Gwenael Morin

Antigone : la guerre du « et » contre le « ou »

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Interview de Gwanaël Morin / Propos recueillis par Julie Cadilhacbscnews.fr / Photos: Photo GM Anne Pelllois/ Gwenaël Morin a fondé sa compagnie en 2003. Avec plus de quinze mises en scène à son actif, son travail se caractérise par un théâtre extrêmement énergique et vivant où décors, costumes et tous autres effets spectaculaires sont volontairement absents.

propos recueillis par

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En 2009, il met en oeuvre le projet du Théâtre Permanent durant lequel la langue de Molière, Racine, Shakespeare, Sophocle ou encore Büchner sont mises en exergue au sein de mises en scène généreuses et puissantes. Une expérience quasi-quotidienne du théâtre pendant un an qui a laissé sa marque dans les annales du métier. Un théâtre de partage et de conviction. Rencontre avec un artiste captivant.

Pourriez-vous d’abord nous présenter l’expérience du Théâtre Permanent aux laboratoires d’Aubervilliers qui est à la genèse du spectacle Antigone?
On a fait cela pendant l’année civile 2009, le principe était de faire l’expérience du théâtre au jour le jour – et tous les jours – pendant un an avec une troupe que j’avais réunie. J’avais trois axes: répéter, jouer et transmettre. On jouait les 24 premiers jours de chaque mois tous les soirs, on répétait l’après-midi et on tenait le matin des ateliers de transmission ouverts au public.

Ces ateliers de transmission étaient suivis de la prise en charge des rôles par des amateurs?
Au début, c’était l’idée mais ce n’est arrivé qu’exceptionnellement; ce n’était pas très concluant dans les faits. Le cas d’Antigone est un peu particulier parce que les ateliers de transmission se sont transformés en ateliers de transmission du choeur et du coup, on a présenté ,avec ces gens-là, le spectacle.

Lors de cette expérience du Théâtre Permanent, vous avez monté Tartuffe, Bérénice, Hamlet, Wyzeck et Antigone…. car ces pièces pouvaient s’adapter à votre volonté d’absence de décor, de costume et d’effet spectaculaire? parce que vous êtes un metteur en scène qui prône le texte avant tout?
C’était simplement pratique…comme un outil peut être pratique. L’intention du Théâtre Permanent était d’affirmer le théâtre, de créer un point d’intensité, de ténacité, de sens avec le théâtre. Il fallait que cette affirmation soit la plus non-exclusive et la plus claire possible. Dans ce souci, on s’est dit qu’on allait monter les pièces les plus connues du répertoire occidental. Des pièces qui, par leur titre même, expriment clairement qu’il s’agit de théâtre et pour me limiter parmi les pièces les plus connues, j’ai choisi de ne monter que des pièces éponymes.

L’économie de moyens est un de vos axiomes….parce que la nécessité fait croître l’ingéniosité? parce que le théâtre, c’est le verbe avant toute chose et sa force suffit à emplir le plateau?
Mon objectif n’est pas de mettre en valeur le texte ou de le glorifier et ce n’est pas non plus un déni du texte. C’est plutôt un processus de retour à la vie, quelque chose de l’ordre de la dispersion ou de la dépense de l’entreprise de théâtre. A un moment donné, ce qu’il reste d’une aventure théâtrale, c’est une partition écrite qui a une portée historique, littéraire et poétique mais qui , en même temps , est presque figée, fossilisée, enregistrée et qui est prise dans les contraintes de la grammaire française quand il s’agit de Molière, de la grammaire anglaise quand il s’agit de Shakespeare. Quand on s’empare du texte, il commence d’abord par passer à nouveau dans un corps ; il quitte l’espace abstrait du livre pour rentrer dans un corps incorporé par l’acteur et ce texte-là est à nouveau cultivé par le vivant…il conduit à un spectacle qui est joué devant des spectateurs qui, à leur tour, vont incorporer ce texte d’abord en tant qu’expérience sensible de spectateur et ça se prolongera peut-être dans leur relation au monde enrichie de ce spectacle-là. Le texte est une sorte de fossile, de trace que le théâtre rend de nouveau à la vie et disperse à nouveau, une forme de retour à la subjectivité, au sujet, à la nature.

