Roms : Yves Leresche combat les préjugés

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Par Julia Hountou – bscnews.fr / Depuis 1994, Yves Leresche observe et photographie les communautés Roms d’Europe de l’Est et des Balkans. Dans ces pays, suite à la chute du communisme en 1991, tout s’effondre, avec le changement de régime économique : nombre d’usines ferment et les premiers licenciés parmi la main-d’œuvre sont les Roms. En visitant plusieurs pays balkaniques et en y vivant, le photographe mesure combien la situation des Roms aujourd’hui – livrés à eux-mêmes – est inacceptable. Grâce à sa capacité d’immersion et à la confiance qu’il a su gagner auprès de ces minorités au fil du temps, il est parvenu à livrer un témoignage photographique exceptionnel qui va au-delà de ce que les Roms montrent d’ordinaire aux Gadjés, aux non-Roms.

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Soucieux d’éviter la caricature et de combattre les préjugés, Yves Leresche lutte contre les généralités et le folklore car la culture Rom est infiniment diverse et en permanente évolution ; les croyances, les rituels du baptême et du mariage, les activités économiques, la manière de se vêtir et de vivre varient d’une communauté à l’autre. Animé par l’envie de traiter en profondeur le sujet, le photographe va au plus proche ou au plus vécu pour donner de ce peuple la vision la plus juste, dans toutes ses spécificités : sociales, culturelles, religieuses, rituelles, vestimentaires ou encore psychologiques. Ses photographies en noir et blanc révèlent différentes facettes du monde Rom traditionnel tandis que ses images en couleurs témoignent de leur mode de survie actuel ; la nature sensible de ces deux séries nous incite à aiguiser sans cesse notre regard.

Face à la justesse de ses photographies, on devine la qualité des relations entretenues par Yves Leresche avec certaines familles ; son approche réceptive nous permet en effet d’entrevoir la réalité du dedans : il pénètre dans les maisons, partage leur quotidien, leurs repas, leur intimité ou les moments festifs, nous faisant franchir une frontière invisible en dépassant le « mur de la pose* ». Dans son sillage, nous pressentons leur culture, leurs valeurs ancestrales et élémentaires : donner la vie, aimer, souffrir, mourir. Mieux que des photographies consenties, ses images donnent l’impression d’avoir été partagées.
Parmi les différentes communautés rencontrées, Yves Leresche a noué des liens privilégiés avec les Kalderashs* traditionnels du Nord-Est de la Roumanie qu’il connait depuis 1995. Attachés à leurs traditions, les hommes fabriquent des bassines et des chaudrons en fer-blanc que les femmes vêtues de longues jupes colorées aident à vendre aux alentours. Fasciné par leur habileté, la précision et la beauté de leur travail, le photographe les saisit en pleine activité. Il observe la précarité de leur installation et de leur matériel (tôle de carrosserie, cisaille et axe de transmission des roues arrière d’une voiture fiché dans le sol et servant d’appui) et leur capacité à travailler accroupis à même le sol ou assis sur un simple bidon en plein air.

D’autres scènes nous montrent leur situation sociale particulière. En effet, dans chaque village des Balkans, les communautés sont reléguées dans le quartier Rom. Au sein des masures en torchis et planches de bois surmontées d’un toit en tôle, l’ameublement est réduit au strict minimum. Leurs habitants occupent une unique pièce dans laquelle tout se passe en communauté. Les murs et le sol sont couverts de tissu – tapis et couvertures – sur lesquels ils discutent, mangent et dorment. Parfois, à même le sol, se couchent pêle-mêle, hommes, femmes, enfants et vieillards. La promiscuité participe de la vie du clan fondée sur l’entraide. Dormant souvent dans la même pièce qu’eux, Yves Leresche est à même de les saisir au réveil, encore embrumés de sommeil, dans des images d’une touchante intimité.

Ce dernier les suit aussi lors de leur campement d’été établi à une centaine de kilomètres de leur ville d’origine. Tous les deux ou trois ans, ces Roms voyagent avec des charrettes rudimentaires où s’entassent bagages, enfants et animaux. De tout temps, ils ont en effet pratiqué des métiers traditionnels compatibles avec le voyage ; leurs déplacements sont liés à la vente d’objets divers, le nomadisme leur permettant de s’adapter au mieux aux nécessités économiques. Certaines photographies attestent que le cheval est depuis longtemps le compagnon indispensable des Roms ; il tire la carriole, trouve sa nourriture en bord de route, s’achète, se vend ou s’échange dans les villages traversés, en accord avec le rythme de l’existence nomade.
Dans ses somptueuses prises de vues souvent graves, Yves Leresche cherche la survivance des petits riens qui rendent heureux. Le présent est là, brut, dans toute son intensité. S’il capte la rudesse quotidienne, il aime saisir l’image onirique d’un nouveau-né emmailloté couché dans un pré sur un large châle fleuri. Outre la cueillette de champignons et le ramassage du bois, ses images montrent aussi les moments de détente des Roms autour d’un repas, du jeu ou de la fête. L’œil du photographe s’attarde sur ces instants de calme et de joie, tels cette scène où un père fait virevolter à bout de bras son jeune fils, au milieu d’un champ à proximité d’un plan d’eau où viennent s’abreuver les moutons. Son travail profond puise également sa force dans les visages marqués ; les regards plantés droit dans l’objectif, disent, malgré l’immense dénuement, l’importance d’être ensemble, de célébrer les traditions et d’entourer les morts. D’une grande beauté esthétique, cette véritable « fresque » documentaire qu’Yves Leresche nous livre sur les us et coutumes de ce peuple à la forte identité, constitue un document précieux car elles témoignent de décennies passées presque révolues.

