François Busnel : le charme discret de l’indépendance

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Propos recueillis par Marc Emile Baronheid – Pour lui, partir est le plus beau mot de la langue française. On l’imagine à la proue de son bateau , paraphrasant Baudelaire: « O livre, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre …». Il lit tous les livres mais ne croit pas que la chair soit triste. Car François Busnel a osé la pari fou de reprendre le flambeau d’un Bernard Pivot, d’un Jacques Chancel et de fédérer une multitude nouvelle autour du livre, qui demeure le chemin le plus sûr vers l’intelligence. Cela passe par la télévision, la radio, le magazine de papier. On y croise Charles Juliet aussi bien que Francis Ford Coppola. C’est tout dire.

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Une certaine presse est peu encline à vous ménager
Si vous le dites ! Vous savez, la France est un curieux pays. Lorsque certains connaissent un relatif succès, il se met en marche dans ce que vous appelez « une certaine presse » un mécanisme de désamour, voire de dénigrement. A mesure qu’augmentent les audiences de La Grande Librairie (700.000 téléspectateurs) et du Grand Entretien sur France Inter et que se consolide le tirage de Lire (pas loin de 100.000 exemplaires), certaines critiques deviennent plus acerbes et moins élégantes. Cela dit, je reste très serein : elles sont rares, contrebalancées par le plébiscite du public et d’une autre partie de la presse (pourtant peu réputée pour sa complaisance et qui ne déteste pas totalement mes émissions), émanent essentiellement du milieu littéraire et trouvent leur origine dans mon refus d’ y appartenir, d’être à la fois juge et partie, d’intégrer un système que je me contente d’observer de l’extérieur. Que pèsent ces quelques critiques au regard des sourires et des mots des gens dans la rue ? Cela passera et je ne reçois plus les banderilles avec autant de douleur qu’avant : le succès est sans rapport avec la qualité d’un homme, c’est juste une question d’ordre commercial. J’ai fait mienne depuis longtemps cette vieille maxime : « Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi ceux qui voulaient faire la même chose, ceux qui voulaient faire le contraire, et l’immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire ». J’avance.

Vous évoquez des liens consanguins
Dans notre microcosme, beaucoup de critiques littéraires sont également des auteurs, souvent liés à d’importantes maisons d’édition. Il en va de même pour nombre de jurés des prix littéraires. Ce n’est pas mon cas. C’est en contradiction avec mon sens de l’éthique et ma conception d’une émission consacrée aux livres, qui plus est sur une chaîne de service public. Cela dit, chacun fait comme il l’entend. Moi, tant que j’animerai La Grande Librairie et dirigerai Lire, je m’interdirai de participer à la comédie des influences en siégeant dans un jury (hormis ceux des prix organisés par France Télévision et Lire, qui m’emploient, et sont des prix de lecteurs) comme en refusant de publier mes « œuvres ».

Vous adorez le livre mais vous n’êtes pas auteur, comme tant de vos confrères
Pour plusieurs raisons. D’abord parce que je n’ai aucun talent pour écrire des livres. J’en suis totalement conscient et cela ne me pose aucun problème. Demande-t-on à un critique de cinéma de réaliser lui-même des films, à un critique de vin d’être lui-même vigneron ou à un critique gastronomique d’être lui-même un grand chef ? Ensuite parce que le plaisir de lire, pour moi, est plus fort que le désir d’écrire. J’ai choisi mon métier, celui de journaliste. Si j’avais voulu être écrivain, j’aurais débuté plus tôt et je me serais jeté à corps perdu, à plein temps, dans cette aventure. Cela dit, les sollicitations ne manquent pas : c’est lié à la position que j’occupe aujourd’hui et cela cessera – je ne suis pas dupe – dès que mes activités cesseront… Tel très grand éditeur m’a encore fait savoir qu’il serait ravi de publier chaque année un roman portant ma signature. Tel autre me réclame des préfaces richement rétribuées… Des jurys importants ont voulu que je les rejoigne… Je décline tout cela avec constance et le sourire au lèvres : accepter serait faire preuve d’un manque total de probité. Je n’ai accepté de rédiger la préface du nouveau livre de mon ami Gérard Oberlé, chez Grasset, qu’à titre gracieux et parce qu’il s’agit du recueil des articles que Gérard a donné à Lire, le magazine que je dirige.

