Par Julie Cadilhac–PUTSCH.MEDIA/ Crédit-photo: Isabelle Meister/ Gérard Guillaumat est un être chargé d’Histoire, déporté des camps de Buchenwald, ami du mime Marceau, élève de Charles Dullin, metteur en scène membre du « Cartel des quatre » ayant fait aboutir le théâtre décentralisé populaire, comédien puis conteur durant presque 60 ans. Sa passion des mots, son incroyable envie de partager et sa sensibilité ont fait de cette rencontre un moment passionnant que nous vous livrons avec beaucoup d’enthousiasme. Gérard Guillaumat vient au Printemps des Comédiens à Montpellier ce 10, 11 et 12 juin pour une lecture d’un texte de Victor Hugo, L’Homme qui rit. Le héros éponyme de cette oeuvre hybride, Gwynplaine, a été mutilé, enfant, par une pratique de défiguration. Avec Ursus, un vagabond, vêtu de peaux d’ours et accompagné d’un loup, et Déa, jeune femme aveugle que le héros a retrouvé bébé abandonné près du cadavre de sa mère, Gwynplaine devient un comédien itinérant dont les aventures dramatiques sont dignes d’un personnage romantique hugolien. Plaidoyer politique, roman où apparaissent des figures fantasmagoriques, L’Homme qui rit revient sur une thématique qui poursuit l’oeuvre d’Hugo: le monstre. Cependant si le Quasimodo de Notre-Dame de Paris avait une âme qui reflétait sa difformité, quelques années plus tard, Hugo donne à Gwynplaine une «belle âme». L’occasion d’évoquer avec l’acteur-diseur qu’est Gérard Guillaumat sa vision de ce texte emblématique et son rapport au public. Imaginez un homme qui réapprend à parler, porté par un amour des mots et une passion du théâtre qui ne faibliront jamais, un conteur qui invite son public vers d’infinis voyages où l’imagination est sacrée et où l’on respecte la « voix » des phrases, un être passionné qui nous rappelle qu’il y a quelques décennies des artistes se sont battus pour faire du théâtre un objet populaire et fédérateur, un homme qui a la sagesse de ne pas juger et regarde avec une formidable bonhommie ses contemporains qui ont peut-être, eux, perdu de vue en partie cette idée démocratique du 6ème Art ..
Entretien émouvant avec un Grand Monsieur.Dans votre jeunesse, le théâtre a représenté pour vous davantage l’espoir de « redevenir un homme » que l’envie de se former au métier de comédien…
Oui, dans ma jeunesse, j’ai été déporté à Buchenwald et en revenant j’avais perdu en quelque sorte la parole. A mon retour, j’étais un peu seul dans Paris et je ne savais pas trop quoi faire. Tout à fait par hasard, je suis allé voir une pièce au théâtre du Châtelet et j’étais très impressionné par ces comédiens dont je sentais qu’il pouvait faire ce qu’il voulait avec leur voix, avec leur diction. J’ai suivi un cours dramatique car j’avais rencontré un monsieur qui était mime et qui s’appelait Marcel Marceau. Je ne voulais pas être mime, même pas forcément être comédien mais la parole m’intéressait et j’ai donc été admis au cours de Charles Dullin au théâtre Sarah Bernarht et je souhaitais y retrouver le goût de la parole, le plaisir de pouvoir m’exprimer librement. C’est grâce à Charles Dullin que j’ai réappris à parler, après de nombreux écueils, parce qu’au début les gens riaient beaucoup tellement je bégayais mais jamais je n’y ai perçu une forme de moquerie humiliante. C’étaient des rires bienveillants. J’avais l’envie tenace de parler alors j’ai pris beaucoup de cours de diction et même maintenant à mon âge je travaille ma diction!
Le théâtre a donc été une activité extraordinairement salvatrice et régénératrice…
C’est au fur et à mesure que j’en ai ressenti l’utilité et bien plus tard , j’ai fait partie des troupes de la décentralisation, ainsi nommées à l’époque du Général de Gaulle. On allait dans les villages travailler et présenter des spectacles et il n’y avait pas de télévision à cette époque-là, c’était vraiment formidable. J’ai donc été éduqué de cette façon-là et ensuite j’ai rencontré un homme très important pour moi, Roger Planchon et on est devenu TNP ( Théâtre National Populaire) et là je jouais dans des répertoires modernes….et ça reste ma passion.
Vous qui, justement, avez contribué à la décentralisation et la démocratisation théâtrale sous la quatrième république, n’avez-vous pas le sentiment, aujourd’hui, que cette réforme s’est un peu essoufflée et que le théâtre n’est plus un vecteur culturel populaire?
