Mais l’histoire de cette aventure éditoriale repose aussi fortement sur les origines européennes métissées de sa fondatrice. Un bel entretien sur le monde de l’édition, sur l’enracinement et sur la littérature européenne.
Quelle est la genèse de votre maison d’édition ?
J’ai fondé Les Éditions Bleu et Jaune en 2015 avec, pour ligne éditoriale, la découverte de l’Autre. Dès le départ, l’objectif était de faire office de passerelle entre les auteurs d’ailleurs et les lecteurs d’ici. Notre maison d’édition s’attache donc à cultiver l’ouverture sur le monde et à construire des ponts interculturels.
Cette ligne éditoriale n’est pas due au hasard. J’ai toujours évolué dans un milieu multiculturel où plusieurs langues et traditions se côtoyaient en permanence : je suis née en Ukraine ; ma mère est une Polonaise catholique, mon père est un Ukrainien orthodoxe. Par ailleurs, la langue et la culture russes ont été omniprésentes à l’époque soviétique.
En France, j’ai fait un doctorat en langue et littérature françaises sur le siècle le plus cosmopolite : le siècle des Lumières. J’ai travaillé ensuite en tant qu’enseignante à l’Inalco à Paris, dédié à l’apprentissage d’une centaine de langues et de civilisations, et fait partie de l’équipe de recherche Pluralité des langues et des identités (PLIDAM).
« Cette ligne éditoriale n’est pas due au hasard. J’ai toujours évolué dans un milieu multiculturel où plusieurs langues et traditions se côtoyaient en permanence : je suis née en Ukraine ; ma mère est une Polonaise catholique, mon père est un Ukrainien orthodoxe »
J’aurais pu continuer, mais vous l’aurez compris : c’est toute cette histoire qui est entrée en jeu quand il a fallu définir notre ligne éditoriale.
C’est aussi toute cette histoire qui m’a soufflé le nom « Bleu et Jaune ». Ce nom est certes un clin d’œil à mon pays d’origine, mais il symbolise aussi autre chose. À l’instar du bleu et du jaune qui donnent une nouvelle couleur, le vert, il y a toujours une nouvelle richesse qui naît lorsque deux différences se rencontrent : je parle notamment de la rencontre de littératures étrangères avec la langue et la culture françaises.
Enfin, Bleu et Jaune, pour moi, c’est aussi une alliance éminemment poétique, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans la littérature française. Par exemple, dans Les Illuminations de Rimbaud, « l’apothéose est bleue et jaune », « l’éveil est jaune et bleu ». C’est encore un point important si l’on sait que c’est un poète français, Apollinaire, qui m’a donné l’envie d’apprendre le français quand j’étais adolescente.
« Bleu et Jaune, c’est aussi une alliance éminemment poétique, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans la littérature française »
Comment avez-vous vécu cette crise sanitaire et comment votre maison a-t-elle été affectée ?
Toute l’industrie du livre a été affectée par cette crise et nous ne faisons pas exception. Il a fallu prendre des décisions, parfois difficiles. Et là je parle en tant que cheffe d’entreprise, car repousser la sortie de plusieurs livres ou abandonner certains projets n’est jamais évident pour une éditrice. Nous avons fait le choix de mettre à profit ces temps bien particuliers en nous investissant dans le lancement d’une collection, la conception d’une nouvelle identité visuelle, l’amorce d’une refonte de notre site Internet ou encore en repensant nos stratégies de communication.
En 2019, notre maison d’édition a évolué en société d’édition et mis en place des partenariats avec le diffuseur CED-CEDIF et le distributeur POLLEN. Nous avions de grands projets aussi pour l’année 2020.
Ainsi, juste avant le début de la pandémie, nous avons obtenu les droits de traduction et de publication en France de plusieurs ouvrages primés à l’international, dont un livre publié par la plus grande maison d’édition du Danemark cotée en Bourse, et un autre dont les droits de traduction sont vendus dans vingt-quatre pays. Ils sortiront cette année, et, dans le contexte économique actuel, c’est déjà une réussite.
Vous remettez en cause la diversité de la littérature étrangère en France. Quelle est la proportion de celle-ci en France ?