Il existe tout de même une couverture portant le nom de François Busnel
C’est exact. Il faut remonter aux années 2001-2002, époque où j’ai réalisé pour France 5 une série de documentaires sur la mythologie grecque. J’ai autrefois suivi avec bonheur les cours de Jean-Pierre Vernant sur les mythes grecs, j’ai un peu enseigné la philosophie avant d’entrer en journalisme, et l’idée m’était venue de combiner ces deux approches pour raconter l’histoire de la mythologie grecque. L’ouvrage en question, paru en 2002, est une version écrite de cette série documentaire. On ne peut parler d’œuvre littéraire.
Retrouvez-vous des figures mythologiques dans l’actuel paysage littéraire français ?
Oh, Arès, le dieu de la guerre, apparaît sous plusieurs formes, semble-t-il ! On dénombre quelques Poséidon, avatars de ce frère qui complote en permanence contre Zeus… Mais surtout, on regorge d’Iznogoud, issus d’une mythologie moins glorieuse, qui voudraient être chacun calife à la place du calife et déploient pour cela un zèle infatigable, ne cessant de se lamenter sur les piètres qualités du voisin et de se répandre en propos déclinistes.

Vous ne rejoignez pas leur pessimisme ?
Pas du tout. La rétention d’enthousiasme m’a toujours semblé suspecte. Or beaucoup de nos contemporains pêchent par oubli de s’émerveiller. Les émissions de télévision ne doivent pas être conçues pour les gens qui savent déjà tout. Je les destine aux autres, à ceux qui attendent la rencontre, la découverte, à ceux qui savent s’étonner devant la beauté et la complexité du monde. Le livre est une fenêtre ouverte sur des mondes imaginaires. Lire c’est se régénérer. Les jérémiades, les plaintes et le déclinisme (« tout fout le camp », « il n’y a plus de bons livres » etc.), très peu pour moi.

La poésie est propice au rêve. Vous l’accueillez dans LGL. Suffisamment ?
On ne fera jamais assez pour la poésie. Mais les grands poètes sont présents, oui, de Michel Butor à Charles Juliet.

Vous êtes très attentif à la littérature américaine. C’est votre danseuse ?
C’est surtout l’une des littératures les plus innovantes du moment, l’une des plus audacieuses, politiquement très incorrecte. Le 11 septembre 2001 a été vécu aux Etats-Unis comme l’événement le plus violent depuis la guerre de Sécession. Les écrivains ont commencé à s’en emparer, de près ou de loin. Dans les années 1980, le centre de gravité romanesque se trouvait plutôt en Amérique du Sud, autour de Garcia Marquez ou Vargas Llosa, puis dans les années 1990 ce fut l’Inde. Aujourd’hui, il me semble que c’est le tour des Etats-Unis. Mais toutes les littératures m’intéressent, quelle que soit la nationalité. Vous pointez la littérature américaine car je viens de lui consacrer huit documentaires, « Les Carnets de route » : devant le succès de cette série, nous envisageons d’étendre ce format à d’autres littératures, italienne, israélienne, russe, sud-américaine… Nous verrons.

La polémique est absente de LGL
C’est voulu. D’autres animateurs font cela beaucoup mieux que moi. En la matière, je considère Frédéric Taddéi comme exemplaire : il sait user de la polémique sans rien céder sur le fond. J’admire aussi beaucoup Thierry Ardisson ou Franz-Olivier Giesbert. Je ne sais pas faire ce qu’ils font. Cela m’intéresse moins, aussi, je l’admets. Du coup, je fais le peu que je sais faire et ce qui m’intéresse : donner la parole à des écrivains pour qu’ils parlent de leur travail, de leur livre, plutôt que pour obtenir leur avis sur tel ou tel sujet d’actualité ou encore telle ou telle petite phrase. Ces deux approches sont très complémentaires, vous savez. Mes modèles sont plutôt Jacques Chancel et Bernard Pivot, « Radioscopie » et « Apostrophes », c’est-à-dire des émissions qui vous faisaient découvrir la parole et l’univers d’un écrivain, plutôt que les talk-show où règne la polémique.

