Morgan Sportès : un roman coup de poing
Par Stéphanie Hochet – bscnews.fr/ Auteur de 18 livres dont L’Appât porté à l’écran par Bertrand Tavernier en 1995, Morgan Sportès revient sur l’affaire du gang des barbares avec un roman coup de poing qui doit sa force à la grande clairvoyance de l’écrivain.
On ne pourra parler de ce roman sans rappeler l’affaire qui a bouleversé l’opinion publique et les politiques et dont Tout, tout de suite est issu. En janvier 2006, Ilan Halimi, 23 ans, est enlevé, séquestré, torturé par ceux qui se sont appelés le gang des barbares (une vingtaine de très jeunes gens dont 2 étaient mineurs) et laissé pour mort 24 jours plus tard près d’une voie ferrée. Il succombera dans l’ambulance qui l’amènera à l’hôpital. L’objectif de ce kidnapping ? Une demande de rançon adressée à la famille de ce jeune juif (forcément riche puisque juif selon les barbares), puis à la communauté juive (forcément solidaire de chacun de ses membres selon les mêmes personnes). À la tête de cette organisation : Youssouff Fofana, 29 ans, un Français d’origine ivoirienne, le cerveau du gang. Il fallait un roman pour aborder cette affaire, pour approcher au plus près l’inhumanité à l’œuvre dans sa logique et comprendre l’engrenage criminel. Avec Tout, tout de suite, nous entrons dans un genre littéraire que Morgan Sportès qualifie de Conte de faits, nous mettons un pied dans un monde où les protagonistes ont perdu toute référence à l’humanité et en viennent à se livrer à l’inacceptable, invitation à un voyage en enfer suggérée dès la quatrième de couverture avec la célèbre phrase de Dante : Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. On entre en effet dans ce livre comme les personnages de Cocteau passent à travers des miroirs : du fait réel le lecteur intègre le roman sans que la fiction n’altère les faits, deux mondes jumeaux dans l’horreur. J’appelle le premier Yacef, le second Elie – Yacef pour Youssouff, Elie pour Ilan : à l’exception des prénoms et patronymes, rien n’est inventé.
Bagneux : une banlieue populaire, plutôt pauvre, hérissée de grands ensembles, HLM, etc. Voici l’origine géographique de la plupart des protagonistes. De jeunes hommes, de jeunes femmes dont les familles ne roul[ent] pas sur l’or, mais ça va. Certains s’en sortent (plus souvent des filles), en bossant, par les études, la patience. D’autres se voient comme des victimes (forcément victimes) s’ils n’ont pas tout, tout de suite. L’expression est connue, elle a été remise à la mode par le chanteur de rap : Booba dont Sportès cite des paroles. Booba, une référence, entre autres, dans ces quartiers difficiles où les jeunes, les enfants issus de l’immigration se sentent moins bien perçus quand ils sont noirs (renois) ou magrébins. Un idéal : le culte de la force, de la brutalité qui inspire le respect, l’argent facile, etc. Mais encore une fois, certains s’en sortent malgré tout, s’intègrent dans la société. D’autres lui déclarent la guerre. C’est le cas de Yacef. Morgan Sportès réussit parfaitement le portrait de ce chef de clan : depuis l’adolescence il pratique des vols avec violence, a connu la prison et méprise les petits boulots. Lui, c’est un chef, un dur, un vrai. D’ailleurs, il a des revendications politiques. Il est dégoûté de la situation en Afrique. Oui, très bien. Quelle logique entre sa violence, sa haine et l’Afrique ? Aucune. (Jamais Yacef n’a même pas fait semblant de jouer aux Robins des bois, l’argent de la rançon, il le voulait pour lui.) Mais la conviction qu’il n’a pas eu de chance dans l’existence et qu’en tant que Noir, il sera du côté des perdants s’il ne déclare pas la guerre à ceux qu’il considère comme des privilégiés, cette conviction-là alimente sa rage. Il pratique l’islam depuis sa sortie de prison et cherche à entraîner ceux de sa confession dans son bizness. Le Ben Laden de la banlieue Sud de Paris – à l’époque il se fait appeler Oussama – promet à ceux qu’il recrute de grosses sommes d’argent. Il n’a pas son pareil pour flairer les êtres faibles, les influençables