Philippe Jeanada comprend tout du désespoir contemporain

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Par Laurence Biava – bscnews.fr / La femme et l’ours, c’est toute la poésie et la quintessence d’un animal sauvage, versant ultra moderne solitude, registre cause perdue. A l’instar du « Chameau sauvage », qui lui a valu le Prix de Flore en 1997, et de tous ses autres romans publiés aux trois quarts chez Grasset, les pattes du grizzly Jeanada ont griffé un dernier opus exceptionnel. Celui-ci est directement inspiré de Jean de l’Ours, cette fable authentique, déjà évoquée par Alina Reyes dans « Lucie au long cours ».

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De quoi s’agit-il ? – impossible de faire l’impasse sur la symbolique du contenu de ce mélodrame pas si placide. –  Une jeune fille, ou jeune femme, est enlevée par un ours d’une taille prodigieuse. Il l’enferme dans une caverne en roulant un énorme rocher devant l’entrée, il lui apporte à manger, à boire, se vêtir. Au bout de plusieurs mois, le jeune femme met au monde un enfant fils de l’ours, velu et fort comme son père : Jean de l’Ours. L’enfant grandit très vite et lorsqu’il est devenu assez fort,il pousse le rocher et fuit avec sa mère. Commence alors une vie nouvelle parmi les hommes, avec des fortunes diverses. Apprenti chez un forgeron (il brise une enclume d’un seul coup), il dépasse vite son maître et se fabrique une canne de fer d’un poids considérable, de cinq cents livres à plusieurs quintaux. Plusâgé, décidé à faire ses preuves dans l’existence, Jean de l’Ours part pour courir le monde. Sur sa route, il rencontre deux ou trois compagnons d’une force phénoménale, chacun dans sa spécialité, qui vont l’accompagner. Parvenus dans un château mystérieux, ils s’y installent et connaissent un personnage d’aspect variable, toujours maléfique, souvent identifiable au diable, qui les défie et les bat l’un après l’autre, mais il ne peut vaincre Jean de l’Ours et lui révèle le secret : des princesses sont prisonnières dans un palais souterrain.  Jean de l’Ours doit surmonter de nouvelles épreuves, – là « commence » et se déploie la thèse de Jeanada qui vise une rédemption certaine à tenter d’ exorciser ses vieux démons – , il faut donc affronter des monstres, pour enfin délivrer la princesse. Abandonné par les siens, Jean de l’Ours et sa princesse ne peuvent regagner la surface qu’en montant sur le dos d’un oiseau gigantesque qu’il doit nourrir. À la fin, Jean de l’Ours se taille lui-même un morceau de sa cuisse pour arriver au terme de l’ascension. Il épousera bien sûr la princesse. (cf source Wikipédia où Jeanada est cité).  Las de la routine familiale, tous poils aux vents, l’ours nouvelle mouture Jeanada, tel qu’il se rêve ou se voit, se décline en double d’écrivain, et se fourvoie malgré lui dans cette épopée sacerdotale qu’il se livre à lui-même, de manière  épique et souvent alcoolisée.  Les femmes que cet ours croise sont des princesses désoeuvrées, voire hirsutes, quand elles apparaissent ou bien avec parcimonie,ou bien souvent sublimées, mais toujours apprivoisées, offertes, chassées. (forcément, l’occasion faisant le larron, on retrouve ici le symptôme culte du héros« chasseur » et tout le panel consensuel de notre culture et bien pensance occidentales qui veulent que la femme se laisse dompter par le mâle dominant). C’est sans doute pour cette raison qu’au foyer, ou dans quelconque logis, celles-ci sont donc retranchées, tenues à l’écart, planquées, à la manière de cette femme du conte, emprisonnée dans sa grotte. L’errance de Bix est magnifique, c’est celle d’une personne à la dérive. Le début de ce roadmovie est original, car, par cette évocation du conte, le roman explore une parabole gigantesque de la notion de liberté. Va pour cette succession de métaphores, à ceci près – et ce sera ma seule réserve – qu’aussi  vrai que le rapt de la femme par un ours demeure un thème universel, elle commence chez Jeanada par l’évocation d’une femme délaissée, celle qui tient le foyer. Sauf ce seul relent machiste que je ne peux pas ne pas souligner, on croit morcus-mordicus à ce conte de (mauvaises mais pas toujours) fées, et on ne racontera pas la fin, assez irréelle, un rien inédite, très trip fantasque, genre vidéo porno revisitée, très insolite et inattendue. La femme et l’ours, c’est un enchevêtrement de petites histoires à tiroirs, agissant selon cette logique bien connue des  poupées russes.  Le dernier roman de Jeanada, c’est un roman corrosif, et bien foutu : les propos y sont bien balancés, on hésite entre une requalification du langage courant en plus gonflé, comme le sont les conversations de café du commerce et les parenthèses, celles, nombreuses, des parenthèses existentielles, évoquées en long, en large et en écho à l’air du temps, miroir des états d’âme du mâle contemporain .
Ce sont surtout la narration de ces égarements qui disent « je », qui séduisent, et enchantent. Des doutes et de leur fin de l’émule du fils de Jeande l’Ours, à Milka Beau Visage à la couleur verte,  en passant par un notaire, de jolies blondes en jupette, et Pompte tout, on suit les digressions et les périgrénations d’un clopin-clopant,tantôt alerte, tantôt désoeuvré, fébrile et /ou dépourvu, de bar en bar, cherchant l’issue, l’étoile, la lumière, du Métro au Lutétia. Se cumulent parfois quelques répétitions « me mettre en contact avec le monde » à 15 lignes d’écart » mais pris et emballés par le rythme, on ne peut que saluer la limpidité, le souffle, la respiration,  la souplesse de l’écriture de l’auteur, cette indéniable marque de fabrique Jeanada qui ne transige sur rien. J’ai beaucoup ri. Je me suis laissée transporter, envahir. Alors, au bout du compte, s’agissait il de mettre l’animal en cage ? Il est une réflexion sur la liberté individuelle très intéressante, en regard du discours opposé à celui sur l’aliénation. Tout cela ne serait il donc pas qu’un prétexte, un  alibi, une farce tragicomique pour nous balader sur la terre comme au (septième)ciel ?. (page 181). Elle m’a souri (le genre de sourire qui réchauffe – avec l’effet papillon, plusieurs iceberg sont du disparaître en Antarticque) et, redoutant qu’elle ne reprenne trop vite la maîtrise d’elle-même et enchaîne, la surprise passée, sur ses souvenirs du catéchisme, je me suis poussé jusqu’à elle plus laborieusement que ne le réclamait l’élan de la passion et je l’ai embrassée. Elle a ouvert ingénument la bouche, toute innocence érotique, et au contact de sa langue de fille, en franchissant l’enclos de ses dents, comme disait Homère, , j’ai ressenti déconcerté, plus encore qu’au contact  de ses molles moiteurs de fille en franchissant l’enclos de sa culotte,la même excitation vive et neuve, aiguisée, que lorsque l’amalgame miraculeux se produisait au milieu d’un slow timide dans les boums, trente ans plus tôt.Cela ne me rajeunissait pas – ou si. J’ai dégagé mon index de l’élastique et ma main d’entre ses jambes pour emprunter, maintenant que  nous étions intimes, la voie naturelle, le chemin royal qui passe sur le ventre et permet d’entrer sous la culotte,comme Napoléon dans Paris…