Le photographe est aussi interpellé par la beauté des femmes dotées d’une longue chevelure, tantôt tressée, tantôt couverte d’un foulard (lorsqu’elles sont mariées), des coquillages et pièces portés en collier ou tressés dans les cheveux. Généralement entourées de plusieurs enfants en bas âge, elles allaitent de temps en temps, sortant en toute décontraction un sein caché sous l’épaisse couche de vêtements superposés. Jouissant d’une grande liberté, les enfants quant à eux font l’apprentissage de la vie sous le regard bienveillant de la communauté. Nombreux et choyés, ils constituent la véritable richesse des Roms.
Si à travers les photographies en noir et blanc, un autre temps semble faire irruption dans le nôtre, les photographies couleurs d’Yves Leresche nous obligent à regarder ce que nous ne voulons pas voir. Devant la misère des Roms, celle que notre société leur a aménagée, nous détournons souvent les yeux.
Victimes de ségrégation et privés de travail depuis la chute du communisme, les guerres des Balkans et la mondialisation, les Roms, contraints pour leur survie de migrer, se dispersent dans toute l’Europe. Soucieux de nous faire prendre conscience de la situation, le photographe témoigne de leur monde en pleine mutation et de la perte souvent involontaire de leurs valeurs identitaires. Si l’exode permet à des familles d’améliorer leurs conditions de vie par rapport à celles du pays d’origine, c’est au prix d’une existence passée dans des conditions indignes. Alors qu’ils ont, durant des siècles, investi les espaces naturels, les voici cantonnés dans le seul territoire aujourd’hui vacant, celui de la marge, du rejet, avec pour tout horizon une décharge publique, une station d’épuration des eaux ou une usine de traitement chimique.
Refusant de se voiler la face, Yves Leresche se rend sur les terrains vagues où ils vivent, îlots de misère au cœur de l’Occident. Au milieu des détritus se dressent de frêles abris, rafistolés avec du papier-bulle, du scotch, du carton menacés par le moindre coup de vent ou la première averse. Dans des conditions totalement insalubres – sans eau courante, ni électricité, ni gaz, ni sanitaires – survivent des familles entières dont les enfants sont rarement scolarisés. Il photographie ces cahutes, entre dans chacune d’elles pour découvrir que malgré la misère, les Roms ont essayé de les rendre « vivables ». Des tentures et des rideaux recouvrent les tôles arrachées pour isoler du froid et du vent, créant un semblant de chez soi ; des sommiers, des matelas, des toiles et des cartons recouvrent la terre battue ; dans le meilleur des cas, des branchements électriques de fortune procurent l’éclairage, avec la menace permanente du court-circuit.

Dans nos villes, les Roms vivent de mendicité et de revente de matériaux de récupération. Marchant pieds nus ou en tongs au milieu des déchets, les enfants, seuls ou accompagnés de leurs parents, trient les détritus dans les décharges au mépris des risques d’infections ; une des tâches les plus dégradantes auxquelles ils sont contraints par l’extrême misère. La scolarisation représente un puissant vecteur d’intégration mais, si un petit soutien extérieur parvient parfois à inciter les adultes à envoyer leurs enfants à l’école, nombre de familles ne peuvent renoncer au travail de leur progéniture. Cependant, en dépit de leur mode de vie encore traditionnel et de leurs carences matérielles, les technologies modernes sont présentes. Ainsi, le téléphone portable constitue pour les Roms majoritairement illettrés un outil de communication formidable ; tous en possèdent un.
Comment remédier à ces conditions de vie déplorables ? Comment faire évoluer notre regard ? Les solutions passent d’abord par les constats et pour constater, il faut s’imprégner de la réalité de terrain, tel Yves Leresche, qui se consacre à la cause rom depuis près de vingt ans. Ses photographies aident à comprendre et un peu mieux accepter ceux que l’on juge lorsqu’ils font la manche dans le métro, qu’on voit à la télévision lors d’une expulsion, ou encore ceux dont on croise les campements au bord d’une route en rentrant chez soi. Découlant d’une sincère complicité avec ces communautés, ses images participent de la mémoire du peuple Rom. Témoins essentiels de leur histoire dans ce qu’elle a de brutal et d’inique, ses photographies révèlent la misère de ce peuple victime d’indifférence, d’ostracisme ou de mépris. Cette communauté souhaite pourtant « s’inscrire dans une dynamique progressiste, orientée vers l’intégration sociale, l’égalité des droits, le refus de l’exclusion et le respect mutuel de toutes les identités représentées en Europe ».

Voir l’intégralité du portfolio d’Yves Leresh et l’article de Julia Hountou

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