Flirter avec la philosophie

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Le projet d’une didactique en philosophie est interdépendant avec l’idée d’une philosophie dans les écoles. Cette intention bienveillante de l’Association Canadienne de Philosophie de mettre au centre de son projet l’enseignement de la philosophie dans les écoles primaires et secondaires doit être soutenue parallèlement par celui de mettre en place une Didactique de la philosophie. Pourquoi une telle interdépendance dans ce projet ? Peut-être parce qu’il n’existe que très peu de laboratoires se penchant sur une telle approche. Afin de mieux comprendre l’importance de la didactique, nous allons, point par point, étudier ce projet initié par Danielle Brown de l’Université de Toronto au Canada.

Une matière accessible

La philosophie comme matière à enseigner semble différente de celle prodiguée dans les universités. En effet, la philosophie semble bien inaccessible lorsque l’on ne connaît pas cette matière, cette science humaine. Pour quelqu’un qui n’a pas eu de cours d’Introduction, la philosophie ressemble plus à une étude de textes anciens dont l’approche semble parfois abrupte, qu’à une matière « vivante ». Il est donc impératif pour l’enseignant de donner un savoir accessible, en prise avec la réalité, avec le quotidien. Cet impératif n’est pas toujours respecté par les professeurs qui sortent de l’université. Ce fonctionnement est normal dès lors que l’on considère comme implicite l’enseignement de cette matière si particulière. Cet « implicite » participe, dans une large mesure, du fait qu’après de longues années études, il se creuse un gouffre entre l’enseignant et « l’apprenant ». De plus, il n’existe que très peu de contacts entre les professeurs en ce qui concerne le sujet de l’enseignement de la matière elle-même. Les débats qui ont lieu, dans les salles des professeurs des lycées français, se font souvent autour des sujets abordés, des textes étudiés, des difficultés de tel ou tel élève, mais très peu de discussions s’engagent, par exemple, sur « comment apprendre la notion de concept », ou encore « comment faire pour que l’apprenant intègre telle ou telle notion ». La didactique n’est que très peu abordée alors qu’elle est primordiale lorsqu’on s’adresse à un public jeune ou non avertie.
La philosophie est également une source d’expériences à faire ou à partager entre l’enseignant et « l’apprenant ». Toutes les réserves d’expériences sont à mettre en exergue dans l’enseignement de la philosophie. Il faut intégrer des sources de renseignements dont les élèves peuvent faire l’expérience au quotidien ou dont ils peuvent se servir pour comprendre les données du Savoir. Les médias comme le cinéma, la télévision, la presse écrite sont autant de sources que l’élève pourra intégrer lorsqu’il les mettra en relation avec les notions développées dans son cours.
Une interdisciplinarité est également essentielle. L’appel du philosophe vers d’autres sciences humaines que la sienne (psychologie, sociologie, anthropologie etc.) est souhaitable tant que ces sciences permettent d’agrémenter une meilleure compréhension des notions.
La philosophie est un sujet « enseignable » pour autant que nous donnions à ses détracteurs, par une recherche en didactique, la preuve qu’elle ne demande pas aux élèves de s’élever aux concepts, mais au contraire, qu’elle peut amener le concept à une réalité compréhensible par « l’apprenant ».

Autocritique et expérience française

On ne peut, à mon sens, comprendre les problèmes qu’engendrent l’enseignement de la philosophie, et les réactions de ses détracteurs, sans faire un retour historique sur la philosophie elle-même. Faisons un peu de psycho-histoire.
Si nous relisons Platon, nous pouvons nous apercevoir qu’il considérait l’apprentissage, ou l’enseignement de la philosophie, comme possible qu’à partir du moment où vous aviez atteint l’âge de 40 ans. Il n’était pas concevable pour lui de la voir enseigner avant cet âge.
Cette façon de voir le philosophe est ancré dans la mentalité européenne qui voudrait qu’un professeur de philosophie soit un homme (de manière générale), d’âge mûr. Même si l’équilibre semble se rétablir entre homme et femme, l’âge lui, est toujours un critère d’excellence. Considérant cette vision archétypale du philosophe, il n’est pas difficile de comprendre l’extrême réticence de certains à entrevoir l’éventualité d’un enseignement de la philosophie dans des classes primaires ou secondaires.
Un autre paramètre est à prendre en compte dans l’explication de cette réticence. On confond aisément le fait d’étudier ou d’enseigner la philosophie et le fait d’être philosophe. Lorsque l’on étudie la littérature il est bien évidant que l’on ne peut se prévaloir du titre d’écrivain, lorsque l’on étudie la psychologie, on ne peut se prévaloir du titre de psychologue. De même en philosophie, lorsqu’un enfant ou un adolescent étudie la philosophie personne n’attend de lui qu’il soit philosophe (au sens noble du terme), mais seulement qu’il s’engage dans une réflexion ou personne n’aura tort ou raison mais où seuls la pensée et l’échange seront en activité.