D’un point de vue pratique, comment se travaille une telle vision du théâtre?
Au Théâtre Permanent, il y avait deux choses: d’abord le travail dans l’urgence, dans la panique. J’aime bien cette idée de la panique; l’étymologie de ce mot a à voir avec le dieu Pan et quand on évoque Pan, on n’est jamais très loin de Dionysos…la panique, ce serait presque quelque chose d’orgiaque. Pas une panique vue comme un problème mais comme quelque chose qui génère une énergie particulière et qui peut libérer des formes spécifiques. S’il y a eu méthode dans le Théâtre Permanent, c’est cette précipitation quotidienne dans le travail théâtral qui nous interdit, du coup, le recul, une certaine forme d’auto-critique, le doute, l’hésitation et ça nous oblige à aller droit au but; ça interdit une certaine élégance: on est dans la tempête et la question, c’est de survivre. Cela nous rend à une certaine forme de précarité. Ce n’était pas le mot d’ordre mais c’est un peu cette énergie de la panique qui a traversé le travail. Cette panique, évidemment, à partir du moment où on la revendique, on l’aborde avec une certaine forme de sérénité, on ne la vit pas de manière dramatique. Une forme de plaisir de l’urgence, une excitation qui a à voir avec la joie fébrile des enfants quand ils sont ensemble. Le deuxième élément très important est qu’on jouait tous les jours face au public et le spectacle s’enrichit considérablement de son exposition au public. Il y a une espèce de tension irreproductible qui n’existe que par la présence du spectateur. Le spectacle évoluait donc chaque soir. Ce n’était pas la question de faire un sondage, chaque soir,de ce qui marchait et de ce qui ne marchait pas. C’est juste que les choses murissaient, se précisaient, s’aiguisaient d’elles-mêmes. Paradoxalement il y avait une sorte de dynamique de surexcitation, de dépense sans compter.

Dans Antigone, spécifiquement, quels thèmes et problématiques avez-vous voulu mettre en avant?
Si je voulais dire quelque chose, moi particulièrement, j’écrirai un texte. Je n’ai pas une lecture critique des textes et je n’utilise pas les textes pour pouvoir dire quelque chose. Je fais totalement confiance au texte et ce qu’il a à dire, il le dit. En m’appuyant sur ce texte, je fais du théâtre , c’est à dire que je donne une forme au temps. Quelle forme donne-t-on à ce qui nous relie à notre propre disparition, quelle forme donne-t-on donc au temps? Le théâtre est un temps public et quelle forme peut-il lui donner? L’école, l’engagement politique, c’est une manière aussi de donner du temps public. Ma question est: quelle forme je donne au temps à partir de l’outil Antigone? Comment construire du temps: un début, un milieu, une fin, des épisodes, des chants, des péripéties… Comment le spectateur sera face à des évidences, c’est à dire comment il comprendra quelque chose dans la manière dont le temps est fabriqué. Une chose technique qui a eu des répercussions dramaturgies considérables dans Antigone? Je me suis arrêté sur ce que nous révèle l’archéologie:il est dit que les tragédies grecques – et notamment celles de Sophocle- n’étaient jouées que par trois acteurs. C’était la forme canonique quel que soit le nombre des personnages de la pièce et il y avait le choeur. Nous étions une troupe de six acteurs et donc j’ai choisi trois acteurs pour faire tous les rôles.