C’est une bonne question mais je n’ai envie d’y répondre ni oui, ni non. Aujourd’hui, c’est la chanson, la musique qui attirent davantage les gens et c’est vrai que c’est un langage universel… Il y a le cinéma aussi. Ce qui me fait peur, c’est que les gens dans le public ne deviennent que des spécialistes du théâtre tandis qu’avant on jouait devant des gens qui n’avaient jamais été au théâtre et c’était fantastique parce qu’on ressentait qu’ils étaient curieux. Le théâtre aujourd’hui n’est plus nécessaire, ce n’est pas comme une nécessité d’après-guerre, maintenant c’est du divertissement. J’ai des amis qui font un théâtre que l’on peut appeler du « théâtre de boulevard », c’est un théâtre qui fait rire et c’est bien, bien sûr, mais c’est du pur divertissement. Cependant , à mon avis, il manque quelque chose, un côté intellectuel: il faut que le théâtre propose aux gens des réflexions sur la vie; il y a des choses dont il faut leur faire prendre conscience, non pas en divertissant mais en jouant.
On vous qualifie d’ » acteur-liseur »: la présence du livre sur scène rappelle-t-elle la présence de l’écrivain que le théâtre-spectacle occulte par définition? Est-ce pour cela que conter vous émeut?
Oui, mon rôle n’est pas seulement d’être un artiste et de bien jouer. Je provoque par les mots, les phrases. Ce qui m’intéresse, c’est de réveiller l’imagination des gens. La plus belle chose que je peux faire, c’est de laisser cette liberté d’imaginer; s’il y a trop de jeu, les gens vont être prisonniers du jeu du comédien. Ce que je souhaite c’est que les gens imaginent eux-mêmes, c’est mon rêve et en plus, naturellement avec Hugo, il y a une diction et des phrases extraordinaires…
Vous préférez conter que jouer?
C’est ça mais j’aime jouer aussi…mais en contant je joue aussi d’une certaine façon ,même s’il n’y a pas avec moi d’autres acteurs. L’homme qui rit, ce n’est pas un monologue à jouer, c’est une écriture à faire écouter, à faire entendre comme de la musique. Les mots et les situations dans le texte, on rentre dedans comme on s’imprègne d’un morceau de musique.
Conter permet une proximité, un partage, une complicité avec le public que ne permet pas le jeu…le comédien est forcé à une certaine distanciation – du fait qu’il incarne un personnage-…
Oui, je ne joue pas un personnage; c’est juste un plaisir de raconter aux gens: « Il était une fois ». Il ne faut jamais oublier cette phrase que j’adore » il était une fois »…que cela raconte un fait d’aujourd’hui, d’il y a deux jours ou d’un siècle!
Ne choisissez-vous à conter que des textes qui soient centrés sur l’homme? ne racontez-vous que des classiques?
Je ne sais pas bien. Je trouve juste un texte que j’ai envie de faire écouter. C’est un choix affectif. Par contre la structure des phrases m’inspire beaucoup et je reste toujours fidèle à l’écriture de l’écrivain, je n’ajoute jamais aucun mot. J’essaie de respecter leur rythme et si Hugo était vivant, je serais content de pouvoir lui demander s’il est d’accord avec les rythmes que j’insère dans ses phrases. Les rythmes, ce sont mes ajouts personnels, ce n’est pas Hugo. A Hugo, les mots et les situations qu’engendrent les mots, à moi de les faire vivre et de les faire écouter.
Vous êtes aussi l’auteur de « D’où viens-tu mon petit? » , pièce autobiographique qui reprend, dans le titre, la phrase de votre premier pédagogue de théâtre, Charles Dullin: quand vous êtes-vous senti prêt à témoigner d’un vécu aussi douloureux?
C’était dur. Au départ, quand j’ai pensé à ça, j’ai dit non mais quelques temps après, j’y suis revenu parce que j’ai remarqué que lorsque je parlais des camps de concentration à des gens, certains ne croyaient pas ces choses à ce point horribles. Je ne devais peut-être pas bien les dire mais c’est difficile de dire l’horreur surtout quand on l’a vécue et que c’est très sensible. Je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse quelque chose. Je ne suis pas poète et j’ai été aidé par un ami qui m’alertait sur une phrase ou une autre que l’on ne comprenait pas bien. C’est difficile de parler de ces choses-là quand on sent toujours, dans le regard de quelqu’un qui écoute, cette question: » Est-ce que c’est vrai ça? ». On ne peut pas parler de l’horreur comme on l’a vécue parce que c’est inécoutable alors j’ai simplement, avec mes mots, voulu exprimer que ,dans ces endroits-là, la dignité humaine nous était enlevée. Et lorsque je le racontais, il y avait des gens qui faisaient des mines de » M’enfin, c’est pas possible des choses pareilles! » alors que je n’allais pas encore jusqu’au bout de ce que j’avais vu parce que c’était impossible….
Dans l’homme qui rit, Gwynplaine et Déa, l’un défiguré, l’autre aveugle, s’engageant dans une troupe de théâtre, vous rappellent-ils inconsciemment votre propre parcours?