En France, et ce depuis Napoléon, la philosophie est une matière enseignée systématiquement en classe de terminale sans distinction de spécialité. Le nombre d’heures de cours est attribué par section (scientifique, économique, langues, littérature etc.) et peut aller de deux à huit heures de cours par semaine. Cette « spécificité française » est vue par les systèmes scolaires étrangers comme étant une bonne chose pour le développement de l’esprit critique de « l’apprenant ».
Or, depuis quelques années, la question se pose de savoir si cet enseignement doit être maintenu comme matière obligatoire ou reconsidérée comme optionnelle. Pourquoi une telle question alors que d’autres pays s’enthousiasment à cette idée que la philosophie est indispensable aux futurs étudiants ou aux futurs citoyens. Nous laisserons pour le moment les raisons politiques qui, à elles seules, pourraient faire l’objet d’un ouvrage. Attardons-nous pour le moment aux raisons « populaires » de cette question.
Dans un premier temps, il est à noter que les parents s’interrogent sur cette obligation d’enseigner une matière qui leur paraît bien loin des préoccupations de la vie. Pour eux, cette matière n’est pas propice à donner un travail, à comprendre la « vraie vie », la réalité du quotidien. Ces heures pourraient servir, selon eux, à faire davantage d’informatique, de comptabilité, de langues, de mathématiques, de français etc. L’utilité de la philosophie est remise en cause par les parents, car elle doit être comme toutes les autres matières : elle doit servir à quelque chose. Pour la plupart des parents, cette matière curieuse (dont ils n’ont qu’un vague souvenir et qui n’est pas toujours des plus positif), dont l’encodage est particulier, la rend bien souvent hermétique et incompréhensible. « Quel est l’intérêt de se poser autant de questions ? » est la phrase qui ressort le plus souvent des entretiens parents/professeurs.
Dans un second temps, il est à observer que les élèves eux-mêmes s’interrogent sur le bien fondé de l’enseignement de cette matière. Sauf exception, beaucoup d’entre eux ne comprennent pas la problématique générale qui se dégagent des notions et se sentent pour le moins désemparés quant au contenu du cours. Seuls quelques élèves suivent, comprennent de quoi il s’agit.
Le problème ne se situe pas dans le contenu de ce qui est enseigné mais dans la didactique ou l’absence de didactique. Si nous voulons tordre le coup aux idées reçues concernant la philosophie, il faut désormais pratiquer une autocritique salvatrice.
Bon nombre de professeurs dispensent leurs cours de façon « magistrale » : « Ils font leur cours ». Ils parlent, n’écrivent pas au tableau, ne dialoguent pas avec les élèves. Ils ne leur demandent pas ce qu’ils pensent, ne laissent aucune place à la « dispute ». Peu avant la fin du cours la fameuse phrase « avez-vous des questions ? » tombe et la cloche sonne. De peur de ne pas être à la hauteur de la tâche, beaucoup d’élèves n’interviennent pas.
Par expérience, j’ai constaté que beaucoup de professeurs considéraient comme implicite, voire innée, la construction de la dissertation (ou de l’explication de texte). Or, la construction philosophique et la logique discursive sont loin d’être implicites à l’adolescence, période de la construction de soi où le manichéisme fait loi.
L’adolescent est dans la pratique et l’épreuve (au sens de l’expérience), s’il ne lui est donné que de la théorie il ne pourra s’engager en philosophie.
En ce sens, le professeur de philosophie doit être pédagogue et remettre en cause sa façon d’enseigner afin d’exposer aux institutions le bien fondé et la viabilité de l’enseignement de sa matière aux plus petites classes.