Etes-vous « conseillé » dans la composition des plateaux ?
Non, je fais mes choix en despote absolu ! Et il est assez difficile de me faire changer d’avis… Mais je travaille en équipe. Sans mes équipes à Lire, à France Inter et à France 5, qui me délestent de tous les problèmes du quotidien, je ne pourrais jamais faire ce qui est mon travail : lire. Il arrive que mes collaborateurs proches (Philippe Delaroche, le directeur adjoint de la rédaction de Lire, ou Priscilla Pizzato, ma coproductrice, ou Benjamin François, le rédacteur en chef de LGL) me fassent part de leurs coups de cœur et je m’empresse de lire les livres dont ils me parlent. Mais la plupart du temps, je compose le plateau à partir de mes propres coups de cœur. Je n’invite que les écrivains dont j’ai aimé les livres. Je ne vois pas bien l’intérêt de passer quinze minutes à démolir le travail d’un auteur. Quand un livre m’ennuie, je l’abandonne et j’en ouvre un autre. Le casse-tête consiste plutôt à arbitrer entre plusieurs livres que j’ai aimés car, pour préserver un temps relativement long de parole pour chaque écrivain (quinze minutes), je m’interdis d’en recevoir plus de quatre par semaines. Je me suis fixé comme règle de ne pas programmer les personnages politiques. L’un d’eux tenait à venir présenter son ouvrage. Je savais qu’il n’en était pas l’auteur. J’ai donc proposé d’inviter son nègre. Mon offre a été déclinée … Ceci dit, aucun écrivain n’est indésirable a priori : je ne juge jamais l’écrivain, d’ailleurs, mais l’œuvre qu’il vient d’écrire ; et il arrive qu’un livre soit raté et le suivant très réussi. Je ne livre pas non plus de guerre aux autres émissions. Anne Sinclair, récemment, m’a fait savoir qu’elle aimerait être reçue à LGL avant d’aller au Grand Journal de Canal +. Cela ne me pose aucun problème, dans la mesure où nos approches sont très différentes. Je ne demande jamais d’exclusivité, ce sont les auteurs qui me l’accordent. J’imagine qu’ils jugent plus important de passer d’abord dans cette émission plutôt qu’ailleurs.

Seriez-vous consensuellissime ?
Non. Pourquoi s’enthousiasmer pour quatre livres, choisis parmi la centaine de ceux qui sont publiés chaque semaine, devrait-il passer un signe de consensus ? J’aime aimer, oui. D’autres préfèrent haïr, moquer, taquiner, et se mettre en avant. Pas moi. Je préfère la bonne littérature à la mauvaise, du coup je cherche… et je trouve, chaque semaine. LGL est l’émission où, depuis quatre ans, ont fait leurs premiers pas télévisés des dizaines de jeunes écrivains qui ont, depuis, trouvé le succès. Pourquoi se méfier de l’enthousiasme ? Il y a actuellement une idéologie qui consiste à faire taire ce sentiment. C’est criminel ! C’est cela qui donne des résignés, des accablés, des besogneux, qui bride l’imagination et le talent. Il faut, au contraire, lâcher la bride à l’enthousiasme. Bien sûr, il m’arrive de ne pas aimer certains livres. Je dispose pour m’exprimer d’une chronique hebdomadaire dans L’Express. J’ai parfois épinglé des livres, jamais ceux des faibles, toujours ceux des forts (ou prétendus tels) : BHL, Sollers, Houellebecq, Besson, quelques autres… Cela ne veut pas dire que je n’aime pas les hommes mais que leurs livres, ce jour-là, me sont tombés des mains. Peut-être aimerai-je les suivants. Mais à quoi bon les inviter à la télévision ? Mon avis, sur ce sujet, s’exprime en une colonne, ce qui suffit amplement.

On vous a reproché de recevoir des auteurs dont vous n’avez pas lu les livres
Non. Jamais. Personne. Vous faites allusion à l’article fielleux d’un hebdomadaire qui s’est comporté en véritable machine à salir et n’a d’ailleurs pas osé citer mon nom. Le procédé est connu : lorsqu’ « on » n’est pas capable de m’attaquer sur le fond (j’accepte parfaitement que l’on juge mon émission mauvaise ou mal présentée), alors « on » verse dans la calomnie (« les animateurs d’émission littéraire ne lisent pas les livres dont ils parlent »). Ce procédé est la honte du journalisme et relève de la diffamation. Il aurait suffi, pour se comporter honnêtement, de mener une enquête sur ma manière de travailler, d’interroger mes proches collaborateurs ou mieux, de me poser directement la question. Rien de tout cela n’a été fait et si vous regardez LGL, vous pouvez dire « je n’aime pas la façon dont ce type anime son émission » mais personne, en toute bonne foi, ne peut affirmer « ce type ne lis pas les livres dont il parle ». L’article que vous évoquez est plus bête que méchant. « Méfiez-vous des ratés, disait Bernanos, ils ne vous rateront pas » !

