Pourquoi ce livre? Est-ce un coup de gueule contre une société qui ne lit plus?
Non, ce n’était pas un coup de gueule, même si constater que la société ne lit plus me désole… Au départ, c’est une envie personnelle de réunir ce que j’aime passionnément : la littérature et le dessin. L’idée de faire cela sous une forme didactique m’est venue naturellement : habituée à feuilleter des manuels de littérature pour y glaner des citations ou des fragments de vie d’auteurs, j’étais décidée à faire un « Lagarde et Michard » en BD ! mais en moins sérieux.
Quelle idée avez-vous à propos des Français et de la lecture aujourd’hui? Pensez-vous qu’il faut s’alarmer ou être confiant?
Le constat est implacable : les gens lisent moins. Lire prend trop de temps, lire demande un effort de concentration que la société de consommation ne permet plus. Aujourd’hui, on n’accepte pas de lire un roman plus long qu’un post sur Twitter !
Mais je crois qu’il y aura toujours des personnes capables de résister et de transmettre ce goût de la résistance. Comme il y aura toujours – j’espère ! – des éditeurs capables de produire à contre courant, de publier des livres intelligents d’auteurs indomptables. Mais là, je me force à être optimiste, car je crains vraiment les dégâts du capitalisme sur la culture.
Comment avez-vous choisi les auteurs qui hantent cette bd? Hasard des rencontres, coups de coeur ou conséquences de recherches historiques et littéraires?
Les auteurs de l’album sont ceux dont l’histoire et les œuvres m’étaient familières depuis longtemps : j’aime Flaubert comme un ami proche, j’admire la vie de George Sand, je peux inlassablement dessiner de mémoire Victor Hugo avachi sur les rochers de Jersey… Il y a aussi des souvenirs de lycée (Racine, dont l’étude m’avait passionnée), ou de fac de lettres (Du Bellay, Rabelais…). Et des coups de cœur qui datent de l’enfance, comme le Roman de Renart.
L’objectif était de rendre accessible la littérature, et surtout à ceux qui ne lisent pas? Au final, avez-vous surtout été applaudie par ceux qui lisent?
Oui, ceux qui lisent ont été le premier public. Mais ils ont su donner envie à ceux qui lisent moins : des professeurs ont utilisé l’album dans leurs classes, des parents l’ont conseillé à leur enfant candidats au bac de français… La réception du livre a été étonnante. A chaque fois que je fais un livre, je me dis que mes sujets sont trop littéraires pour être « bankables » ; quelle surprise alors de voir qu’un public aussi varié ait pu s’intéresser à mes salades !!
Vous manipulez l’anachronisme de façon savoureuse: pour rendre accessible le passé, l’insertion de références contemporaines est-elle, selon vous, essentielle?
Non, elle n’est pas essentielle, et je crois d’ailleurs que l’anachronisme n’abonde dans l’album. Disons que l’anachronisme est présent dans le principe même du livre, dans son parti pris global, dans ce choix de résumer la littérature en s’amusant. Mais plus que d’anachronisme, je dirais qu’il s’agit de décalage, de burlesque… Je crois aux vertus de l’humour ! Humour et vulgarisation font bon ménage. Reste à beaucoup travailler pour produire de bons gags…
Diriez-vous que vous souhaitiez dépoussiérer la littérature?
Non, ce serait présomptueux ! D’une part, j’ai voulu partager des joies de lecture personnelles, et d’autre part, j’ai décidé de m’attaquer à des grandes figures, dont certaines me faisaient peur. Montaigne et Céline, par exemple, m’impressionnaient. C’est en réalisant cette BD qu’ils m’ont paru accessibles… Je les ai mieux lus depuis.
Dessinatrice de presse pour le Charlie Hebdo, cet ouvrage a-t-il été aussi l’occasion de vous approprier l’histoire de la littérature française ? Etiez-vous de ceux qui ne lisent pas trop? Préfériez-vous les dessins aux mots?
J’ai toujours été une « visuelle » : quand j’étais petite, j’adorais dévorer la bibliothèque de mes parents dans sa totalité, rien qu’en me plantant devant les étagères, scrutant chaque dos de livre avec intensité. C’était une façon spéciale de lire…
Ma culture littéraire a précédé celle des arts. Et je n’ai jamais séparé les arts de la littérature, c’est à mes yeux indissociable. D’ailleurs, j’étais malheureuse en fac de lettres car on n’y parlait pas assez d’art, et lorsque je suis entrée dans des écoles d’art, les cours de lettres me manquaient ! J’ai réuni ces deux passions dans mes bouquins.
Quant à Charlie Hebdo, j’avais publié une BD littéraire (Alexandre Dumas, causerie sur Delacroix) avant même d’y entrer. C’est d’ailleurs mon style de dessin « littéraire » qui a plu à l’équipe.
Avez-vous fait cavalier seul pour dénicher les anecdotes littéraires qui parsèment votre récit? Avez-vous consulté des spécialistes universitaires de chaque siècle?
J’ai tout fait avec mes bouquins, mes impressions et mes souvenirs ! Si j’avais consulté des spécialistes, je me serais perdue : la tâche m’aurait semblé immense. En ne quittant pas mon jardinet d’auteurs, je n’ai pas vu que le sujet de ma BD était finalement ambitieux.
