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Quand la poésie ne fait plus partie de la littérature

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Par Maïa Brami – bscnews.fr / Pour la première fois en trente ans, aucun poète parmi les quarante auteurs invités au Salon du Livre de Paris, que son commissaire général, Bertrand Morisset, présente pourtant comme un «festival de toutes les littératures». Pour la première fois en trente ans, Nicole Gdalia, éditrice des Editions de poésie Caractères a donc choisi de ne pas y tenir stand, alors qu’elle publie ce mois-ci deux ouvrages exceptionnels de poésie nordique.

propos recueillis par

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J’ai décidé d’aller la rencontrer à Paris, rue de l’Arbalète, dans sa librairie-galerie mythique, véritable oasis artistique au cœur du quartier Mouffetard, où depuis soixante ans, poètes, peintres, musiciens, plasticiens du monde entier se retrouvent autour d’un verre pour échanger, créer et où, contrairement aux maisons d’édition classiques, le passant est toujours bienvenu.
Dans le supplément du Magazine Littéraire distribué à l’entrée du Salon du livre, l’éditorial du président du CNL, Jean-François Colosimo, se veut rassurant : « Quatre jours en compagnie des littératures nordiques, c’est peu. Mais, puisque le CNL promeut depuis sa création une politique internationale de découverte, je vous donne rendez-vous avec les poètes nordiques, place Saint-Sulpice, à Paris, du 16 au 19 juin prochains, lors de l’édition 2011 du Marché de la poésie. » Signe des temps ? Nous apprenons tout juste que le Marché de la Poésie se tiendra finalement du 27 au 30 mai, après avoir été menacé de disparaître la semaine dernière. Quant à la 33e Foire culturelle de Saint-Germain, qui se tient Place Saint Sulpice, entre mai et juin, elle pourrait bien ne pas avoir cette chance.

Comment va la poésie en France ?
La poésie en France est sinistrée. D’un côté, je reçois beaucoup de manuscrits, de l’autre, les livres ne se vendent pas et les instances culturelles ont leur part de responsabilité. Notamment, quand ils décident de n’inviter aucun grand poète nordique au Salon du Livre de Paris, sur les quarante écrivains programmés. Le minimum aurait été que chacun des cinq pays fasse venir un de ses poètes. En trente ans de présence sur le Salon, j’ai toujours eu au moins deux auteurs invités chaque année voire trois, quand je choisissais de publier un roman. Cette année, j’avais décidé de ne pas publier de roman, car je savais qu’il aurait été écrasé par les écrivains à gros tirages. Je me suis donc abstenue, en me disant, la poésie est le créneau étroit de l’édition et j’aurai au moins un ou deux poètes invités. Résultat, mes publications ont manqué de médiatisation alors que ce sont des merveilles !

Que vous ont dit les organisateurs du Salon du Livre ?

Que c’était lié au choix des pays du Nord. Pourtant, depuis un an, en vue de préparer le Salon, je suis en contact étroit avec la coordinatrice de toute la manifestation en Suède. Mais ils n’ont pas trouvé de place pour un seul poète ! Donc, ils ont décidé d’une seule voix avec le Centre National du Livre que les poètes seraient invités au Marché de la Poésie. Et voilà qu’il est lui-même en difficulté et qu’on ne sait pas s’il va avoir lieu et quand. (Depuis, une date a été trouvée, le 29e Marché de la Poésie se tiendra du 27 au 30 mai Place Saint Sulpice, à Paris)

Les livres se trouvent néanmoins et comme à l’accoutumée sur le stand du pavillon d’honneur du Salon du livre tenu par la librairie Joseph Gibert. Parlez-nous de ces ouvrages…
Une anthologie de poésie contemporaine tout d’abord, 13 poètes du Nord de Jacques Outin, grand spécialiste de la littérature scandinave. Poèmes de romanciers et proses de poètes : on y retrouve les incontournables Tomas Tranströmer, Lars Gustafsson et Gunnar Harding, en passant par Magnus Hedlund, oulipiste de Göteborg, Ulf Eriksson, chef de file du postmodernisme élégant ou la jeune Catharina Gripenberg, proche du slam. Les textes sont accompagnés d’encres de l’artiste norvégienne Turi Arnsten, que j’ai exposée deux fois à Caractères. L’autre livre est un classique très engagé, Deux voix : celles de la finlandaise Edith Södergran et de la suédoise Karin Boye, toutes deux à la charnière du XXe siècle. Elles écrivaient en suédois et ont ouvert la voie à la fois à la poésie des femmes et à une poésie d’avant-garde. Les grandes traductrices Elena Balzamo et Caroline Chevallier ont fait un travail remarquable pour cet ouvrage bilingue.

Les éditions Caractères ont soufflé leur 60 ans au Salon du Livre 2010. Comment a commencé l’aventure ?