De la capacité d’assimiler des concepts

Comme le souligne très justement Danielle Brown dans son analyse, la philosophie « comporte des risques ». Le premier d’entre eux est « l’éveil de l’esprit critique ».
Penser par soi-même, se découvrir une conscience politique, s’ouvrir à une éthique plus humaine, comprendre la présence de l’Autre en dehors de tout individualisme, peut faire peur à une société encline à développer les jugements hâtifs.
Cet « éveil de l’esprit critique » est en émoi depuis le plus jeune âge. N’en déplaise à certains, l’enfant est capable de concevoir des concepts et d’en faire une application simple. Lorsque vous parlez à un enfant d’environnement et de préservation de la nature, il est capable, lorsqu’il rencontre un comportement qui va à l’encontre de ces concepts, de formuler un jugement sur l’action qui se déroule sous ses yeux. Lorsque vous observez un groupe d’enfants, il est facile de comprendre qu’il s’agit d’une micro-société dont les mensonges, les trahisons, les comportements violents excluent celui ou celle qui en est l’auteur(e). Les « concepts moraux » sont appliqués. Quelles que soient les raisons de cette « application », elles ne peuvent être niées. De cette capacité à appliquer ce qui existe en théorie, il est possible de penser qu’un enseignement de la philosophie par la simple discussion, par l’échange analytique ou par toute autre méthode, est possible et souhaitable. Les capacités cognitives ne sont pas en cause, seule la didactique employée est à définir.
Les différentes méthodes à employer peuvent être discutées comme c’est déjà le cas au travers de colloques organisés par le Collège International de Philosophie ou par l’Institut National de Recherche Pédagogique, mais cela reste insuffisant. La recherche en matière de didactique se positionne bien plus dans les domaines scientifiques que dans les domaines littéraires. Il faut également repenser la formation des enseignants qui ne sont pas toujours préparés à être pédagogues. Dans cette optique d’une refonte de l’enseignement lui-même, il est possible de considérer la philosophie dans les écoles.
En mettant l’accent sur l’indéniable importance de la philosophie comme moyen d’accentuer la compréhension de la vie en société, de l’Autre et de sa capacité à rendre plus intelligible d’autres matières et leur portée humaine, le projet de philosophie dans les écoles participe à l’effort de toute conscience citoyenne en gestation.

La recherche du Sens

Rendre les enfants aptes à se servir de leur raison, de leur sens critique est a fortiori un éveil des consciences en devenir. Les enfants, tout comme les adolescents, sont des « questionneurs ».
La philosophie ne consiste pas forcément à trouver des réponses mais plus essentiellement à poser des questions : en ce sens, l’enfant est un petit philosophe en puissance qui est, en permanence, à la recherche de Sens. Il est tout autant à la recherche d’un « chemin » qu’à la recherche d’une « signification ». La philosophie, dans son approche tout en nuances, permet à l’enfant une approche nouvelle, dans l’analyse, de ce qui l’entoure, de ce qu’il vit, de ce qu’il rencontre. Il s’agit tout autant de la compréhension de sa propre humanité que de celle de l’humain en général, qui lui paraît parfois hautement paradoxale.
Cette recherche de Sens permet donc de comprendre l’Autre. Cette analyse, par le biais de la philosophie, permet à l’enfant de ne pas laisser la peur envahir ses jugements. Ainsi, le langage prend la place de la violence, l’analyse celle de l’intolérance, la compréhension celle de l’ignorance. Tout comme le souligne Michel Tozzi, Professeur des Universités à Montpellier III, « l’une des valeurs qui est développée (en philosophie), c’est la raison, comme instrument d’émancipation : elle va permettre par l’exigence du questionnement, de la précision conceptuelle, des analyses, de se donner des outils pour penser ».
La philosophie démontre qu’il est possible de penser sans s’opposer à l’autre, ce qui est, dans une large mesure, très différent de ce que l’on observe de nos jours. En philosophie « on est là dans un mode d’organisation groupal d’apprentissage, où l’Autre devient l’aide par lequel je grandis – et quand je grandis, je deviens plus humain, non pas contre les autres, mais par et avec eux ». Ainsi, le projet de philosophie dans les écoles participe à l’élaboration d’une société future à la fois démocratique et respectueuse de l’Etre.
La mise en place d’un tel projet doit comporter également celle de la création d’un Laboratoire de Recherche en Didactique de la Philosophie qui permettra de mettre en place les outils pédagogiques nécessaires à l’enseignement de la philosophie. La création de ce laboratoire doit comporter un accès aux Sciences de l’Education, à la psychologie et au développement de l’enfant afin de garantir, à chaque classe d’âge, la meilleure pédagogie possible.

Connaître « l’apprenant » c’est vouloir comprendre sa quête de Sens. C’est également rendre le Savoir accessible au plus grand nombre.
Un Savoir qui n’est pas compris, dispensé, donné, est un Savoir qui ne sert à rien. En se délivrant, la philosophie prend tout son Sens : elle donne aux générations à venir une « signification » du monde et une direction vers lesquelles se tourner en vue d’une éthique plus juste dans le respect de chacun.

Sophie Sendra
Docteur en Philosophie
Spécialiste de la Conscience et de la Perception
Professeur à l’IMES.

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