celui du spectateur.
En février, vous jouerez dans Le Lorenzaccio de Georges Sand. Quel rôle incarnerez-vous dans cette pièce?
Je joue la mère de Lorenzaccio. Un rôle de composition donc! Et puis Frédéric Borie, co-metteur en scène et qui a conçu l’adaptation, a voulu ajouter en fin de spectacle un monologue écrit par Sarah Bernardt, qui parle de la dernière exécution à laquelle elle a assisté. C’est elle qui a créé le rôle de Lorenzaccio. Je joue donc Sarah Bernardt sortant de scène après une représentation de Lorenzaccio. Ce texte ambigu est une belle mise en abîme de la pièce.
Pourriez-vous nous dire quelles sont les principales différences entre le manuscrit de Georges Sand intitulé » Une conspiration en 1537″ et la pièce qu’a écrite Alfred de Musset à partir de ce manuscrit?
C’est un peu compliqué parce qu’au final, le montage est un mélange des deux pièces et il reste finalement assez peu du texte de Georges Sand. Il reste surtout la structure du texte, très court et plus brutal. Le squelette du montage s’appuie sur le déroulé de la pièce de Sand.C’est d’ailleurs sans doute la plus grande différence entre les deux textes. Le texte de Sand a inspiré celui de Musset. Elle a écrit un texte très court qui va droit au but. C’est presque un huis clos. Musset,quant à lui, a énormément étiré la pièce. Elle est même très longue. Il a développé la dimension politique, les tergiversations et les paradoxes du personnage de Lorenzaccio. Il a développé tous les personnages (à part les personnages féminins…) et a continué l’action après ce qui est l’événement final de la pièce de Sand : le meurtre du Duc. Frédéric Borie a choisi de travailler sur l’efficacité du texte coup de poing de Sand, avec la langue de Musset.
Les dates de représentation:
– Du 9 au 11 octobre 2013 . L’opéra de quat´ sous – mise en scène: Marion Guerrero. Au Théâtre Jean Vilar – 34000 Montpellier
– Les 9 et 10 janvier 2014: Saga des habitants de Moldavie . Au théâtre de Roanne ( 42300)
– Le 2 février 2014. Le Lorenzaccio Co- mise en scène: Frédéric Borie/ Marion Guerrero- Au theatre Jacques Cœur, 34970 Lattes.
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