Kenneth White : dans les rues et sur les rivages

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Propos recueillis par Marc Emile Baronheid – bscnews.fr / Kenneth White, que l’on a décrit comme le plus français des Écossais, le plus européen des Britanniques, et qui est certainement un des plus grands écrivains européens du moment, vient de publier simultanément La Carte de Guido, un pèlerinage européen, prose narrative, chez Albin Michel à Paris, et, au Mercure de France, un livre de poèmes, Les Archives du littoral.

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Qu’avez-vous voulu faire avec La Carte de Guido ? Présenter une certaine idée de l’Europe ?
Plutôt donner une sensation de l’Europe, une sensation profonde, existentielle, émotionnelle, en dehors des statistiques économiques. Je me souviens de mes premières émotions sur les innombrables traversées de la Manche, entre Newhaven et Dieppe, Douvres et Ostende… Bref, le livre est placé sous le signe de l’expérience, ce n’est pas un traité politico-économique. Mais il y a aussi des références, en passant, à cet aspect des choses : quand, par exemple, j’écoute des conversations entre avocats en route vers le parlement européen dans le Thalès entre Paris et Bruxelles, et des hommes d’affaires dans un café à Bruxelles ou un restaurant à Bilbao. Mais, derrière les sensations, les émotions, les anecdotes, il y a aussi, bien sûr, une idée. J’ai depuis longtemps une haute idée de l’Europe. Comme tous les écrivains européens que j’admire. Je pense à Goethe, pour lequel l’Europe était une « patrie littéraire ». À Victor Hugo, dont les carnets intimes sont pleins de références à l’idée de l’Europe. À Nietzsche, qui se voulait « bon européen ». À Pessoa, le Portugais, qui ne voulait pas d’une Europe se contentant de vivre « dans la banlieue d’elle-même »… Écossais, je me suis toujours senti beaucoup européen que britannique. Avant l’union des couronnes en 1603 et l’union des parlements en 1707, toutes les deux des supercheries flagrantes, l’Écosse avait beaucoup plus de contacts avec la France, l’Allemagne, les pays scandinaves, les Pays-Bas, les pays baltes, qu’avec l’Angleterre.

Pourquoi une carte ? Qu’entendez-vous par là ?
Oh, il ne s’agit pas évidemment d’une carte systématique, ni d’un itinéraire continu. Plutôt de toute une suite d’incursions dans le territoire européen faite au long des années. Le livre a tout de même une forme. Il commence en Écosse (mes années à Glasgow – une « saison en enfer ») et se termine sur la côte ouest du pays. Il s’agit donc d’un cycle, je boucle la boucle. Entre le début et la fin, on passe par Munich, Bruxelles, l’Angleterre, l’Irlande, l’Espagne, la Galice, Venise, Trieste, les Balkans et la Suède. Voilà pour la cartographie générale. Si j’ai finalement décidé d’intituler le livre La Carte de Guido, c’est parce qu’un jour à Bruxelles je suis tombé sur une vieille carte dressée par un certain Guido de Pise faisant partie d’un livre qui contient un mélange de géographie, d’histoire, de philosophie et de poésie concernant l’Europe, et qui me semblait annoncer, en quelque sorte ce que je voulais faire moi-même.

Vous sous-titrez le livre : « un pèlerinage européen ». Pourquoi pèlerinage ?
Rien de religieux, bien sûr. Il ne s’agit pas de visites de sites sacrés.
Ce que je voyais dans la notion de pèlerinage, c’était simplement un mouvement de lieu en lieu, avec des rencontres multiples, une orchestration de voix et une destination, un horizon. Et puis je me suis rendu compte que c’est une forme de base dans plusieurs littératures. C’est le cas notamment de la littérature anglaise, qui commence au xive siècle avec un pèlerinage, Les Contes de Canterbury de Chaucer. Et on peut trouver ses équivalents dans d’autres parties du monde, notamment en Asie. C’est l’étude de ce genre de littérature qui m’a mené à la notion de livre-itinéraire et que je développe dans le livre L’Esprit nomade. Il s’agit d’une littérature avec plus de dimensions que ce que l’on appelle la littérature de voyage, celle de l’« écrivain-voyageur ».

En effet, il est toujours question chez vous de beaucoup plus que de vagabondages impressionnistes. Il s’agit de cheminements existentiels et d’une cartographie de l’esprit.
Un esprit en mouvement qui exerce une critique aiguë et qui pratique le gai savoir. Pour voir les choses de très haut, et pour s’amuser un peu, on peut dire que Dante a écrit la divine comédie, Balzac la comédie humaine, ce que j’ai écrit, c’est, disons, une comédie où enfer, purgatoire et paradis sont mélangés, où l’on sort de la condition trop humaine, lourdement humaniste. Et puis tout au long du livre je rencontre des compagnons de route, qui ont vécu un peu comme moi, qui ont suivi des routes parallèles : James Joyce à Trieste, vivant selon sa devise « l’exil, le silence et la ruse », Rilke à Duino, pas très à l’aise dans un monde trop codé, mais vivant sa vie en cercles de plus en plus larges, Strindberg à Stockholm, « au bord de la vaste mer », et ainsi de suite.
Si l’on veut connaître Joyce, ce n’est pas à Dublin qu’il faut chercher, c’est à Trieste, dites-vous. Et si l’on veut connaître Kenneth White ?
Il faut le voir dans sa « maison des marées », sur la côte nord de la Bretagne, où il a rassemblé les éléments de cinquante ans de vie et de pensée.

Et on arrive aux Archives du littoral. Des mots comme littoral, rivage, ainsi que limites, marges, confins sont des mots-clés chez vous. Qu’ouvrent-ils ?
Un espace inédit. Les limites, les marges, c’est là que l’on arrive après avoir suivi la route jusqu’au bout. Quant au littoral, c’est là où le contexte humain s’ouvre sur le non-humain, où se rencontrent deux forces, terre et mer, créant une ligne de côte qui est comme la première écriture du monde. C’est aussi un lieu de rythmes divers, de configurations perpétuellement changeantes, de coups d’aile.

C’est le lieu de ce que vous appelez la géopoétique ?
Pas exclusivement, mais, oui, par excellence.
Poésie, aujourd’hui…

Doit-on se poser à nouveau la question de Hölderlin : « Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? »
On peut toujours se la poser. « À quoi bon des poètes en un temps de manque ? ». La réponse est simple : pour remédier au manque

« La carte de Guido – un pèlerinage européen », Albin Michel, 210 pages, 19 euros

« Les archives du littoral », traduit de l’anglais par Marie-Claude White, édition bilingue, 217 pages, 17,50 euros

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