Caractères a été fondé par un poète polonais, Bronislaw kaminski, surnommé le Rimbaud de la poésie polonaise, devenu Bruno Durocher et français après son séjour dans les camps nazis. Il a écrit en français dès 1949, publié chez Seghers, et a tout de suite été reconnu par les grands poètes de l’époque : Eluard, Char, Reverdy, Cendrars, Supervielle etc. Dans l’effervescence du Paris de cette époque, la revue Caractères est née d’une première collaboration entre Jean Tardien, Jean Follain, André Frénaud et Bruno Durocher, et une maison d’édition éponyme a vu le jour dans la foulée. Peu à peu, Bruno Durocher a tout dirigé.

Quand avez-vous croisé la route de Bruno Durocher ?
Cela s’est fait en deux temps. En 1967, lors d’un séjour en Pologne, je tombe en arrêt devant une sculpture au Musée National de Varsovie appelée « Portrait du jeune poète ». De retour à Paris, je suis sollicitée par un jeune Belge pour créer une revue de poésie. Bernard Noël nous conseille alors d’aller voir Bruno Durocher, parce qu’il aide les jeunes poètes. Débordée par mes révisions d’agrégation, je laisse mon acolyte y aller. Quelques mois passent et nos chemins se croisent lors d’un salon littéraire chez Marguerite Grépon — amie de Malraux publiée chez Caractères et qui avait un petit journal où je faisais des chroniques d’expositions. Alors que je m’apprête à repartir, Marguerite me retient : « Nicole, ne partez pas, j’ai demandé à Bruno Durocher de venir, attendez ! ». Quand il entre dans la pièce, je suis frappée par son visage à l’expression si profonde qu’elle semblait refléter plusieurs siècles d’existence. Au même moment, je m’aperçois que j’ai perdu une boucle d’oreille. J’enlève la seconde et je la mets dans mon sac. Puis Bruno s’asseoit à côté de moi et nous bavardons. Deux jours plus tard, il insiste pour que j’aille le voir. Sur place, je vois au frontispice d’un de ses livres la photo d’une sculpture, un beau bronze que je reconnais.: je connais cette sculpture, n’est-elle pas au musée de Varsovie ? Il me répond : « Oui, c’est moi ! » Première coïncidence. Puis, deuxième surprise : il ouvre une petite boîte en bois, dans laquelle se trouvent un petit rouleau manuscrit précieux et une boucle d’oreille, et vous le croirez ou pas (rires), c’était la mienne, celle que j’avais perdue ! Il ajoute : « Depuis que je l’ai trouvée dans la rue, je suis en veine, j’ai donc décidé de la garder » Je sors alors la seconde boucle restée dans mon sac… Les Surréalistes appellent cela « le hasard objectif » ! (rires)

Savez-vous pourquoi la maison s’appelle Caractères ?
Il y avait à la fois les Caractères de La Bruyère, les caractères de plomb de l’imprimerie et surtout ce mot veut dire « tempérament », « qui a du caractère » en polonais. Mais il faut croire que ce nom plait beaucoup, car je n’arrête pas de voir des Caractère sans « s » un peu partout…

Comment résumer l’esprit de Caractères ?

Bruno Durocher a toujours été exigeant sur les textes à publier, sensible à l’esthétique de ses livres. Ils étaient souvent le fruit d’un binôme poète/peintre. La maison était aussi un lieu d’exposition et nous continuons. Elle a toujours été internationale avec de très belles découvertes, notamment des inédits de Lorca dans les années cinquante, ou Pessoa, que nous avons introduit en France dans la traduction inégalée d’Armand Guibert.

Vous qui êtes chercheur et poète, cela a-t-il été une évidence de reprendre Caractères à la suite de votre mari ?

Pas du tout ! Bruno était très malade, mais je n’ai jamais imaginé qu’il allait disparaître, je le pensais éternel… Tout m’est tombé dessus brutalement, remettant en question mon travail universitaire d’enseignement et de chercheur sous la pression des amis qui insistaient : « on ne peut pas abandonner Caractères, il faut que tu t’investisses ». Après trois années de flottement, en 2000, nous avons été nombreux à souffler les cinquante ans de Caractères au Salon du Livre et je me suis dit alors : « Prends cette maison à bras le corps et puis c’est tout ! » La suite est connue…

Est-ce la première année que Caractères n’est pas présente au Salon du livre ?
Oui, après trente ans de présence régulière. C’est douloureux, je dois dire, car le Salon est une belle fête du livre et de l’Edition. Mais en même temps, comment accepter cette absence de poésie ? J’ai sollicité le CNL, les instances nordiques afin d’organiser une petite manifestation poétique, mais rien n’a été possible. Je pense que c’est très grave, qu’il s’agit d’un bradage au profit d’une littérature un peu mercantile. Les gros éditeurs s’investissent de moins en moins dans la poésie et dans la littérature d’avant-garde, faute de rentabilité.

Comment Caractères se situe-t-il face aux mutations de l’édition ? Internet, est-il une voie ?