Peut-être. Effectivement, vous me faîtes découvrir quelque chose. C’est vrai qu’inconsciemment,ils me rappellent mon propre parcours. Dans toute société, une femme ou un homme qui veut dire des choses car il a vécu des choses insoutenables, on le regarde et on l’écoute et on se dit « Est-ce qu’on va croire cet homme ou cette femme? ». Les gens pensent souvent que les comédiens inventent alors qu’on n’invente pas plus que les gens qui ne sont pas comédiens….
Avec l’homme qui rit , à quelles difficultés vous êtes-vous confronté?
Je me suis très vite dit que c’était un texte long et je me suis demandé comment conter un texte pareil. Je suis donc allé voir un ami, spécialiste d’Hugo, qui m’a proposé la version que je lis sur scène et j’espère qu’elle sera assez fidèle…. même si elle sera toujours infidèle puisqu’on ne dit pas tout le texte et que si on le disait en entier, cela durerait 4,5,6 heures!
Le roman a mal été reçu en 1870 , Victor Hugo le justifie ainsi: « J’ai voulu abuser du roman. J’ai voulu en faire une
épopée. J’ai voulu forcer le lecteur à penser à chaque ligne. De là une sorte de colère du public contre moi. » Que pensez-vous de ce point de vue? Aujourd’hui, le considérez-vous comme un texte difficile?
Pas du tout. La vie aujourd’hui est plus complexe, les gens voient tellement de choses à la télévision qu’ils comprennent beaucoup plus qu’avant.Il y a tellement de choses aujourd’hui ( théâtre, musique, littérature…) par rapport à avant. Avant la culture était réservé à une sorte d’élite. C’est pour cela sans doute que L’homme qui rit a mal été compris à son époque.
D’où la nécessité d’une révolution culturelle…
Oui, c’est pour cela aussi qu’au théâtre, il y a eu, sous la IVème république, cette décentralisation. Je vais vous raconter une anecdote: à une époque, nous travaillions dans un petit bled et on jouait des pièces drôles, du Molière etc.et puis on a décidé de faire du Ionesco et au début, l’accueil n’a pas été facile mais, au fur et à mesure, quelque chose s’est passé et les gens ont fini par adorer. L’éducation, ça se fait beaucoup plus facilement qu’on ne le pense, à condition d’être fidèles nous aussi à nos défis et d’avoir envie de faire entendre des textes et au plus de monde possible, même pour ceux qui n’ont pas été à l’école. C’est le principe même de la décentralisation! Pensez donc! Juste après la guerre, voir du Molière ce n’était guère possible qu’à Paris! et les pièces contemporaines encore davantage!
Les attentes du public théâtral ont-elles changé aujourd’hui?
Aujourd’hui, les gens qui vont voir des pièces contemporaines, n’aiment pas beaucoup les classiques, ils ne méprisent pas ces pièces classiques mais ils disent « Oh Molière, on connaît, on étudiait ça à l’école! ». Ce qu’on veut maintenant, ce sont des histoires d’aujourd’hui et je suis d’accord avec ça. Mais même si les rapports humains et les moeurs ont changé, je crois que le fond demeure toujours le même.
« L’homme qui rit », c’est un bouffon, un clown que personne ne prend au sérieux. Gwinplaine dit:« Je représente l’humanité telle que ses maîtres l’ont faite. L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l’intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles; comme à moi, on lui a mis au cour un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. »
Oui, c’est un passage formidable, je dis ce texte ! Il nous fait réfléchir, il provoque. De la provocation, qu’arrive-t-il? la fuite et le refus d’écouter des nobles. Ces nobles, ce sont aujourd’hui ceux qui ont de l’argent et qui nous dirigent ( en général et peut-être pas tous quand même…). C’est un texte qui parle aussi de la pauvreté, qui existera toujours je crois. Les mots d’Hugo font prendre conscience de nombreuses réalités toujours d’actualité. Des choses que l’on sait mais quand on l’entend, c’est autre chose.
Ce rire de Gwynplaine est une grimace, reflet d’un monde douloureux. Diriez-vous que celui qui fait rire est souvent le plus malheureux de tous?
Oui. Il y a tellement de choses tristes. Il y a des attitudes différentes vis à vis de la souffrance: il y a ceux qui sont ironiques, ceux qui se disent « qu’est-ce qu’on peut faire…et puis tant pis! » ,ceux qui haussent les épaules et puis ceux qui en rient. Ceux qui en rient, on les écoute et on se dit que peut-être on pourra en sortir quand même, que ça ne dépend peut-être pas que de la république, que de ceux qui sont au pouvoir mais de nous aussi. Le rire signifie aussi qu’il faut savoir vivre avec ça et avoir des moments dans sa vie où l’on prend position.