Quelle distribution pour Antigone?
L’acteur qui joue Créon est une femme, c’est un homme qui joue Antigone et aussi un homme qui joue la soeur d’Antigone. Au départ, c’était juste pour des raisonsAntigone pratiques. C’est là aussi qu’à mon sens se situe le rôle de l’artiste; comment, à partir de son expérience singulière et presque anecdotique du monde, il arrive à faire entrer en résonance avec l’universel ce qui fait partir de son quotidien? Pourquoi un chef d’oeuvre, c’est une nature morte avec trois pommes et un saladier? Quel intérêt du déhanché de la danseuse si ce n’est pas Renoir qui le peint? Quels intérêts de mes problèmes techniques si ça me conduit pas à produire une certaine forme de discours universel? Le problème technique, c’était que l’on n’avait pas assez de femmes pour jouer les rôles de femmes et on ne prenait que trois acteurs. Le seul acteur qui pouvait jouer le rôle de la femme de Créon, c’est l’acteur qui joue Créon car ces deux personnages ne sont jamais en scène en même temps. Imaginez les résonances…c’est le même acteur qui défend le rôle de Créon et celui de l’épouse qui pleure les conséquences des actes de Créon. Même chose, Antigone et son fiancé sont joués par le même acteur. C’est intéressant parce que les personnages ne sont pas la propriété, ne serait-ce que momentanée, d’un acteur; ils sont des entités -non matérielles mais qui existent – et ils sont parmi nous – Antigone est immortelle – et les acteurs les invitent, les convoquent le temps d’une pièce, les font apparaître par la force de l’imagination du spectateur. Après l’incarnation du personnage par l’acteur, ces personnages repartent dans l’inconscient collectif. Ils sont là quoi qu’il arrive; il leur suffit simplement d’emprunter une voix, un corps pour agir.

Monter Antigone, c’est avant tout le plaisir de revenir aux origines du théâtre?
Oui, carrément.

Y avait-il un désir d’initier le public à l’histoire du théâtre?
Il n’y avait pas de volonté pédagogique. J’essaie de faire du théâtre sans objectif.

De quoi est-il question dans cette pièce?
Quand Sophocle écrit cette pièce, Antigone existe déjà depuis très longtemps. Dans l’Antiquité, les gens connaissent l’histoire d’Antigone et viennent surtout faire l’expérience de la tragédie. Dans cette pièce-là, personne n’a tort ou raison et Antigone et Créon vont mourir au cours de la pièce. Et je mets quiconque au défi de justifier l’un ou l’autre sur l’ensemble de la pièce. Antigone peut être capricieuse, inconséquente et à des moments données brillante de précision, mais l’un et l’autre ont tort et raison et on fait souvent de Créon un archétype du tyran autoritaire alors que, si par moments il l’est, comme peuvent l’être des responsables démocratiques car des décisions doivent être prises, parfois il est conciliant, plus à l’écoute; parfois il fait des sondages, essaie d’entendre la rumeur populaire et l’interpréter . Pour résumer, c’est une pièce dans laquelle se livre une guerre entre Antigone et Créon qui est celle du « et » contre le « ou ». Créon, qui est le responsable de la cité, doit établir des limites. La cité commence par se construire un mur qui délimite ce qui est dans la cité et hors de la cité. Créon est là pour dire  » c’est dans la cité OU en dehors de la cité », il est là pour dire  » c’est ton frère OU ton père » ,  » ton ami OU ton ennemi ». Antigone, elle, dit :  » Non, Oedipe est mon frère ET mon père, elle dit de Polynice, c’est mon ami ET mon ennemi ». Il y a une guerre entre l’utopie d’Antigone et la responsabilité de Créon. C’est une époque où l’on invente la langue, où l’on invente les fonctions de parole et le « et  » et le « ou » ont beaucoup plus de puissance que n’importe quel nom commun.