Je pense, oui, et c’est pour cette raison que j’aimerais avoir des jeunes compétents qui puissent s’en occuper. Par sa tradition, la maison accueille de jeunes valeurs, leur sert souvent de tremplin…

Caractères est à l’honneur cette année…

La Maison des Ecrivains et de la Littérature et le comité culturel de la LICRA préparent chacun un événement. Permettez-moi de souligner ici le travail international des publications de Caractères et son inscription dans le dialogue interculturel. Par ailleurs, je travaille à la publication de l’œuvre complète de Bruno Durocher qui aura quatre tomes, c’est un travail énorme ! J’espère les sortir chacun à six mois d’intervalle. Le premier — plus de mille pages — sera consacré à la poésie et devrait paraître avant la fin 2011, viendront ensuite un tome de Prose, puis le Théâtre et les Essais, et enfin un dernier volume d’album et documents.

La Maison ne publie pas seulement des Nordiques ces temps-ci…
Ce mois-ci, grâce à Claude Couffon et Jean Portante, la collection « Cahiers latins » s’enrichit de deux titres. Nous allons publier Lent animal amer en bilingue du grand poète mexicain Jaime Sabines et Lettre ouverte suivie de Sous la pluie étrangère de l’immense Juan Gelman, poète argentin réfugié au Mexique, lauréat de nombreux Prix, dont le Prix Cervantès. Opposant au régime en Argentine, il a vu son fils et sa belle-fille enceinte arrêtés par les Colonels. Son fils a tout de suite été fusillé. Ils ont attendu que sa belle-fille accouche pour alimenter leur trafic d’enfants et l’ont tuée ensuite. Gelman a passé plusieurs années de sa vie à chercher sa petite fille, qu’il a fini par retrouver en Uruguay. La revue Caractères l’avait déjà publié, il y a vingt ans.
Le 13 avril prochain, nous organisons une soirée autour du poète Jaime Sabines à la Maison de l’Amérique Latine. Quant à Gelman, il sera l’un des poètes invités le 8 mai au festival Paris en Toutes Lettres et on pourra le retrouver ensuite pour une deuxième soirée le 9 juin à la Maison de l’Amérique Latine.

Et vous-même, vous préparez un titre dans la nouvelle collection « Arts en résonance »…
Il s’agit d’un poème en treize séquences que j’ai intitulé Treize battements du respir incertain, où le livre devient métaphore de ma vie, de mon souffle. Il sera accompagné d’encres de l’artiste russe Masha Schmidt et d’une composition originale pour piano seul du grand musicien géorgien Irakly Avaliani. Soirées de lancement à suivre ; elles seront annoncées sur notre site et sur notre page Facebook.

À quel âge avez-vous commencé à écrire ?
À 17 ans, en Tunisie, je gribouillais. Un quotidien de presse a publié un de mes articles sur le film de Truffaut « les tricheurs » et j’ai toujours rempli des petits carnets. Mon travail universitaire a beaucoup ralenti ma production personnelle, mais je poursuis ce travail identitaire qu’est la poésie.

Quel a été votre parcours universitaire ?

Après avoir fait des Lettres françaises et comparées, de l’Histoire de l’Art, de la Philo et de l’Esthétique, j’ai fait un Doctorat suscité par Jean Grenier, maître de Camus sur l’interdit de représentation dans les religions qui exclut toutes les représentativités. Ce fut un travail de plusieurs années, mais tout à fait passionnant.

Ça se ressent dans votre poésie, on y retrouve la Bible, la symbolique des chiffres et des lettres…

Dans le judaïsme, je me suis beaucoup intéressée aux lettres, à leur valeur numérique, à leur symbolique dans la forme. Avec Bruno, nous avions rencontré Carlos Suarès, disciple de Krishnamurti. Dans le labo du professeur Tomatis, qui avait un laboratoire de recherche phonologique, Carlos Suarès s’est mis à dire l’alphabet hébraïque et un papier photo s’est impressionné. Il nous a montré ensuite le dessin de la lettre Aleph, Beth, Gimel et jamais je n’oublierai celui correspondant à la lettre Beth. Il nous a dit : « Regardez le papier attentivement, on voit mon profil, mon nez se dessiner sur le photogramme. C’est-à-dire qu’en prononçant Beth, j’ai bien exprimé ma demeure, mon corps » Ça m’a fascinée. Avec ce procédé, il voulait retrouver la juste et vraie prononciation de chaque lettre. La forme des lettres, leurs sens, leur valeur numérique, le fait qu’en hébreu, les lettres additionnées d’un mot donnent une valeur numérique, laquelle renvoie à quelque chose d’autre, c’est passionnant ! Je n’ai pas étudié ça de façon savante, mais j’ai gardé ce goût de la symbolique des chiffres et des lettres et je m’en suis amusée. Mon prochain livre s’intitule Treize battements de l’inspir incertain, parce que 13, c’est la moitié de la valeur numérique des quatre consonnes du tétragramme. Quand on a prononcé deux consonnes, on est à la moitié du chemin et il faut continuer pour arriver aux quatre consonnes — ce qui est quasi imprononçable —, on aboutit alors au chiffre 26, soit le nombre de poèmes contenus dans mon recueil Alphabet de l’éclat.

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