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Katharine Weber

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KATHARINE WEBER

THE LITTERATURE LESSON

C’est un grand nom de la littérature américaine. Nommée parmi les cinquante meilleurs jeunes écrivains américains par le magazine Granta en 1996, Katharine Weber reste méconnue en France. Les éditions du Sonneur tentent de réparer cette injustice en publiant « Jeune femme au luth ».

« The music lesson » (son titre original) a été traduit en une douzaine de langues et largement salué par la presse, tout comme les deux livres suivants de Katharine Weber, « The little women » et « Triangle ». Inspiré d’un fait divers réel, « Jeune femme au luth » plonge le lecteur dans un univers digne de Vermeer, en pleine campagne irlandaise. Entre huis clos et thriller, le roman interroge notre perception de la réalité, voire de la vérité.
Rencontre, à Paris, avec Katharine Weber. Dans une superbe librairie du 6e arrondissement, la quinquagénaire, souriante et chaleureuse, vous accueille avec quelques mots de français. Entre conversation détendue et propos pointus, Katharine Weber évoque son livre, l’Irlande, la littérature, les journalistes, l’écriture… Pour expliquer, avec finesse et précision, comment elle a vu, le temps d’un roman, la vie en Rose… Dogwell.

propos recueillis par

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Qu’est-ce qui amène une romancière américaine à situer l’intrigue de son livre en Irlande ?

En 1976, quand je me suis mariée, mon époux et moi sommes partis passer notre lune de miel en Irlande. Nous y avons maintenant une maison. Deux ans plus tôt, Rose Dogwell avait été arrêtée dans le village où nous résidions. Elle avait dérobé plusieurs tableaux (un Velázquez, un Goya, Un Rembrandt et un Vermeer). Cela constituait alors le plus gros vol en argent de l’époque.
Rose Dogwell était riche. Elle avait un ami qui travaillait pour l’Ira. Ils avaient demandé une rançon en échange des tableaux. Elle a été arrêtée huit jours après le vol dans un tout petit cottage.
Pendant notre séjour, mon mari et moi nous sommes promenés et nous avons retrouvé la maison. C’était un cottage isolé, tout petit, perdu au milieu de nulle part. Et à l’intérieur, il n’y avait rien. J’ai juste aperçu une tasse de thé sur la table. Je me suis alors demandé ce que Rose avait pensé de ces tableaux. Ce qu’elle avait fait au milieu d’eux durant ces quelques jours, elle qui était diplômée en histoire de l’art.
Des années plus tard, à La Haye, lors d’une exposition consacrée à Vermeer, je me suis retrouvée devant le tableau (« Jeune homme écrivant une lettre »). Restitué à la suite du premier vol, il avait été à nouveau dérobé par un type surnommé « le général », dans le seul but de gagner de l’argent. Mais ça n’a pas marché. Ensuite, le tableau a pu être vu dans diverses expositions, à Washington ou à La Haye.
Donc je découvre cette toile de Vermeer et tout à coup se crée en moi une superposition entre ce que je vois chaque jour de la fenêtre de ma maison irlandaise et le cottage de Rose. Aujourd’hui, on le surnomme le « picture cottage ». C’est un endroit où des millions de dollars ont reposé durant quelques jours.

Pour autant, votre livre ne raconte pas l’histoire de Rose Dogwell…

Non, pas du tout. Près de vingt ans se sont passés entre l’histoire du cottage et l’exposition de La Haye. Je me suis demandé ce que cela faisait de se retrouver seule pendant huit jours avec de pareils chefs-d’œuvre de la peinture, mais avec mon imagination de romancière. De toute façon, je ne pouvais pas me mettre dans l’esprit d’une Irlandaise ; en revanche, je pouvais imaginer l’histoire d’une Américaine qui séjourne en Irlande.
Malgré la fascination que Rose a fait naître chez moi, ce n’est pas une fictionnalisation de son histoire. Je me suis plutôt intéressée au motif de cette histoire, à cette relation très intense entre la narratrice et le personnage du tableau.