Comment respirez-vous, quand l’atmosphère est viciée ?
J’ai appris à me protéger. Taï-chi tous les jeudis, avant le direct du soir. Comme je n’ai aucune ambition sociale, aucun désir de cour ou de pouvoir, je ne mets jamais les pieds dans aucun cocktail et je décline toute invitation à déjeuner ou à dîner avec les éditeurs. L’alpinisme mondain n’est pas mon fort ! Je vis la plupart du temps à la campagne. J’ai la chance d’être aimé par une femme exceptionnelle et d’avoir des amis qui me parlent d’autre chose et me rappellent que l’essentiel est ailleurs. Et puis je voyage ! L’air du large est un baume ! Je prends un bateau et je pars. Je me lave, dans l’énergie que captent mes voyages (aux Etats-Unis, en Méditerranée, en Afrique, ou dans quelques ports confidentiels). Partir ! C’est le plus beau mot de la langue française, partir. Il faut savoir partir. On reste toujours trop longtemps, vous savez. Partout. Savoir partir, c’est savoir vivre.
Pourquoi avoir osé lancer une émission littéraire en première partie de soirée?
Parce qu’il paraît que c’est impossible. Faire des choses faciles ne m’intéresse plus. Voilà. J’aime les défis insensés. Faire lire, à une époque du tout jetable et du zapping, où les gens sont pressés, empêchés de lire toute la journée par leurs courriels, leur télé, leurs sms, leurs appels téléphoniques sur des portables etc, me semble être une des plus belles ambitions. La mienne est simple : contribuer à créer une nation de lecteurs. Lancer une émission comme La Grande Librairie à 20h35 le jeudi soir était un pari fou. Tout le monde m’a dit, en 2008 : « Tu vas te planter, n’y vas pas. Faire une émission littéraire populaire, c’est impossible ». Je me suis alors souvenu de l’histoire de ce général romain qui s’empara d’une citadelle réputée imprenable tout simplement parce qu’il ignorait qu’elle l’était. Ma ligne de conduite est simple et a toujours été la même, depuis toujours : « Efforce-toi de fréquenter plus haut que toi ». Donc, si c’est réputé impossible, j’y vais !

L’avènement de la tablette électronique pourrait-il sonner le glas du livre de papier ?
Vous me demander de lire dans le marc de café ! Je veux croire que non. Les deux supports peuvent coexister. Tout ce qui fera lire est bon à prendre. La tablette devrait toucher les jeunes lecteurs, et ainsi rencontrer autrement le vœu que les équipes de France 5 et moi émettions en créant LGL : toucher un autre public, pratiquer une pédagogie pour de nouveaux lecteurs, offrir une heure de télévision pour ralentir le temps. Je ne crois pas que les tablettes tueront le livre de papier, ce pessimisme me rappelle les oracles annonçant que le cinéma allait tuer le théâtre.

Lire ne serait donc pas un luxe ?
La littérature apprend à ne pas avoir peur. L’idéologie, c’est ce qui pense à votre place ; le livre, c’est ce qui vous incite à penser par vous-même. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les idéologues se méfient tant des livres. Lire est d’abord un plaisir. Mon rôle, en animant La Grande Librairie, le magazine Lire ou bien une émission quotidienne sur France Inter est de susciter le désir, d’allumer une étincelle dans l’œil et l’oreille du téléspectateur qui, ensuite, fera le travail en se mettant à lire. Je cherche à détourner le téléspectateur du côté abrutissant de la télé. Mais pour détourner un avion, il faut commencer par monter à bord. C’est la raison pour laquelle je fais cette émission.

Votre fille entrera bientôt en adolescence. La détournerez-vous temporairement de certains rayons de votre bibliothèque ?
Ah non ! Si l’on m’avait infligé cela, je n’aurais jamais découvert Céline à 15 ans. Ni Lolita un peu plus tard. Interdire une lecture, c’est vivre dans la peur. De toutes façons, la connaissant, si je lui interdisais de lire un livre je suis sûr qu’elle se jetterait dessus dès que j’aurais le dos tourné… Et puis, croyez-moi, elle a suffisamment développé le goût de la curiosité pour ne pas avoir besoin que je lui interdise quoi que ce soit.

Vos lectures ?
Je lis tous les jours, plus ou moins longtemps, la littérature contemporaine. C’est mon métier. Et j’ai la chance d’avoir pu faire de ma passion mon métier. Lorsque j’ai un moment, je reprends Marc-Aurèle dont j’aime par-dessous tout les « Pensées pour moi-même », fabuleux exercice de détachement et invitation au bonheur. Edmond Rostand pour son « Cyrano de Bergerac ». Le Dumas du « Vicomte de Bragelonne », ce chef-d’œuvre métaphysique qui contient déjà toute « La recherche du temps perdu »… Et un petit bijou d’ironie : « Une apologie des oisifs » de Robert Louis Stevenson, en rêvant de devenir un jour oisif.

(Photo François Busnel – Photo Rosebud)

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