De l’anecdote à la mise en page…comment vous est venue l’idée par exemple du Minotaure qui suggère à Racine sa pièce sur Phèdre?
J’ai toujours lié l’histoire de la littérature avec celle de l’image : je ne peux lire un classique sans me représenter les arts de son époque. Pendant l’élaboration du chapitre sur Phèdre, tous les mythes grecs se bousculaient au portillon : il suffisait de se pencher pour trouver une idée de dessin !
Dans chaque siècle, vous trouvez des «passerelles» pour enjamber les auteurs et leurs fictions ( ainsi l’urine de Pantagruel devient la rivière devant laquelle Joachim du Bellay rêvasse…) : est-ce la partie la plus compliquée du travail…ou la plus amusante?
C’est très amusant à faire, d’autant plus que ces associations, ces transitions, viennent naturellement. Quand on regarde les auteurs et leurs fictions de haut, comme vus d’avion, c’est facile de savoir comment les ficeler ou les enjamber.
Vous mélangez l’histoire intime des auteurs et les fictions qu’ils inventent mais il semble que vous faîtes assez peu de place à l’Histoire qui n’apparaît que derrière la perruque de Louis XIV ou le tremblement de terre de Lisbonne… est-ce volontaire?
Oui, c’est volontaire. Il m’aurait fallu beaucoup plus de temps et de place pour enchevêtrer les petites histoires, les moyennes et la Grande ! Le livre aurait été différent, et sans doute moins léger.
Pensez-vous que l’enseignement littéraire et philosophique fait souvent davantage l’impasse sur la biographie des auteurs au profit de l’Histoire?
Je ne sais pas, parce que j’ignore quel enseignement se pratique aujourd’hui. Lorsque j’étais étudiante, on parlait de tout, de l’œuvre comme des hommes, et l’Histoire était toujours en arrière-plan.
Les confessions de Montaigne: le fruit des conseils d’un bon psy? Lancelot indigne d’une quête sacrée car coupable d’adultère? Y-a-t-il une place pour l’imagination de Catherine Meurisse dans Mes Hommes de Lettres? ou faut-il tout prendre à la lettre?
Mes Hommes de Lettres est un savant mélange entre mon imagination et un savoir rigoureux puisé dans les bouquins des autres !
La Madeleine de Proust, la relation Voltaire-Rousseau, les débats des Lumières… comment aborder ces poncifs de la littérature avec originalité ?
En imaginant un petit théâtre et en faisant de Proust, Voltaire et les autres des comédiens. Je me réserve le rôle du souffleur.
La pension Vauquer, c’est : »Vous en avez rêvé, Catherine l’a fait? »?
La pension Vauquer en coupe : c’est la description minutieuse de Balzac associée au souvenir d’une photo de découpe d’un immeuble haussmanien, vue cent fois dans un vieux bouquin quand j’étais petite. Ça provient de ma banque d’images perso !
L’humour, est-ce inné ou ça se travaille?
Les deux !
Auriez-vous des reproches à faire à l’enseignement des Lettres tel qu’on vous l’a dispensé? Une anecdote d’un cours de français particulièrement raté..ou réussi?
Je n’ai aucun reproche à faire, au contraire : j’ai eu des profs de collège et de lycée passionnés et passionnants. Y compris à la fac (de Poitiers), où le doyen nous enseignait l’histoire littéraire comme on lit un conte avant de mettre les enfants au lit.
Une anecdote, à la fac : lors d’un oral de partiel de lettres modernes, la prof qui me faisait passer l’examen, un peu sèche, m’avait reproché d’avoir parlé de Rabelais « de manière tout à fait exacte mais un peu trop cavalière » (elle avait tenu à baisser ma note pour cette raison). Cette « manière cavalière » ne m’a pas quittée : cela a donné Mes Hommes de lettres !
Quel est le secret selon vous d’un bon cours sur la littérature? Humour, diversion et décalage?
C’est difficile à dire car je ne suis pas enseignante et je ne connais rien à la pédagogie ! Je dirais qu’il faut de la passion, de la rigueur, de l’humour… faire comprendre qu’un écrivain peut être un frère, un ami… Je crois vraiment que la littérature, qui sait tout dire, avec les mots ou entre les mots, peut nous sauver.
Enfin, puisque l’on parle littérature: quel est votre livre de chevet ?
La correspondance de Flaubert, qui m’émeut et me fait rire aux éclats.
Votre époque littéraire de prédilection? Le XVIIIème éclairé et provocateur? Le XIXème mélancolique et romantique?…
Pour l’instant, c’est le 19e, parce que j’aime l’histoire de l’art qui y est associée (Delacroix, Gustave Moreau, naissance de l’art moderne avec Manet, etc). Cela changera peut-être en vieillissant.Tous les siècles littéraires sont extraordinaires.
Pour finir, quelles actualités pour Catherine Meurisse?
Je prépare une sorte de suite à Mes Hommes de lettres, mais cette fois-ci je m’intéresse aux ramifications entre littérature et peinture, aux amitiés entre écrivains et peintres. Il sera question que Sand, Ingres et Delacroix, de Proust, des impressionnistes et de Vermeer, de Zola et Cézanne, etc… Sortie prévue en mars 2012 !