qu’il flatte puis menace dès que les choses ne tournent pas comme il l’entend. Et c’est rapidement le cas dans cette affaire. Des premiers kidnappings ratés de pseudo notables juifs à l’enlèvement réussi d’Elie, il se passe quelques mois durant lesquels le cerveau (Sportès souligne avec beaucoup d’ironie comme ce terme était si peu adapté à l’intelligence du bourreau, mais c’est ainsi que les journaux l’avaient baptisé) semble bouillir, perd son sang froid. Sa logistique est défaillante et le restera, mais il ne quitte pas son idée fixe : enlever un Juif. Dans son cerveau, tous les Juifs sont des Crésus … L’idée de Yacef : utiliser une rabatteuse, la séduisante Zelda, une Iranienne de 17 ans aux formes apparemment irrésistibles et au comportement aguicheur. Arrivée en France tardivement, la superbe créature a été victime d’un viol dans un établissement scolaire, elle en a conçu une haine des hommes assez ambiguë. Elle aussi respecte Yacef qui lui en impose. Quel sens la culture de banlieue, la mode du rap et compagnie donnent-elle au mot respect ? On y lit la crainte qu’une brute vous frappe, la frime de ces supermâles qui inspirent l’envie aux autres avec des vêtements de marque, des grosses berlines, des biscoteaux d’hommes des cavernes. Zelda, elle, est une bête de meuf comme la décrit Yacef. Elle se rend sur le boulevard Voltaire à Paris, entre dans une boutique de téléphonie et séduit le jeune Elie qui en croit à peine sa chance. Le rendez-vous est fixé pour le soir. Après un verre, il la raccompagne en banlieue où l’attendent les hommes de mains de Yacef. Les coups tombent sur le garçon et en quelques minutes il se retrouve dans le coffre d’une voiture. Le corps entier ficelé avec du Scotch (y compris les yeux et la bouche), Elie va être gardé dans un appartement vide de Bagneux puis dans une cave glaciale durant 24 jours. Il va souffrir de la faim, du froid, des tortures administrées par Yacef qui s’énerve que la rançon n’arrive pas malgré ses menaces, mais aussi par certains de ses très jeunes geôliers. Ses geôliers ? Des petits gars de la même banlieue qui eux aussi respectent Yacef qui leur a promis de l’argent. Quelques Blancs, des Noirs, des Arabes. Ils ne se sont pas posé de question. Ils n’ont pas alerté la police même anonymement, alors que certains d’entre eux n’approuvaient pas les circonstances de captivité d’Elie. Dans cette zone de non-droit, comme se sont plu à l’appeler les médias, on a des valeurs : on ne balance pas, on s’occupe de ses affaires. Elie devient une marchandise et c’est ainsi qu’on l’appelle, ou bien l’autre, tout simplement. Premier signe de déshumanisation.
Le livre ne laissera personne indifférent. Y compris les autorités, la police. L’auteur s’interroge sur son mode de fonctionnement, ses choix durant l’enquête. Pouvait-on changer le sort d’Elie-Ilan en négociant avec son bourreau ? Ces interrogations font froid dans le dos (Ruth Halimi, la mère de la victime, est convaincue qu’il aurait fallu s’y prendre autrement). Interrogés durant leur procès les protagonistes expliqueront pourquoi l’islam les a attirés : « L’Islam m’a paru une religion plus humaine, plus juste : respect des autres, partage avec les pauvres… » Ces mots nous mettent en colère, mais c’est avec beaucoup de calme et de précision que l’auteur de Tout, tout de suite a cerné cette question du mal. Il fallait la plume acérée de Morgan Sportès pour soulever l’ironie macabre de ce genre de déclarations. Bassesse, mesquinerie, culte du chef, intérêt grégaire de l’entre soi etc., toutes les entrées du mal sont là, menaçant le quotidien de nos sociétés. L’écrivain livre sans commentaire les faits de cette chute dans la barbarie, sans aucun effet de style, juste en inclinant la tête pour voir ce que les protagonistes auraient voulu cacher, et on pourrait se surprendre à reconnaître derrière l’expression de Sportès le rictus de Voltaire.
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» Tout, tout de suite » de Morgan Sportès – édition Fayard ( Crédit Photo Christine Tamalet)