Sabine Zaalene : à la recherche photographique du temps perdu

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Par Julia Hountou – PUTSCH.MEDIA /

Ancienne sportive de haut niveau, Sabine Zaalene aime parcourir les territoires pour lire dans le paysage les signes imprévus et les marques du temps. Son approche photographique réunie sous le titre Séquences rompt avec toute tentative de description, toute anecdote, tout exotisme, pour questionner la temporalité et l’existence sur un mode panoramique.

L’artiste présente pour la première fois deux triptyques en couleurs – du jardin des Tuileries à Paris (2007) et du Lac d’Orient près de Troyes (2009) – agencés en alternance, dont la scénarisation s’apparente à de mini-séquences filmiques. La lecture de gauche à droite donne à voir l’élaboration progressive du récit, tels des instantanés du processus narratif. Le traitement singulier de ces paysages provient d’un élément simple et direct. Le dépouillement et la simplicité des moyens confèrent en effet à l’œuvre un caractère minimaliste d’une grande efficacité plastique qui invite à la rêverie, au voyage car selon les propos de Bachelard « L’espace appelle l’action, et avant l’action l’imagination travaille. » L’alternance des deux séries photographiques crée un rythme binaire appuyé afin qu’il résonne et s’imprime profondément dans la mémoire du public. Cette insistance vise à « impressionner » – aux deux sens du terme – les regardeurs. L’effet rythmique est renforcé par la succession de plans larges et rapprochés, et les mouvements d’attraction et d’éloignement ainsi suggérés possèdent un impact hypnotique. La scansion des troncs d’arbres des Tuileries est le prétexte à des jeux de lignes verticales qui contrastent avec les courbes et les arabesques ornementales du carrousel et de la roue de même qu’elles contrebalancent l’horizontalité du Lac d’Orient. Les résonances graphiques des lignes et des entrelacs soulignées par les coloris froids soulèvent les questions d’alignement, de perspective, d’effets visuels mêlant optique et espace, fini et infini, transposées en pleine nature.