J’invite plutôt à la découverte d’autres horizons littéraires, d’autres imaginaires, d’autres sensibilités…
La présence de la littérature étrangère en France est très élevée : un livre sur six est un livre traduit. Selon les données du Syndicat national de l’édition pour les années 2018 et 2019, l’anglais reste toujours la langue la plus traduite qui représente, à elle seule, 64 % des titres traduits. Viennent ensuite le japonais, l’allemand, l’italien et l’espagnol.
Le constat est donc bien éloquent : ces cinq langues dominent le marché français de littérature étrangère, avec 89 % des titres traduits. Toutes les autres langues – combien y en a-t-il dans le monde ? – constituent une part infime des titres traduits en France : seulement 11 %.
« Le constat est donc bien éloquent : ces cinq langues dominent le marché français de littérature étrangère, avec 89 % des titres traduits »
Comment Les Éditions Bleu et Jaune tentent-elles d’y remédier ?
Nous avons décidé de représenter ces 11% de langues, et plus particulièrement les langues et littératures qui se trouvent en Europe. Pour ce faire, nous lançons « Fiction Europe », une collection qui met à l’honneur la richesse et la diversité de la littérature européenne contemporaine. Les premiers titres sortiront dès le mois de mars 2021.
Nous avons décidé d’aller voir au-delà des ombres, au-delà des préjugés, au-delà des tabous. Nous croyons en effet que les langues moins répandues produisent de grandes œuvres littéraires qui méritent d’être connues du lecteur français et francophone.
« Nous avons décidé d’aller voir au-delà des ombres, au-delà des préjugés, au-delà des tabous. Nous croyons en effet que les langues moins répandues produisent de grandes œuvres littéraires qui méritent d’être connues du lecteur français et francophone »
Afin de nous amener à comprendre nos voisins européens, à nous enrichir d’une vision différente sur le monde qui nous entoure ou à bousculer nos certitudes, la collection « Fiction Europe » mettra en avant des œuvres littéraires européennes de qualité, connues et reconnues dans leurs pays respectifs, récompensées au niveau international et encore inédites en France. L’objectif est de leur donner « une résonance nouvelle, une vie plus longue, un lectorat plus large ».
De jeunes auteurs talentueux vont côtoyer des auteurs déjà établis. Des sujets tabous ou restés longtemps comme tels dans notre société trouveront leur expression. Des thématiques historiques et des particularités nationales apporteront à cette collection une diversité captivante.
Pour cette collection, nous avons voulu une identité visuelle forte et unique. Selon un auteur et théoricien de l’art très connu, « le jaune apporte toujours une lumière » et « le bleu apporte toujours une ombre ». Cette approche fondamentale se retrouve au cœur de l’identité visuelle qui a été pensée pour la collection « Fiction Europe » : avec jeux de couleurs, d’ombres et de lumières, elle confère une nouvelle dimension à toutes ces œuvres venues d’ailleurs et met en avant la littérature haute en couleur.
« De jeunes auteurs talentueux vont côtoyer des auteurs déjà établis. Des sujets tabous ou restés longtemps comme tels dans notre société trouveront leur expression »
Cette nouvelle collection est cofinancée par le programme Europe créative de l’Union européenne. Comment cette aide a-t-elle été obtenue et comment va-t-elle vous aider pour développer ce projet ?
En effet, la publication des cinq premiers titres de cette collection est cofinancée par le programme Europe créative de la Commission européenne.
Ce programme soutient des projets éditoriaux qui visent la traduction, la promotion et la diffusion de la littérature européenne. Il est ouvert aux éditeurs et maisons d’édition des États membres de l’Union européenne ainsi qu’aux pays européens voisins.
En juin 2019, nous avons postulé à un appel à projets de deux ans pour lequel avons obtenu une réponse positive en décembre 2019. Parmi de nombreuses candidatures de différents pays européens, il y a eu cinquante-deux projets sélectionnés, dont le nôtre, le seul projet français.
