Juliette Élie et les oiseaux mangeurs d’hommes

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Lauren Malka – bscnews.fr / La découverte est cruciale et résonne dans tout le musée de paléontologie humaine de Terra Amata, à Nice, ce jeudi 10 mars. « Un bec de 8 mètres de long a été retrouvé aujourd’hui même en Grèce, annonce un journaliste, prés du lac Stymphalos de la région d’Arcadie ». Ces restes révéleraient, ajoute-t-il, « les sources psycho-physiques du récit d’Héraklès que les mythologies grecques et romaines nous ont transmis ». Si le présentateur du JT l’affirme, ce doit être vrai, pense-t-on.
C’est sans compter l’espièglerie de Juliette Elie, artiste de 26 ans, qui pour sa première exposition personnelle, a mis en scène les trouvailles d’une fouille archéologique imaginaire autour du mythe des oiseaux mangeurs d’hommes, « Les Oiseaux du Lac Stymphale », vaincus par Hercule. Explications par l’auteur du subterfuge.
Nous sortons du vernissage de votre exposition, à Nice. Confirmez-vous qu’il s’agit bien d’une mystification, entre archéologie et fiction ?

Oui, c’est un genre qu’on appelle « l’archéofiction », qui a surtout existé dans le domaine de la littérature. Théophile Gautier, par exemple, l’a pratiqué dans le Roman de la momie en mettant en scène une fausse découverte pour poser les fondations de son roman.
A l’origine, je me suis inspirée du sixième des travaux d’Hercule, les « Oiseaux du lac Stymphale ». Ces oiseaux, qui étaient anthropophages, dévastaient la Grèce entière, jusqu’au jour où Hercule s’arma d’un gong en bronze, fabriqué par Héphaïstos. Il les effraya et parvint à les vaincre à coups de flèches.

J’ai donc mis en scène une fausse fouille archéologique où l’on découvrirait les restes de ces oiseaux et notamment la plus petite griffe retrouvée, la seule à pouvoir entrer dans le musée. Celle-ci mesure déjà 2 mètres de long !

Avouons-le, nous avons bien failli nous laisser berner. Les autres spectateurs aussi ?
Certains spectateurs savent qu’ils viennent voir une exposition d’art contemporain. D’autres viennent pour visiter le musée de paléontologie. Mais qu’on le sache ou non à l’avance, le doute est bien tangible chez les visiteurs et j’en suis très contente !
Il y a un va et vient permanent entre le mythe et la réalité. « Est-ce vraiment arrivé ? ». Les spectateurs s’interrogent et c’est le but. Bertrand Roussel, qui dirige les collections du Musée, m’a aidé à organiser cette exposition et a tout mis en œuvre pour qu’elle ressemble exactement aux expositions scientifiques qu’ils organisent habituellement.
Après avoir écouté l’extrait du JT et découvert la gigantesque griffe en bronze oxydée, reste d’un oiseau mangeur d’homme, le visiteur peut observer les photos de la fouille et les archéologues qui y ont participé. Les panneaux scientifiques racontent et illustrent, grâce à des récits, des maquettes, des études paléontologiques, des moulages en taille réduite, les différentes étapes de cette découverte. Et des couvertures de magazines spécialisés annoncent, en une, cette découverte exceptionnelle.

Pourtant, plusieurs éléments peuvent mettre la puce à l’oreille des visiteurs au sein même de l’exposition. Mon titre scientifique déjà, «spécialiste des concrétions matérielles issues de l’imaginaire », sonne louche. Les photos de fouilles, où les photomontages donnent à voir le subterfuge lui-même : des hommes-playmobils, trop figés pour être vrais ! Une aquarelle qui représente la disparition ou l’apparition de l’oiseau, et accentue la dimension artistique de l’exposition. Et les tout derniers panneaux, dans lesquels j’explique ma démarche artistique.
Cette démarche peu commune, à la frontière de l’art et de la science, est-elle au cœur de votre travail ?
J’aime le doute face à une œuvre, le va et vient entre ce qu’on voit et ce qui semble artificiel. J’aime aussi que le spectateur soit dans une contemplation active de l’œuvre, qu’il ait un certain effort intellectuel à faire.

Les photographes Jeff Wall et Gregory Crewdson m’ont influencée dans cette démarche. Les photos de Crewdson semblent très réalistes au premier abord, elles représentent la vie quotidienne en banlieue américaine, à la sauce hollywoodienne. Puis d’un seul coup, on bascule et on réalise que c’est un décor, que tout est mis en scène au millimètre près. J’aime beaucoup cette sensibilité sur le fil. En littérature, c’est aussi la démarche de Witold Gombrowicz, dans Cosmos, un faux roman policier qui part de l’image très forte du moineau pendu.

Au cœur de ma démarche, il y a aussi cet aspect narratif et mythologique. Il y a quelques années, j’ai exposé dans une galerie de Nantes une œuvre inspirée de la légende du bébé et de la cigogne. On l’a oublié, mais cette légende est à l’origine alsacienne et raconte qu’un homme sur une barque a un jour découvert un lac rempli de bébés qu’il a ramassés un à un pour les confier aux cigognes. J’ai mis en scène ce mythe en installant des baluchons sonores dans un espace embrumé, qui ressemblait à un marécage. Dès que l’on s’approchait des baluchons, on entendait des bruits de barques et des cris de bébé.

Tout le monde ne connaît pas les détails de cette légende, mais ce qui compte c’est que cela interpelle. J’aime que l’art nous permette de fouiller notre mémoire consciente et inconsciente.

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