Le monologue d’un joueur d’échecs : la force d’écriture de Stefan Zweig servie par une performance remarquable

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Par Florence Gopikian Yeremian – bscnews.fr/ Crédit-photo: Michel Paret/ 1939. Un paquebot est en partance pour l’Argentine. À bord, un homme élégant, smoking clair et cheveux gominés, tente de disputer une partie d’échecs avec le champion du monde en titre, Mirko Czentovic. Imbu de lui-même, Czentovic rejette d’abord la proposition avant de se laisser convaincre, moyennant rétribution. Une première partie a donc lieu à 15h dans le fumoir du transatlantique où le tacticien à la logique froide bat implacablement ses modestes adversaires. Dans une extrême mansuétude, il leur concède une revanche pour le jour suivant, même heure, même lieu, sachant pertinemment qu’ils n’auront aucune chance contre lui. Le lendemain, les passagers s’agglutinent avec impatience pour assister à ce nouvel échange, un brin déloyal, avouons-le… À la surprise générale, un homme sorti de nulle part intervient face au grand maître et parvient à faire tomber son arrogance autant que ses augustes palmes : match nul !

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Mais qui est donc cet inconnu? D’où vient ce joueur exceptionnel à la discrétion incompréhensible? Peu à peu, le voile va se lever, un voile sombre comme un linceul dans lequel l’homme fébrile préfère se dissimuler : ancien avocat autrichien, il a été capturé par les nazis pour n’avoir pas collaboré. A défaut de l’avoir torturé, la Gestapo lui a infligé un bien étrange supplice : elle l’a enfermé dans une chambre d’hôtel de luxe sans rien lui laisser d’autre qu’un lit et une fenêtre close. Aucun objet, aucune distraction, pas un bruit, par une personne à qui parler. Dans cet isoloir raffiné, l’homme est peu à peu devenu fou sous l’atroce pression du néant. Interrogatoires après interrogatoires, il a commencé à faiblir et à divaguer face à des bourreaux déterminés à lui voler jusqu’à son âme. Un jour pourtant, l’occasion singulière de dérober un livre s’est présentée et le pauvre détenu s’est retrouvé dans sa geôle face à un manuel théorique d’échecs. Tout d’abord dépité, il s’est peu à peu plongé dans les diagrammes des meilleures parties des grands maîtres. Comme un automate devant alimenter ses sens, il a appris chacune des cent cinquante parties en se les appropriant uniquement de façon visuelle : sans aucun plateau ! Cette nourriture spirituelle lui a apporté une telle discipline d’esprit que progressivement l’homme a trouvé la force inespérée de résister à ses tortionnaires. Son apparente libération psychique a cependant cédé sa place à une toute autre servitude : celle du jeu. Telle une mécanique effrénée, il a involontairement scellé son cerveau aux soixante quatre petites cases noires et blanches de son échiquier mental. Peu à peu, il a commencé à jouer contre lui-même, déployant son échiquier dans sa tête, se parlant à voix haute, se querellant seul, inventant des ripostes jusqu’à l’épuisement, jusqu’à cette nouvelle folie dans le seul but d’acculer un roi de bois dans l’angle d’une planchette invisible !
C’est avec passion qu’André Salzet interprète le texte de Stefan Zweig qu’il connaît sur le bout des doigts ! Amoureux de cette étrange histoire, le comédien caméléon s’approprie remarquablement chacun des personnages. Qu’il s’agisse du narrateur élégant et fin psychologue, du champion rustre et monomaniaque ou surtout du schizophrène autrichien, André Salzet parvient magistralement à se dédoubler, à se détripler malgré l’exiguïté de sa petite scène. D’un mouvement de tête et d’un roulement d’épaule, il exprime l’arrogance paysanne de Mirko Czentovic ; l’œil humide et résigné, il devient soudain l’inconnu implorant ses bourreaux ; hurlant et suant de douleur, il n’hésite pas à se lancer dans une démence furieuse et hallucinée! La rage de jouer de ce comédien est palpable et parvient à nous garder en haleine pendant près de deux heures, jusqu’au bout de l’énigme ! La performance est pourtant difficile et elle est plus qu’honorable car Le joueur d’échecs n’est pas un texte pour le théâtre. C’est, en effet, la dernière nouvelle écrite par Stefan Zweig en 1941, juste avant son suicide. Etrange testament de la part d’un écrivain exilé, n’est-ce-pas ?…Voilà peut-être pourquoi cette histoire a tant de force : à l’exemple de son protagoniste autrichien, Zweig a vécu sa fuite de l’Allemagne nazie comme une prison mentale. Il a bien quitté physiquement sa geôle assassine en allant vivre au Brésil mais il n’a pu éteindre la barbarie humaine du nazisme par le biais de sa plume. Trop lucide, trop idéaliste, Zweig a préféré se tuer face à l’anéantissement de l’Europe. Son Joueur d’échecs n’a pas eu ce courage, il s’est résigné à errer outre Atlantique doublement vidé de son identité psychique. Les aléas de la vie l’ont définitivement mis en échec…et mat…

Le joueur d’échecs


De : Stefan Zweig


Mise en scène : Yves Kerboul


Interprété par : André Salzet



Théâtre Lucernaire
 53, rue Notre Dame des Champs
Paris 6e 
Résa: 0145445734 du 12 au 29 juin 2013


Au Festival d’Avignon Off 2014 – Espace Roseau – 21h30

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