L’Anthologie du vers unique de Georges Schehadé

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Par Laureline Amanieux – bscnews.fr / Je fis un feu, l’azur m’ayant abandonné. Les cris et les balles sifflent dehors ; les hommes sont tués à l’aveuglette : depuis avril 1975, la guerre civile éclate le Liban. Chacun résiste à sa manière, certains par les armes, d’autres en maintenant leur présence dans des zones dangereuses. On résiste la nuit dans les abris ; on résiste le jour : en continuant à se rendre au travail, en affrontant les embouteillages provoqués par les barrages sur les routes, en ayant la peau dure pour ne pas céder à la terreur des milices. D’autres encore doivent s’exiler : comment résister alors ?

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Le poète libanais Georges Schehadé quitte Beyrouth quatre mois en 1977. Il ne parvient plus à écrire de poèmes ; le traumatisme de la guerre paralyse ses mots. Alors il entreprend à Paris une œuvre de résistance. Il compose en langue française une anthologie inédite en puisant des vers uniques dans les poèmes de l’antiquité à la première moitié du XXe siècle, s’interdisant tout poète encore vivant. Anthologie et pourtant création personnelle, où revient la voix de ses auteurs favoris, Rimbaud, Breton, Baudelaire, Claudel, Xavier Forneret… ceux qui l’ont épaulé dans sa vie et qu’il invoque alors à notre secours, quand

L’homme a peur en plein jour comme un enfant la nuit

Face à l’atrocité, Schehadé oppose la plus haute des promesses humaines : celle de la beauté. Face aux salves d’obus, il étire la blancheur d’une page où retentit un seul vers :

Le silence cet oiseau dont on n’entend pas les ailes

Face à la ferraille qui tombe, le poète oppose l’envol. S’il tire un coup de fusil, c’est dans sa mémoire : aussitôt, le bruit fait s’échapper de la forêt une nuée d’oiseaux. A Paris, Schehadé se trouve bien loin de sa bibliothèque laissée dans sa demeure de Beyrouth ; il compose cette anthologie avec ses seuls souvenirs. L’oiseau sera le guide de ce recueil s’ouvrant sur

Mille oiseaux qui s’enfuient n’en font un qui se pose

et dont chaque page reproduit graphiquement le battement de leurs ailes, en déplaçant le vers en bas de la page de gauche, et en le montant vers le haut de chaque page de droite, avant de se refermer à la dernière page sur

Mais, ô Muse, di-moy, quels sont tous ces oiseaux

Face aux tourments de l’Histoire, Schehadé tend le miroir de vers qui font basculer le court destin d’un être humain vers des temps mythologiques, puisque

Les pays qui n’ont plus de légendes seront condamnés à mourir de froid

Jamais le nom de l’auteur du vers n’est cité ; il faut se reporter à l’index final si le lecteur ne l’a pas reconnu par lui-même. Quant aux dates, elles sont à puiser dans notre propre mémoire. Rendus à leur statut d’énigme, chaque vers se lit comme une ligne de la main : on ouvre une page au hasard, et l’on découvre le destin de sa journée. Assurément, elle sera différente si je lis

J’agrandirai ton cœur pour contenir tout ton amour

Ou

C’est parce que leurs racines paissent le gaz que l’ombre des marronniers est bleue

Schehadé ne s’en tient pas à la Poésie francophone. Il propose des traductions de Ibn Dâwud et de proverbes chinois. Peut-être a-t-il songé au livre de divination chinoise, le Yi King, appelé aussi livre classique des mutations, alors qu’il traçait un vers par page comme un hexagramme où rechercher le sens de notre état mental.

Ma douleur comme un peu de soleil dans l’eau froide

Devant des associations audacieuses entre auteurs et époques, devant des fragments de vers arrachés à la structure d’une phrase, le lecteur reste indécis : est-ce un éclat parce que plus aucune parole continue n’est possible en temps de guerre ? Est-ce la marque d’un éclatement du monde intime de Schehadé ? Ou est-ce la volonté ferme de souder ensemble patiemment des voix humaines multiples pour maintenir un dialogue ? Débris de vers ou brassée de fleurs ? Délivrées de ponctuation finale,

Les douceurs où je nage ont une violence
Cette anthologie culte n’avait jamais été rééditée depuis la version cartonnée noire aux lettres d’or, chez Ramsay, en 1977. Les éditions Bartillat la renouvelle magnifiquement : détail d’un tableau de Van Ruisdael en couverture avec des oiseaux dans un ciel nuageux, correction des erreurs de l’édition originale dues aux approximations de mémoire de Schehadé, postface éclairante de son neveu par alliance, Albert Dichy.
Unique, le vers le devient ainsi par cet isolement singulier hors de tout contexte : il se pose d’une patte entêtante sur nos épaules ; il nous donne un coup de bec à l’oreille, chantant de toute sa force intemporelle. C’est ce qui rend cette anthologie classique, ce « vivre à jamais » de chaque vers renouvelé : « aucune oeuvre d’art n’est quelque chose qu’on peut se permettre d’enterrer à jamais » écrit le poète américain Ezra Pound, lui-même publié cet automne aux éditions Bartillat pour son ABC de la lecture.
Je gage que Schehadé pensait de même et qu’en inventant cette anthologie inégalée, il a  refusé la douleur de l’exil, il a empêché les bombes d’ensevelir sa vitalité, il a répondu à la guerre par une rage poétique, il a rappelé à chacun de nous sa part d’humanité inaltérable

Nous sommes libres de faire le bien

Anthologie du vers unique, de Georges Schehadé, éditions Bartillat, novembre 2011.

 

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