David Le Breton: « Une attitude consumériste popularise le tatouage à travers le monde. Banalisé, il ne recèle plus rien de subversif »

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Le tatouage longtemps l’apanage d’une population en marge s’est largement répandu dans la population depuis quelques années. Désaffiliation, individualisme, égoïsme, mode, phénomène de sociétéou esthétisme, le sociologue David le Breton spécialiste de ces questions nous propose une analyse passionnante sur la folie populaire autour du tatouage.

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Vous faites remonter le marché du corps dans les années 1990. Pourquoi ce basculement et de quoi parle-t-on ? Et quelle incidence sur l’individu ?
L’individualisation du lien social qui s’accentue dans les années quatre-vingt-dix est la matrice de cette transformation du statut du corps. A partir des années 80, on voit disparaitre les cultures de classe, régionales, locales…. L’individu vit moins dans un nous-autres que dans un «personnellement moi je ». L’individualisme contemporain traduit le fait pour le sujet de se définir à travers ses références propres.

De moins en moins porté par des régulations collectives, il est voué à trouver en lui les ressources de sens pour demeurer acteur de son existence. Les grands récits qui orientaient, il y a encore quelques années, les existences individuelles et collectives s’éparpillent dans le foisonnement des petits récits que chacun élabore sur soi. L’ambition consiste désormais à devenir soi-même. L’individu moderne n’est plus un héritier, il n’est plus assigné à une origine ou à une filiation, il a ses racines dans la seule expérience personnelle. Il s’institue par lui-même, certes sous l’influence des autres car il est toujours saisi dans la trame sociale, avec une marge de manœuvre qu’il lui appartient de construire, il n’échappe pas à sa condition sociale et culturelle, et à son environnement, et notamment aux offres abondantes du marché. L’individualisation du sens aboutit couramment à une volonté de personnaliser son corps, de le singulariser, parfois de façon radicale, en allant au plus proche de son désir. Une formidable marchandisation du corps accompagne ce processus.

 

« Les grands récits qui orientaient, il y a encore quelques années, les existences individuelles et collectives s’éparpillent dans le foisonnement des petits récits que chacun élabore sur soi. L’ambition consiste désormais à devenir soi-même »

 

Le tatouage semblait, à une époque révolue, être l’apanage d’une minorité de la population en marge. Pourquoi ce basculement vers le grand public ?
Dans les années soixante, il est une manière populaire, essentiellement masculine et un peu voyou d’afficher une singularité radicale, une dissidence avec la société bourgeoise, il touche des populations ouvrières, des routiers, des marins, des soldats des truands… Il est très investi par les « voyous » comme affirmation de virilité, d’où les graphismes souvent pornographiques, machistes. Regardez le livre de Manuel Vasquez Montalban : Tatouage, qui date de 1976. Le commissaire Carvalho rencontre dans les faubourgs de Barcelone un tatoueur qui lui explique que le métier est fini, il va mettre la clé sous la porte. Même les marins deviennent des clients rares, les truands ont compris que se tatouer était redoutable pour être identifiés. Mais tout change doucement à partir des années quatre-vingt. De plus en plus de boutiques s’ouvrent dans les villes, les tatoueurs deviennent des artistes du corps, leurs graphismes sont plus élaborés, plus esthétiques que dans la première époque du tatouage. Aujourd’hui une attitude consumériste le popularise à travers le monde. Banalisé, il ne recèle plus rien de subversif, il est l’affirmation d’une esthétique de la présence. Il touche toutes les classes d’âge, mais surtout les jeunes générations, toutes conditions sociales confondues, il sollicite autant les garçons que les filles. Il est l’une des manifestations sociologiques de l’individualisation de nos sociétés.

 

 

« Aujourd’hui une attitude consumériste popularise le tatouage à travers le monde. Banalisé, il ne recèle plus rien de subversif, il est l’affirmation d’une esthétique de la présence »

 

Que recherchent les gens dans le fait de se faire tatouer ? Une appartenance ? Une singularité ?
C’est une manière de raconter une histoire sur soi car immanquablement les tatouages font aussi parler, inscrivent une mémoire sur la peau. Le tatouage rehausse le sentiment de soi en faisant de l’individu le représentant d’un air du temps qu’il pense avoir choisi lui-même. Etre soi n’est plus une évidence mais un travail qui impose de posséder la panoplie requise. Dans un monde d’images, il faut se faire image. On n’est plus soi par ses œuvres mais par la possession émerveillée d’un objet valorisé, d’une marque, au sens commercial ou corporel du terme. Pour exister il faut désormais « signer » son corps par un graphisme quelconque. D’où le titre de l’un de mes livres « Le tatouage ou la signature de soi » ?