 

Ce qu’on préférera amplement à ce court paragraphe balourd, relativement inepte, pardon de le préciser, page 210..

J’ai ramassé à la petite cuillère ce que j’avais laissé tomber, pour récupérer dans les débris la force de chercher encore un peu l’avenue fantôme,en appelant au secours tout ce que l’au-delà comptait ou pas de soutien logistique paranormal, mais au quatrième taxi libre qui est passé, j’ai laissé tomber la cuillère aussi.

Mais c’est ainsi : même s’il est inégal, parfois, l’opus est très globalement intense, on est gagné par le ton enveloppé de la narration, le lecteur suit à la trace cette flopée de gens, à la gueule flétrie, à la jeunesse cachée, à l’existence brinquebalée. Des frères de cœur, des compagnons de route, pris à la croisée de chemins disparates. C’est parfois foutraque, virevoltant, enlevé, pas très éloigné de certaines imageries populaires. C’est comme la vie, instantané, éphémère, plein de rebondissements.

Enfin, il me semble que c’est un roman qui offre une relecture de la figure mythique du héros, ou plutôt de l’anti-héros : on n’évite pas toujours les clichés sur la désillusion, mais les parallèles entre les lignes de fuite des uns et des autres disent tout des hommes et de leur de vieillir, de la peur de ne plus séduire, c’est aussi un livre sur cela, sur la séduction, on y parle à foison de sexe avec des mots crus, c’est grivois, c’est comique puis sordide aussi. Alerte, un sursaut final après un drame, le narrateur reprend sa course, à peine malmené par les sursauts, finalement intouchable comme du vif argent,requinqué, et qu’importent touts ces bafouilles bredouillées. Il est réellement des orchestrations, des trémolos, des associations d’idées loufoques, très « gros jean comme devant » qui ne sont pas désagréables et tiennent en haleine.  Bix Sabaniego ressemble donc à tous ses personnages, qui, dans cette succession d’épreuves, cherchent à conquérir le Graal, insouciants auto-flagellés aux chemins de croix semé d’embûches.  Le relief et l’atmosphère dépeints font que l’on songe à des scènes cinéphiles vues chez Blier, voire Visconti.  Jeanada promène un don burlesque inégalé de bout en bout, une prose fataliste et glamour qui m’ont bien plus  On pense aussi – et ce seront mes ultimes remarques – à un semblant de Kerouac ou à ces romans noirs américains qui ont jalonné mon enfance. Ferré disait que « le désespoir est une forme supérieure de la critique ». Jeanada paraît avoir tout compris du désespoir contemporain qui file, à travers les mots, les réflexions, les émotions, sans fioritures aucunes si ce ne sont les paravents des modes humoristiques qui traversent nos corps de leurs courants chauds et froids. C’est ce qui se passe ici : lorsque l’animal sauvage rentre à la maison, il sait que la parenthèse est définitivement refermée. Enfin, il peut montrer patte blanche.

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