Auriez-vous une anecdote personnelle à nous raconter à propos d’un mot français d’origine étrangère ?
Toute langue emprunte à d’autres, en général pour nommer un élément de civilisation venu d’ailleurs. Mais depuis trente-cinq ans au moins le français est sujet à une barbarisation massive. Convaincus que le fait d’être barbare est valorisant, de plus en plus de locuteurs saupoudrent leurs phrases « d’anglicismes » qui, la plupart du temps, n’existent pas dans ce qui est censée être leur langue d’origine, ou bien ont dans cet idiome une autre signification que celle que leur attribue l’utilisateur francophone. Par exemple, l’adverbe-préposition off possède la capacité de mettre certains locuteurs hexagonaux dans un état d’extase, mais dans tous ses usages « français » il est dépourvu de sens. Sa définition de base est « qui tombe dans le vide », et son antonyme est on, « qui possède une assise ». En évoquant les rites qui chaque été ont lieu dans la ville sacrée de la bourgeoisie soixante-huitarde, on parle du in pour désigner les manifestations officielles, et du off, pour celles qui ne le sont pas. Il est vrai que la plupart des spectacles de cette seconde catégorie « tombent dans le vide », mais si in pourrait paraître vaguement sensé pour qualifier ce qui se trouve dedans, son contraire serait out. Sans doute évite-t-on ce dernier mot parce que pour la plupart des gens qui parlent ce charabia, out ne peut s’utiliser qu’en rapport avec l’homosexualité. En tout cas, si on exprimait cette distinction en français, il s’agirait simplement du festival officiel et du non officiel.
Dans le vocabulaire du cinéma, tout aussi grotesque est l’expression bilingue « voix off – voix qui tombe dans le vide » pour désigner ce qu’on appelle en anglais… « voice over – la voix par-dessus l’image », parce qu’elle n’a pas sa source dans ce qui est visible au spectateur. À noter, par ailleurs, que l’anglais voice est un emprunt médiéval… au français voix.
Avez-vous déjà été surpris par l’utilisation d’un mot français à l’étranger ? Si oui, lequel et à quelle occasion ?
Quand je travaillais à Prague, et que j’essayais d’apprendre le tchèque, j’ai remarqué qu’un certain nombre de mots français avaient été adoptés dans cette langue, mais à une époque où les échanges se faisaient naturellement, de sorte que ces vocables avaient été « naturalisés » en termes de prononciation, de morphologie, et d’orthographe. Ainsi, pasáž (passage) ou angažovat (engager).
Comment définiriez-vous votre rapport à la langue française ?
Comme je suis né dans un lieu qui n’a pas de langue, il fallait que j’en trouve une. Bien que je parle quelques autres langues, que j’aime beaucoup, celle de ma vie et de mon travail est la langue française. Chaque langue étant une vision unique de l’univers, et un miroir dans lequel celui qui la parle se construit, mon monde et mon moi viennent du français.
Originaire des Etats-Unis, vous nommez votre terre natale « La Barbarie ». Dans les années 60, après avoir voyagé à travers l’Europe, vous décidez de vous installer en France. Quelles ont été les principales motivations pour rester en France et obtenir la nationalité plus tard? Et pourquoi le choix d’écrire en français ?
J’aime presque toutes les langues. Parler italien me fait du bien, le basque me fascine, bien que je n’arrive pas à le maîtriser, et le portugais me produit le même effet que le français. Mais c’est cette dernière langue que j’ai rencontrée à vingt-deux ans (après un premier contact scolaire), et qui est devenu le lieu de ma vie. Il était donc évident qu’il fallait que je reste en France, qui est la terre de cette langue, et il était naturel aussi que j’en prenne la nationalité. La France d’aujourd’hui n’est pas celle que j’ai connue à la fin des années 1960, et par certains aspects elle me déçoit beaucoup. Mais la langue reste.
Pour finir, que pensez-vous de cette manifestation annuelle pour la francophonie? Que vous inspire-t-elle ?
Je pense que c’est une bonne idée, dans la mesure où elle sert à tisser des liens entre la France et les autres pays, en Europe, en Afrique, et en Amérique du Nord, où le français est une langue officielle. Mais je trouve dommage que la France ait abandonné la francophonie au sens large du terme, c’est-à-dire, celle des gens d’autres langues qui apprennent la nôtre comme instrument de culture. L’État préfère fermer la plupart des Instituts français, et couper le budget de ceux qui restent, pour consacrer plus d’argent à développer « la révolution numérique ». De même que, sous un gouvernement de gauche, dont le jacobinisme empêche toujours les jeunes Basques et Bretons scolarisés dans leur langue ancestrale de l’utiliser pour composer au bac, on a néanmoins autorisé les universités à dispenser leur enseignement « en langue étrangère », c’est-à-dire, dans le méprisable patois qui gangrène aujourd’hui toute civilisation. La plus grande ennemie de la francophonie, c’est la France.
> La critique de son dernier roman » La communauté universelle » ( paru aux Editions Gallimard )
La semaine de la langue française et de la francophonie. Du 14 au 22 mars 2015.
> Le programme complet sur le site officiel de l’événement
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