Antigone représente aussi la loi des dieux qui dit qu’il faut enterrer les morts et Créon, la loi des hommes, qui menace ceux qui veulent attaquer Thèbes. Antigone est tournée vers le passé et Créon vers l’avenir…
C’est presque plus qu’une question laïque et religieuse . Antigone évoque des lois éternelles qui n’appartiennent à personne alors que Créon a à gérer la situation présente, les gens qui vivent, la cité qui se développe et qui a des problèmes. A un moment donné, se pose la question de si les lois éternelles ne doivent pas être réinterprétées, transformées…ce qui fait l’histoire d’une civilisation. Comment on passe du sacrifice humain à celui des animaux, et comment on passe des offrandes de chair animale à l’hostie, le corps du Christ…ce sont des espèces de dérivation symboliques. Créon est engagé dans cet emménagement du temps pour qu’on vive au jour le jour alors qu’Antigone dit  » c’est éternel  » et c’est tout aussi légitime. Les autres sont pris dans cette tragédie où il faut – non pas choisir entre l’un et l’autre – mais décider et trancher car le monde est divisé en deux parties et il va falloir en abandonner une. Il n’y a pas de bonnes décisions, il n’y a que des décisions.

Qu’est-ce qui est spécifique à la langue de Sophocle selon vous? Quelle traduction avez-vous choisie?
J’ai pris la traduction de Malika Hammou et d’Irène Bonnaud, commandée par Jacques Nichet. L’anecdote raconte qu’il avait fait concourir plusieurs traducteurs différents et qu’il a ensuite demandé à ces deux traductrices dont il avait apprécié le style de faire leur traduction en entier et qu’il choisirait. Elles se sont mises au travail ensemble , alors qu’elles ne se connaissaient pas, pour éviter que l’une ensuite n’ait travaillé pour rien. J’aime assez cette anecdote qui n’est pas sans résonance avec le personnage d’Antigone: deux traductrices femmes qui disent à Jacques Nichet, du haut de son pouvoir de metteur en scène, qu’elles allaient traduire ensemble et qu’il n’avait pas le choix. C’est une traduction simple, droite, hiératique et assez fonctionnelle alors que le problème, souvent, des traductions du grec ancien, c’est qu’elles sont faites par des grands spécialistes et que ces derniers ont autant le souci de traduire que de faire valoir leur science. Pour le peu que j’en sache, le grec a un vocabulaire beaucoup moins riche que le français et en même temps polysémique. Sophocle joue beaucoup sur le fait qu’un même mot peut avoir plusieurs significations et souvent les traductions essaient de restituer l’ensemble des significations possibles. Cela entraine des aberrations de traduction. Dans Antigone, on trouve des choses du style  » L’homme n’a rien inventé pour lutter contre la mort mais il a inventé des médicaments qui lui permettent de lutter contre la maladie » alors que la traduction littérale, c’est plutôt  » l’homme n’a pas pu empêcher la mort mais il a inventé la maladie pour la retarder… »…Une bonne traduction doit savoir décider et renoncer à la polysémie pour avoir un sens simple.

Au mois de juin, vous partez sur les routes de l’Hérault et ensuite…?
Là on va en finir avec le répertoire du Théâtre Permanent ;juste après Montpellier, on est invité à jouer au Théâtre de la Bastille où l’on va présenter tout le répertoire en une nuit. Cette nuit-là marquera la fin de cette aventure. Dès septembre, il y a quatre mois de présence au Théâtre du Point du Jour à Lyon où l’on va présenter quelque chose qui s’appelle aujourd’hui Antitéâtre ( qui était le nom de la troupe de Fassbinder) qui sera une visite en quatre épisodes dans le répertoire de cet auteur.

Toutes les dates:

Tournée dans l’Hérault:
*lundi 18 juin 2012 – Domaine d’O – Printemps des Comédiens.
*mardi 19 juin 2012 – Mèze – Château Girard
*mercredi 20 juin 2012 – Théâtre sortieOuest
*vendredi 22 juin 2012 – Saint Gervais Sur Mare, parvis de la Salle Culturelle
*samedi 23 juin 2012 – Pézenas

PARIS:
*Nuit du 29 au 30 juin 2012 au Théâtre de la Bastille, la nuit du Théâtre Permanent

LYON:

Du 17 au 27 juillet 2012 au Théâtre du Point du Jour

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