Mathilde Dupré : « Le Mercosur, un véritable affront pour les parlementaires nationaux »

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Alors que Bruxelles fait passer en force l’accord commercial avec le Mercosur, au prix d’une mise à l’écart des parlements nationaux et des inquiétudes agricoles et environnementales croissantes, Mathilde Dupré, codirectrice de l’Institut Veblen, démonte pour Putsch les stratagèmes opaques de la Commission européenne. Dans cet entretien exclusif, elle alerte sur un processus antidémocratique, sur les lignes rouges françaises désormais abandonnées et sur les menaces concrètes que cet accord fait peser sur notre souveraineté, nos agriculteurs et la planète.

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La Commission européenne justifie ce « découpage » des accords en invoquant la rapidité et l’efficacité. Mais au fond, n’assiste-t-on pas à une mise à l’écart délibérée des parlements nationaux et, par conséquent, de la souveraineté démocratique des États membres ?
Il est vrai que la ratification complète d’un accord de commerce au niveau UE (Conseil et Parlement) puis dans les 27 Etats membres, selon les procédures nationales, est un véritable parcours du combattant. Mais cela est justifié par le périmètre des sujets couverts dans les accords qui dépasse les compétences exclusives de l’UE et empiète sur des compétences des Etats membres. Les accords vont en effet bien au-delà des sujets de droits de douane, et portent aussi sur les règlementations européennes et nationales, la régulation des investissements ainsi qu’un volet de coopération plus politique.
Il ne s’agit pas de dire que l’examen d’un accord au Conseil (par les représentants des gouvernements des Etats membres) puis par le Parlement européen ne serait pas démocratique. Mais encore faut-il que le processus de négociation soit transparent et ouvert et permette d’influencer le contenu de l’accord en temps utile. Or la négociation de cet accord a été particulièrement opaque et chaotique. Le mandat de négociation n’a jamais pas été publié par la Commission. La médiatrice de l’UE a aussi jugé que la finalisation de l’étude d’impact sur le développement durable après la fin des négociations était un cas de mauvaise administration de la part de la Commission. Et les Etats membres et le Parlement ont encore été tenus à l’écart des tractations de la fin de l’année 2024 pour les dernières modifications apportées au contenu de l’accord.
Enfin, ce qui est hautement problématique, c’est de changer les règles du jeu en cours de route pour contourner les oppositions des Etats membres fondées sur des craintes légitimes.

 

« La négociation de cet accord a été particulièrement opaque et chaotique. Le mandat de négociation n’a jamais pas été publié par la Commission »

 

En quoi l’entrée en vigueur d’un accord intérimaire purement commercial avec le Mercosur, sans validation des volets politiques, constitue-t-elle une rupture majeure par rapport aux conclusions du Conseil de 2018 sur le rôle central des parlements nationaux ?
Les Etats membres avaient expressément demandé à ce que les accords avec le Mexique, le Mercosur et le Chili, restent des accords mixtes, c’est-à-dire, ratifiés à l’unanimité au Conseil, puis la majorité du Parlement européen et validés par chaque Etat membre. Mais la Commission européenne a été échaudée par les obstacles actuels de la ratification du CETA (l’accord avec le Canada). 10 Etats membres ne l’ont pas encore ratifié. Un vote négatif a eu lieu à Chypre et cela pourrait être la même chose en France, si le Gouvernement acceptait de débloquer la navette parlementaire entre le Sénat qui a voté contre et l’Assemblée qui doit avoir le dernier mot. Or pour le CETA, le volet commercial de l’accord était entré en application provisoire en 2017, après le vote positif du Conseil et du Parlement européen. Mais l’échec définitif de la ratification dans un pays membre devrait normalement faire tomber tout l’édifice de l’accord, y compris la partie déjà mise en œuvre. Pour éviter à tout prix ce scenario, la Commission a inventé un nouveau stratagème qu’elle a déjà utilisé pour l’accord UE Chili ; le volet commercial est mis dans un accord intérimaire qui est adopté par le Conseil et le Parlement européen. Et qui ne pourra être remis en cause, même en cas de rejet de l’accord global dans un Etat membre. Et elle propose de faire de même pour les accords avec les pays du Mercosur et avec le Mexique. C’est un véritable affront pour les parlementaires nationaux qui se trouvent brutalement écartés du processus de ratification quand ils ont osé exprimer leur désaccord dans de nombreuses résolutions sans que leur exigences ne soient jamais examinées sérieusement.

 

« C’est un véritable affront pour les parlementaires nationaux qui se trouvent brutalement écartés du processus de ratification quand ils ont osé exprimer leur désaccord dans de nombreuses résolutions sans que leur exigences ne soient jamais examinées sérieusement »

 

