Printemps Érable : Loi arbitraire et désobéissance civile

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Par Aline Apostolska – correspondante à Montréal – bscnews.fr / On aurait pu croire à une révolution feutrée. Une saine controverse démocratique. Une libre expression de points de vue divergents, démontrée à travers l’exhibition de simples carrés de feutre rouge ou vert accrochés au revers en signe de ralliement à une vision ou une autre de la société.

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D’un côté, les porteurs de carrés rouges, estimant que la scolarisation – comme élément dynamique d’une émancipation collective non tributaire du niveau socioéconomique des parents -, constitue une responsabilité de la société et qu’elle doit, en conséquence, être gratuite (et à défaut accessible) autant que laïque, dans l’enseignement public, de la maternelle à l’université, expliquant ainsi leur refus d’une hausse de 75% des frais universitaires, et leur mode de pression : la grève illimitée accompagnée de manifestations massives. De l’autre, les porteurs de carrés verts dont seuls 50% approuvent la hausse mais veulent suivre leurs cours, s’insurgent contre les lignes de piquetage, les cours n’ayant pas lieu, de toute façon, à l’université et même, bientôt, dans les écoles secondaires, en l’absence du nombre minimum d’élèves requis et parfois en l’absence de profs dont beaucoup soutiennent les grévistes quand ils ne manifestent pas avec eux.

Feutres rouges contre feutres verts : deux visions sociétales daltoniennes.

Depuis le 22 mars, à Montréal d’abord où se sont regroupés des dizaines de milliers d’étudiants venus de l’ensemble du territoire québécois (sept fois la France rappelons-le) puis dans d’autres villes (Québec, Sherbrooke, Rimouski et même Ottawa, capitale ontarienne et capitale fédérale du Canada, comme quoi ce mouvement n’est pas qu’une histoire de Québécois-Gaulois braillards), s’est donc engagée une bataille entre deux visions de la place de la scolarisation dans la société et de la responsabilité de la société dans la scolarisation de sa jeunesse. On aurait pu croire, dans ce Québec généralement pragmatique, modéré et adepte du consensus, que ces visions antagonistes ne le demeureraient pas. Qu’un dialogue naturellement allait s’établir entre les (brillants) représentants des trois syndicats étudiants et le gouvernement libéral de Jean Charest. On aurait naturellement attendu un échange démocratique sinon constructif, entre points de vue respectifs, les étudiants refusant de payer (littéralement) pour la mauvaise gestion financières des universités, le gouvernement québécois, par la bouche de la Ministre de l’éducation Line Beauchamp, estimant que les étudiants doivent «faire leur part», «investir dans leur avenir», «s’estimer heureux que la scolarité soit si peu coûteuse au Québec en comparaison aux autres provinces du Canada et encore pire, aux États-Unis»… Et que la forte probabilité que ces hausses excluent quelques 7000 élèves des amphithéâtres serait « compensé par une facilitation de prêts et bourses étudiants». Magnanime le gouvernement Charest trouve une solution : étaler la hausse sur 7 ans au lieu de 5, baisser le niveau de revenu annuel des parents en fonction duquel on peut obtenir des prêts et bourses (45000$). Mais ces étudiants là savent compter, justement, ils vont à l’université et veulent continuer à le faire ! Ils ont vite fait de calculer que comme ils refusent la hausse de 75%, par étalement de la hausse, et donc des intérêts et des taxes, de 5 à 7 ans, le gouvernement leur propose une augmentation de …82%. Merci bonsoir pas négociable.

Que la majorité des étudiants finisse déjà l’université avec un endettement moyen de 40000 $ serait « conjoncturel » puisque, munis de leur diplôme, ils auront « une bonne job» et « feront de l’argent». Si plus de 60% de la population québécoise n’estimait pas que le scolarité n’est pas essentielle pour réussir sa vie, on pourrait avancer que néanmoins, c’est justement ceux dont les parents peuvent payer les études qui réussissent le mieux dans la vie (comme au 19e s. donc, et que fait-on alors des impôts si importants au Québec ?), mais dans les circonstances cela semble vain. Entre les carrés rouges (qui rougissent bientôt les réseaux sociaux en ébullition) et les carrés verts, s’immiscent bientôt les carrés blancs, les «pacifistes neutres», ceux qui veulent « juste que ça s’arrête». Quand j’étais petite à Paris, le carré blanc à droite au bas de l’écran de télé signalait le contenu « adulte » du film en cours. Supervision des parents recommandée. Est-ce que porter un carré blanc est ici une position adulte ? À voir. C’est tout vu. Malgré les carrés blancs, la vision daltonienne se durcit.