Plus qu’intense, même. On en arrive à une sorte de personnification de l’œuvre, la jeune femme au luth devient presque réelle…

C’est vrai. Cette femme silencieuse est toujours là pour Patricia. Elle la gronde, lui parle, tout comme cela se passerait dans une relation psychanalytique. Je l’ai compris environ un an après la parution du livre. J’ai terminé ma psychanalyse en même temps que le roman. Cette jeune femme au luth, en fait, c’est comme une psychanalyse qui se termine bien. En anglais, on emploie le mot « done » : elle est perdue à jamais mais en même temps présente à jamais. Ce n’était pas une volonté de ma part, cela m’est apparu après la publication.


Le personnage de Patricia évolue énormément durant le livre…

Au début, en effet, Patricia arrive dans une Irlande Imaginaire, dont elle a une image fantasmatique. Elle s’intéresse à la peinture, apparaît pleine de loyauté envers le pays et son combat. Elle est loyale envers Mickey, envers l’Irlande et envers l’idée de chasser les Anglais d’Irlande. De cette vision très poétique au départ, Patricia va arriver à une image beaucoup plus nette quand elle va comprendre qui est vraiment Mickey, quels sont ses motifs profonds.
Grâce à ce tableau, pour en revenir à la psychanalyse, elle a réussi son « transfert ». Au début du roman, elle était morte à elle-même. A la fin, elle peut agir, vivre à nouveau.

Ce qui est fascinant dans votre roman, c’est le rapport incessant entre le réel et l’imaginaire, ou plutôt entre les différents niveaux de réalité…

Dans tous mes romans je m’attache aux limites de la perception de la réalité, voire de la vérité. Avec cette grande question : jusqu’où connaît-on les autres et se connaît-on soi-même ? Et d’autres questions encore : comment la vérité peut-elle être incarnée ? Où est la vérité ?
Mon prochain roman s’intitule, en français, « Triangle ». Il revient sur un incendie qui, en 1911, avait tué 125 personnes en un quart d’heure. Pour le personnage de l’héroïne, je m’inspire d’une des survivantes de ce drame qui s’appelle… Rose. J’ai essayé de savoir ce qui c’était vraiment passé. Car la version des faits donnée semble ne pas être la bonne. Donc où est le réel, là encore, qui raconte l’histoire ?
Dans « Triangle », un des personnages, musicien, compose des morceaux de musique à partir des structures de l’ADN qui racontent donc des histoires précises. A nouveau se pose la question du point de vue. Et pourquoi s’arrêter à une certaine vérité, pourquoi ne pas aller plus loin. Toujours cette notion de perception…
Vous savez, je ne vois que d’un œil, et je me demande ce que je peux manquer, ce que je pourrais voir avec les deux. Cela explique sans doute l’aspect très visuel de mon écriture. Je ne sais pas ce que je ne peux pas voir, mais ce n’est pas aussi simple : je ne peux pas voir sur la droite, mais les gens qui ne le savent pas peuvent aussi très mal percevoir mon attitude. C’est révélateur de la perception limitée de chacun de nous : nous sommes tous aveugles à quelque chose. C’est une idée qui m’intéresse lorsque j’écris mes romans.


Pourquoi avoir pris autant de distance avec la réalité des faits, en inventant un tableau de Vermeer notamment ?

Il y a à cela deux bonnes raisons : il existe dans le monde très peu de Vermeer, 34 ou 35, de mémoire. Or ce tableau, vu ce qu’il lui arrive, ne pouvait être qu’une œuvre de fiction.
La deuxième explication tient au lecteur : si je parle du meurtre d’un président Lincoln ou Kennedy, par exemple, il fera forcément un parallèle, l’Histoire se superposera au roman. Enfin, un dernier point : je ne pouvais citer nommément l’IRA, c’est pourquoi j’ai créé cette branche appelée IRLO.

Voulez-vous dire par là que votre livre a été perçu comme un roman politique ?