Au-delà du soutien financier apporté par ce programme, qu’on apprécie d’autant plus en temps de crise économique, c’est la possibilité de voir grand pour notre jeune maison d’édition qui mérite d’être mise en avant. Le fait que quelqu’un d’autre croit en nos projets éditoriaux et est prêt à y investir est un encouragement certain.
Pensez-vous que vos lecteurs vous suivront sur ces nouvelles propositions éditoriales ? Pensez-vous également pouvoir attirer de nouveaux lecteurs ?
Je l’espère. Nous avons des lecteurs qui nous suivent depuis les premiers jours de l’existence de notre maison d’édition et qui achètent tous nos livres. C’est un plaisir et une fierté. Leur fidélité compte beaucoup pour nous, nous leur en sommes très reconnaissants.
Nous accordons une grande importance à la communication autours de nos projets éditoriaux. Je pense qu’il est essentiel d’expliquer nos choix, la raison d’être de tel ou tel projet, parce que derrière chaque choix, chaque décision, il y a toujours une histoire, notre histoire.
C’est un travail de longue haleine, mais l’histoire des Éditions Bleu et Jaune ne fait que commencer et nous l’écrivons ensemble avec nos lecteurs, nos auteurs, nos partenaires.
Pouvez-vous nous présenter en quelques mots les premiers auteurs de cette collection ?
Il y en a cinq. C’est un auteur danois qui inaugure cette collection, Bjørn Rasmussen, avec le roman La peau est la membrane élastique qui enveloppe l’ensemble du corps, traduit du danois par Caroline Berg. Il entre dans l’histoire littéraire de son pays en tant que premier auteur débutant distingué par le prestigieux Montanas Litteraturpris. En 2016, ce roman obtient le Prix de littérature de l’Union européenne. Déjà traduit en plusieurs langues, il est le premier livre de Bjørn Rasmussen publié en France. Sortie : 11 mars 2021.
Avec le deuxième roman, De très modestes cadeaux, traduit du serbe par Alain Cappon, nous découvrirons Uglješa Šajtinac, l’un des principaux représentants de la nouvelle génération de la littérature serbe. Récompensé par le prix Vital du meilleur livre de l’année et le prix Bora-Stanković du meilleur livre de prose publié en serbe, De très modestes cadeaux obtient le Prix de littérature de l’Union européenne en 2014. Déjà traduit en plusieurs langues, c’est le premier roman d’Uglješa Šajtinac publié en France. Sortie : le 23 mars 2021.
Halldóra Thoroddsen, une autrice islandaise, nous offre un roman délicat et poignant, intitulé Double vitrage, qui a obtenu le Prix de littérature de l’Union européenne en 2017. Traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün, il sortira en librairie le 22 avril 2021.
Nous découvrirons par la suite Selja Ahava, dont le roman Choses qui tombent du ciel, qui a obtenu le Prix de littérature de l’Union européenne en 2016, a été traduit du finnois par Claire Saint-Germain. Les droits de traduction sont vendus dans vingt-quatre pays. Sortie : 20 mai 2021.
Enfin, Artem Chapeye est un auteur ukrainien qui a été quatre fois finaliste du prix BBC du livre de l’année en Ukraine, y compris avec le roman Loin d’ici, près de nulle part que nous publierons en novembre 2021. Il est traduit de l’ukrainien par Justine Donche-Horetska.
Enfin, comment alimenterez-vous cette collection ?
D’abord, nous allons continuer à accompagner la carrière des auteurs dont les livres sortirons en 2021, en publiant certains de leurs autres titres par la suite.
Le choix se fait en général au gré des rencontres avec des auteurs, des agents littéraires, par exemple à la Foire du livre de Francfort et au Salon Livre Paris, ou encore par l’intermédiaire de traducteurs qui nous soumettent des idées intéressantes. Par ailleurs, nous recevons directement des traductions ou des extraits qui peuvent attirer notre attention. C’est aussi notre réseau européen, constitué lors des participations à des colloques internationaux en France et à travers l’Europe, qui s’active pour nous suggérer des projets.
Enfin, ce sont la curiosité de découvrir et la volonté de faire découvrir d’autres horizons littéraires qui influencent le plus souvent nos choix. Bref, les possibilités sont immenses, c’est à nous d’être au rendez-vous.