La Commission brandit des mesures de « protection des agriculteurs » pour apaiser les inquiétudes. Selon vous, s’agit-il d’un simple trompe-l’œil interne à l’UE, ou existe-t-il un véritable levier de renégociation avec les pays du Mercosur ?
La France avait tracé 3 lignes rouges en 2020 après la publication d’un rapport d’experts sur les impacts sanitaires et environnementaux de l’accord, commandité par le Premier ministre. L’accord ne devait pas entrainer une augmentation de la déforestation importée au sein de l’Union européenne ; la mise en œuvre effective de l’Accord de Paris sur le climat devait être garantie et le respect des normes sanitaires et environnementales de l’UE pour les produits agroalimentaires importés bénéficiant d’un accès préférentiel au marché de l’Union européenne devait être assuré. Mais les gouvernements successifs n’ont visiblement pas été très proactifs pour faire changer le contenu de l’accord, notamment pour renforcer les exigences applicables aux produits agricoles importés afin de les aligner sur les standards européens (les fameuses clauses miroirs). Pire, dans la dernière phase de renégociation de la fin de l’année 2024, les pays du Mercosur ont obtenu l’ajout d’un mécanisme de rééquilibrage dans l’accord qui pourrait devenir un véritable bouclier contre des mesures miroirs. Car toute réglementation européenne ayant un effet négatif sur le commerce (comme le règlement sur la déforestation importée ou le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières…) pourrait engendrer des compensations commerciales.

 

« Les gouvernements successifs n’ont visiblement pas été très proactifs pour faire changer le contenu de l’accord, notamment pour renforcer les exigences applicables aux produits agricoles importés afin de les aligner sur les standards européens »

 

En outre, dans les dernières semaines, le Gouvernement français semble avoir lâché ses lignes rouges, pour réclamer uniquement le renforcement des clauses de sauvegarde dans le domaine agricole (c’est-à-dire les mesures temporaires de restriction au commerce en cas d’afflux massif de biens sur le marché qui le déstabiliseraient fortement). Mais ce point n’a pas fait l’objet d’une renégociation avec les pays du Mercosur. La Commission a seulement fait une déclaration unilatérale dans laquelle elle s’engage à être proactive pour faire suivre les évolutions du marché et essayer d’activer les dispositions prévues depuis le début dans l’accord. A ce stade, la France n’a donc rien obtenu de substantiel – ni sur ce sujet ni sur le reste.

Les impacts environnementaux – déforestation, usage intensif des pesticides – sont connus et documentés. Mais pensez-vous que la Cour de justice de l’Union européenne puisse réellement bloquer l’accord en invoquant l’incompatibilité avec les engagements climatiques et de biodiversité de l’UE ?
Les impacts environnementaux ont été largement discutés. La commission Ambec avait alerté sur le risque d’augmentation de la déforestation rien que pour la viande bovine de 5 à 25% par an pour les six premières années de mise en œuvre de l’accord. L’observatoire européen sur la fiscalité a aussi calculé que les pays du Mercosur pèsent déjà aujourd’hui pour un quart de l’empreinte pesticide de la consommation européenne de céréales et de protéagineux (pour seulement 6% de la production) ; ce qui pourrait encore fortement s’aggraver avec la mise en œuvre de l’accord. Mais ces analyses n’ont pas été prises en compte par la Commission qui a souvent reproché à la France d’utiliser des justifications environnementales uniquement pour protéger ses intérêts agricoles.
Il est impossible à ce stade d’anticiper quelle pourrait être une décision de la CJUE sur la compatibilité de l’accord avec le droit et les engagements européens en matière de durabilité. Mais la question ne lui a jamais été posée pour un accord de commerce. Et l’accord avec les pays du Mercosur apparait le plus adéquat pour le faire, à la fois en raison de sa taille et des impacts majeurs sur le climat et la biodiversité liés aux effets attendus sur la déforestation et l’utilisation des pesticides. Des parlementaires européens de différents bords politiques examinent la possibilité d’un recours.
A ce stade des discussions, il est difficile de s’expliquer pourquoi la France n’a pas déjà saisi la Cour.

La France et la Pologne apparaissent comme des États particulièrement critiques face à ces accords. Selon vous, ont-ils les moyens politiques et juridiques de contrecarrer ce passage en force de la Commission, ou cette opposition restera-t-elle symbolique ? C’est du moins que Paris par la voix de ses ministres n’a cessé de répéter ces derniers mois?
A ce stade la minorité de blocage n’existe pas encore. C’est la raison pour laquelle la Commission a décidé d’avancer. Mais rien n’est encore joué. Le parlement européen a encore indiqué de fortes réserves en avril dernier ([Le Parlement] prend note de la conclusion de l’accord avec le Mercosur ; exprime sa préoccupation quant à son impact potentiellement négatif sur les normes de durabilité et de sécurité de l’UE et sur la compétitivité du secteur agroalimentaire de l’UE, et souligne que le Parlement doit examiner si l’accord répond aux normes de durabilité de l’UE et respecte le principe de réciprocité, avant que la ratification ne puisse être envisagée »). Et la dynamique des discussion au Conseil aura un impact certain sur le vote des Parlementaires. Donc les Etats qui ont exprimé des réserves ont tout intérêt à continuer à s’opposer à la ratification de l’accord en insistant sur les motifs environnementaux et sanitaires. Enfin, d’autres évènements ne sont pas à exclure, notamment à l’occasion de la prochaine COP sur le climat et des dix ans de l’accord de Paris. La fragilisation en cours du moratoire sur le soja issu de la déforestation au Brésil et les atteintes à répétition au droit de l’environnement menées par Javier Milei, le président climato sceptique de l’Argentine devraient déjà constituer des signaux d’alerte.

Putsch
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