Les simulacres de négociation étant remplacés par la répression, au gré des manifestations, devenues quotidiennes, de jour puis de nuit, toutes les nuits, par-delà la démission de Line Beauchamp aussitôt remplacée par Michelle Courchesne, qui retrouve ainsi un ministère qu’elle avait déjà géré par le passé, au gré des exactions policières (plusieurs étudiants plus ou moins gravement blessés – rien qu’un œil perdu, des crânes cassés, des jeunes matraqués ou chargés sans avoir moufté, arrosés de gaz lacrymogènes et de poivre de Cayenne, les tympans irrités par des bombes assourdissantes -, mais aussi des caméramans molestés, des médias interdits, des journalistes arrêtés, tandis que certains quotidiens s’affichent en faveur des étudiants et d’autres frôlent la propagande gouvernementale…), des inévitables casseurs cagoulés qui se sont joints aux manifestants, du bal des hélicoptères et des sirènes de police qui peuplent désormais toutes les nuits montréalaises, comme disent les Québécois, dans un anglicisme ordinaire : « ça regarde mal » (it looks bad).

Au bout de 21 heures de simulacre de discussion démocratique (les députés libéraux majoritaires au Parlement québécois allaient inévitablement approuver la loi) retransmises en direct et qui ont néanmoins permis d’entendre des discours souvent brillants de la part des députés du Parti Québécois et de Québec Solidaire, la Loi spéciale 78 a été adoptée, à la va-vite, et aussi vite signée par le Lieutenant-Gouverneur (représentant de la Reine d’Angleterre, chef de l’état, au Québec).

La Loi Spéciale 78. L’Histoire nous a pourtant bien (trop) abondamment démontré que la cohabitation des mots Loi et Spécial «ça regarde toujours mal». On s’habitue généralement, avec une certaine condescendance, à les voir accolés dans des pays «lointains », « chez les extrémistes », en Afrique, en Asie ou au Moyen-Orient, sûrs que nous sommes que « ça ne nous regarde pas».
Une Loi spéciale qui en rappelle d’autres : résurgence du délit d’opinion, atteintes au fondamentaux de la démocratie, la liberté de s’exprimer, de s’indigner, de se rassembler, de manifester, d’amendes de 8000 à 125000$, d’obligation de prévenir du trajet pour un groupe de plus de 50 manifestants, d’interdiction de se grouper à moins de 50 mètres du terrain d’une école (ce qui à Montréal rend la chose de fait impossible). Et que le Barreau du Québec, la Fédération québécoise des professeurs d’universités, toutes les associations et syndicats d’artistes de toutes disciplines, sans parler des citoyens, parents ou non de cette jeunesse inquiète pour son avenir, sa culture et sa scolarité, n’y fait rien. 68% des Québécois soutiendraient cette Loi. La vision daltonienne a viré à l’aveuglement. La contestation étudiante a été largement dépassée. Elle a pris les contours anguleux d’une crise sociale globale. Grave.

Au soir même de l’adoption de cette loi arbitraire, baptisée « la loi-matraque » par certains parlementaires et par les représentants étudiants, la désobéissance civile a été immédiate et spontanée, les manifestations nocturnes amplifiées parallèlement aux violences policières, dénoncées par des vidéos clandestines. Ce matin on apprend qu’une jeune fille de 14 ans qui marchait tranquillement avec un groupe d’amies a reçu un uppercut en plein visage de la part d’un policier et se trouve dans le coma. Et ce n’est pas le seul exemple. En réponse à la révolte citoyenne, la ministre a annoncé qu’elle n’hésiterait pas à envoyer l’armée canadienne.

Ce 22 mai cela fera 100 jours. Une grande manifestation, encore plus importante que toutes les précédentes, et diurne celle-là, rassemblera les citoyens québécois dans les rues de Montréal. Mais aussi, tel qu’annoncé dans la presse française, à Paris, à 18h, par souci de synchronicité.

Ironie de synchronicité, au même moment, Montréal, ville ouverte et calme, tolérante et multiculturelle, dont la réputation en termes de qualité de vie est justifiée, Montréal île posée sur le Saint-Laurent, fête les 370 ans de sa fondation. Avec sa belle devise. Concordia Salus. Le salut par la concorde. La concorde sans dialogue n’a jamais existé. On apprend ça à l’école.

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