La photographe persiste à juxtaposer les contraires en choisissant un contraste rythmique et chromatique, et en faisant cohabiter ludisme, enfance, féérie, mouvement et statisme, dépouillement et désolation. Ces polarités parfaitement maîtrisées se répondent en un dialogue équilibré. La mobilité du personnage en patins à roulettes, le manège et la roue illuminés tels des joyaux étincelants, synonymes de joie, de rires et d’amusement sont en contradiction avec les arbres décharnés et les paysages hivernaux aux tonalités éteintes, où la sécheresse du sol évoque une terre cicatrisée et usée, vidée de son énergie. Tel un défi à l’immobilisme, la tristesse et l’affliction, ces étincelles de vie continuent à tournoyer, à virevolter malgré l’environnement désolé et figé.
L’œuvre de Sabine Zaalene témoigne ainsi de l’attrait puissant que l’univers de l’enfance exerce sur elle. Elle puise la force de transgresser toute forme d’aliénation dans cette faculté particulière à renouer avec son monde imaginaire, comme le souligne Bachelard : « L’enfance est certainement plus grande que la réalité. (…) C’est sur le plan de la rêverie et non sur le plan des faits que l’enfance reste en nous vivante et poétiquement utile. Par cette enfance permanente, nous maintenons la poésie du passé. »
C’est d’un langage métaphorique qu’use ici la photographe. La rotation parfaite de la roue, sans commencement ni fin, symbolise le cycle de la vie, le temps, défini comme une succession continue d’instants. Tout mouvement prend figure de cercle dès lors qu’il s’inscrit dans une courbe évolutive et rejoint ainsi l’inexorable « roue » temporelle, indissolublement liée à l’espace. Cette conception cyclique se vérifie à travers le titre « Séquences » qui induit la notion de continuité. Par ailleurs, le caractère harmonieux de cette figure lui confère une portée quasi mystique, que l’on retrouve, de manière plus ou moins implicite, dans la série du Lac d’Orient. Le personnage en patins à roulettes crée le chemin à la mesure de son corps, de son souffle, de sa résistance, seul dans sa progression. Il met en actes l’idée d’itinéraire, de parcours à accomplir et rejoint ainsi la pensée de Sartre : « Chaque homme doit inventer son chemin. » Le tracé de cette piste accidentée au sein de ce paysage dépouillé symbolise l’espoir d’un nouveau départ, d’une autre naissance au monde. « Assurément, nous aimerions emprunter dans ce monde-ci un chemin que nous n’avons encore jamais pris et qui soit le parfait symbole du sentier que nous aimons parcourir dans le monde intérieur, idéal. » Le patineur se fraie un chemin, non seulement dans l’espace, mais en lui-même, en parcourant les sinuosités du monde et les siennes propres dans un état de réceptivité propice à l’alliance. La voie altérée par l’usage et la succession des saisons initie sa métamorphose personnelle dans une découverte de soi. Dans cette immensité tranquille, les repères spatio-temporels sont comme abolis : le paysage réduit à une bande d’horizon est suffisamment dépouillé pour qu’on ne puisse pas le situer. Ce caractère intemporel renforce la dimension universelle du propos. L’anonymat du personnage, dressé entre terre et ciel, entre instant et intemporalité, pénètre le silence. Couplé à la vastitude environnante, celui-ci engendre une dissolution des limites, une fusion avec l’espace.
Les photographies de Sabine Zaalene suggèrent l’humilité devant le monde. Dépouillé, « nu » devant la puissance du lieu, l’homme est soumis aux bornes de sa condition humaine, à sa force et sa faiblesse. Cette expérience le confronte aux deux aspects du sacré : l’émerveillement et l’effroi, deux manières différentes d’être arraché à la sphère des perceptions ordinaires et placé face à un au-delà de soi-même.
Cette série photographique sera exposée lors de l’exposition collective de six photographes, du 13 septembre au 21 décembre 2010 – Vernissage le lundi 13 septembre à 19h00, galerie du premier étage du Théâtre du Crochetan, Monthey (Suisse) : http://www.crochetan.ch/p/37/
Six regards de photographes inaugurent le Théâtre des expositions, espace du premier étage du Théâtre du Crochetan où des cimaises ont été installées afin de mettre en valeur les oeuvres exposées. Ces six artistes ont pour seule contrainte de travailler avec deux formats possibles : 80 x 80 cm ou 80 x 120 cm. Cette rencontre s’annonce passionnante tant leur démarche est singulière. Une exposition au coeur des textures, de la matière, de l’ironie du regard, de la minutie des prises de vue et de la fascination des rebuts produits par notre société.
Théâtre du Crochetan : Rue du Théâtre 6 – CP 264 – CH-1870 Monthey
Tél : Réservation +41 (0)24 471 62 67. Administration : +41 (0)24 475 79 11. Fax : +41 (0)24 475 79 99
1- Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, P.U.F., Paris, 1964 (4ème éd.), 214 p., p. 30.
2 – Gaston Bachelard, « La maison de la cave au grenier », La poétique de l’espace, op. cit., p. 33.
3 – Dans le bouddhisme Zen, on trouve souvent des dessins de cercles concentriques. Ceux-ci symbolisent les étapes du perfectionnement intérieur, l’harmonie progressive de l’esprit. Signe de l’Unité principielle, cette forme évoque la recherche d’union, d’homogénéité, d’indivision.
4 -Jean-Paul Sartre, Les mouches, Gallimard, Paris, 1947, p. 237. (Seule nous intéresse cette partie mais la citation complète de Sartre est : « … je suis condamné à n’avoir loi que la mienne. Mille chemins y sont tracés qui conduisent vers toi, mais je ne peux suivre que mon chemin. Je suis un homme, Jupiter, et chaque homme doit inventer son chemin. »
5 – Cahier de L’Herne n° 65 : Henry D. Thoreau, Dirigé par M. Granger, Paris, 1994, 326 p. ; p. 92. (Henry David Thoreau – philosophe américain, né à Concord aux Etats-Unis le 17 juillet 1817 et décédé à Concord le 6 mai 1862 – n’a quitté que rarement sa ville natale du Massachusetts. A l’âge de vingt-huit ans, il la quitte pour construire sa cabane sur les bords de l’étang de Walden. En s’installant « hors du monde », il prétend démontrer la nécessité d’être présent au monde ici. Dès que Thoreau commence à écrire, il se pose comme élève d’Emerson. Il est l’ami des philosophes transcendantalistes (ex : le poète Walt Whitman). L’auteur aspire à « une vie transcendantale dans la nature. »)

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