Aux États-Unis, personne n’a fait le rapprochement avec l’histoire de Rose Dogwell. Mais les Anglais, eux, y ont vu en effet un roman politique. Ils ont lu l’histoire de quelqu’un qui ressemble à Rose, et certains ont dit que le livre était favorable à l’IRA. Mais ceux-là n’ont lu que la première moitié du roman !
Aux USA, le livre a rencontré beaucoup de succès auprès des groupes de lecture de femmes. Je suis parfois invitée, et les lectrices me disent souvent : « J’aurais fait comme elle ». Elles s’identifient totalement à Patricia. Elles font parfois le parallèle avec « Sur la route de Madison », avec Clint Eastwood et Meryl Streep.

On a l’impression que vous avez écrit ce roman comme Vermeer aurait peint un intérieur hollandais…

C’est vrai, mais en utilisant des mots, de manière intellectuelle. Dans les intérieurs que peint Vermeer, on a la sensation d’un temps qui s’arrête, et d’un calme lié à ce temps. Patricia est la femme qui écrit dans un Vermeer. Ce que j’ai toujours trouvé unique chez ce peintre, c’est ce mélange d’intimité et d’ambiguïté.

« Jeune femme au luth » est un roman très intimiste donc. Mais il se lit aussi à la manière d’un thriller, parce qu’il dégage une véritable tension. D’où provient cette tension ?

Je n’en ai pas une idée précise. Mais en y réfléchissant, je dirais que la tension vient du fait que Patricia écrit son journal intime. Si un membre de l’IRLO savait cela, ce serait dangereux pour elle. Elle pourrait être tuée à chaque page. C’est donc le fait même qu’elle écrive qui crée la tension.
J’ai beaucoup été influencée par Hitchcock. Par ses héroïnes qui sont confrontées au danger, mais n’imaginent pas la véritable ampleur de ce danger. Le lecteur le sait pour elle. D’où l’apparition de la tension. C’est comme dans « Psychose ». La jeune femme a peur de l’arrivée de quelqu’un parce qu’elle a volé de l’argent ; c’est pour cela qu’elle s’est réfugiée dans ce motel. Le danger ne viendra pas de là où elle croit, c’est-à-dire de son larcin.

Quelle est votre technique d’écriture ? Réalisez-vous un plan très précis avant de rédiger, ou vous laissez-vous porter en n’ayant qu’une trame plus ou moins précise ?

Vous savez, quand je regarde une gymnaste aux Jeux Olympiques, je suis fascinée par le dernier saut. C’est assez semblable pour mon écriture : je connais la dernière phrase avant ce qui sera écrit au milieu. Pour prendre une autre image : de Paris, vous savez aller en Normandie. Le tout, ensuite, c’est de se laisser surprendre tout en maîtrisant l’ensemble. Je me sers de cette surprise pour aller à droite et à gauche. Si j’écrivais selon un plan établi, le texte ne serait pas juste dans sa construction, ni dans l’approche des personnages.

Vous possédez une maison en Irlande et vous venez régulièrement en France. Quelles comparaisons pourriez-vous établir entre notre pays et les États-Unis ?

Les Français ont une lecture beaucoup plus intellectuelle que les anglo-saxons. Les Anglais pensent que Patricia, c’est moi. Et aux États-Unis, je reçois souvent des mails de femmes qui me disent par exemple : « Moi aussi, j’ai perdu mon enfant »…
Plus généralement, il n’y a pas de respect pour les écrivains aux USA. Écrire, pour les Américains, c’est un peu comme faire du point de croix. D’où la question fondamentale à leurs yeux : l’argent. SI vous gagnez bien votre vie, vous devenez respectable.
En France, c’est très différent. Vous voyez, jamais un journaliste américain ne m’aurait posé toutes ces questions sur l’intrigue, le style, etc. Pendant l’interview, son problème aurait été de savoir si mon bureau était ou non installé devant une fenêtre ; si je bois du café ou du thé en écrivant, etc.
Je trouve donc intéressant et très agréable d’être lue dans une culture où le roman est si respecté.

Propos recueillis par Olivier Quelier

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