 

 

Qualifieriez-vous cela de phénomène de société ? Est-il aussi le symptôme d’une désaffiliation ou d’un déracinement culturel qui guide les gens vers le tatouage, comme une marque de contenance perdue ?
Il traduit essentiellement l’hyperindividualisation du lien social, une volonté d’auto-génération qui alimente souvent dans le langage ordinaire le cliché de l’individu affirmant avec fierté qu’il est « réapproprié » son corps, grâce à un piercing ou un tatouage, à un régime alimentaire ou une opération de chirurgie esthétique. Le rêve est de naitre tout seul. Ou de se reconfigurer en ne devant rien à ses origines. L’individu refuse de voir son corps comme une racine identitaire ou un « destin », il entend le prendre en main pour lui donner une forme qui n’appartienne qu’à lui. Il importe alors d’avoir un corps à soi, un corps pour soi. Le rêve est d’inventer sa singularité personnelle. Le corps ne détermine plus l’identité, il est à son service.

 

« Le rêve est de naitre tout seul. Ou de se reconfigurer en ne devant rien à ses origines. L’individu refuse de voir son corps comme une racine identitaire ou un « destin », il entend le prendre en main pour lui donner une forme qui n’appartienne qu’à lui »

 

Pourtant il semblerait que le tatouage est assez onéreux ? N’y-a-t-il pas là une incohérence ?
Il a un prix dans le sens monétaire mais aussi dans le sens de la valeur qu’il incarne aux yeux de celui qui le désire. Il n’y a pas de contradiction, au contraire. Le fait pour certains d’épargner le coût d’un tatouage le rend plus précieux et alimente le rêve et quand le tatouage est là le bonheur d’avoir réussi.

 

 

Est-il possible de faire un lien avec la paupérisation et le déclassement économique de millions de Français et une augmentation fulgurante assez récente du nombre de personnes tatouées ? Le cas échéant qu’est ce que cela dit de l’état de notre société ?
J’avoue que je ne vois pas de rapport immédiat, le tatouage connait un engouement social considérable depuis plus d’une trentaine d’années, dans le monde entier, et l’hyperindividualisation du lien social est à mes yeux le premier argument de compréhension de cet essor. Sa fabriquer un corps à soi.

« Certaines personnes tatouées n’hésitent pas à dire qu’ils ont en quelque sorte toute leur histoire dans la peau. On voit aisément la surenchère dans la natation ou le football. Le corps nu semble devenir insupportable »

 

Mais au fond, n’y-a-t-il pas un phénomène de mode comme l’a été le percing pour les jeunes ?
Le tatouage aujourd’hui se transforme en culture, et non plus en engouement provisoire. Il est aujourd’hui tombé dans le domaine public comme en atteste par exemple les compétitions sportives où il est de plus en plus rare de voir un torse ou une épaule sans décoration. Le corps s’érige ainsi en une sorte de journal cutané et surtout de signe d’identité. Et certaines personnes tatouées n’hésitent pas à dire qu’ils ont en quelque sorte toute leur histoire dans la peau. On voit aisément la surenchère dans la natation ou le football. Le corps nu semble devenir insupportable, il appelle aussitôt un fantasme de remplissage. Un jour sans doute, la subversion majeure consistera à arborer un corps sans marque, sans tatouage, comble de l’érotisme. Le tatouage devient de plus en plus un indice de conformité, et non plus de dissidence. Il est une forme contemporaine d’esthétisation du corps, mais il n’a rien d’une mode. Il est devenu un élément de nos environnements sociaux, à mes yeux le tatouage est un bijou cutané très démocratique..

 

David Le Breton est sociologue, auteur notamment de Signes d’identité. Tatouages, piercing et autres marques corporelles (Métailié), Anthropologie du corps et modernité (PUF poche), Des visages. Une anthropologie (Métailié poche).

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