Un amour animal, charnel, fusionnel, étouffant, insupportable. En sondant l’âme dérangée de cette femme, Adeline Fleury va loin, vers cette part d’ombre, cette souffrance des mères isolées, maltraitées, à bout de nerf. Un style aiguisé, charnel et puissant. Une vraie romancière qui ose tout et nous remue.
Comment vous est venue l’idée de ce roman ?
D’un fait divers qui m’avait marquée, hantée même : cette femme qui avait abandonné son bébé sur la plage à Berck-sur-Mer en novembre 2013. Au départ je voulais faire un livre journalistique et puis finalement, j’ai mis cette histoire de côté, et c’est la forme romanesque qui s’est imposée à moi. Il y avait dans cette histoire effroyable pas mal d’ingrédients romanesques : le choix de l’abandon au bord de la mer, le voyage, je me suis toujours demandée ce qu’il avait pu se passer dans la tête de cette femme pour planifier un tel voyage, se renseigner froidement sur les horaires de marée, alors que l’enfant jouait dans son parc à côté, la sorcellerie africaine, les voix qu’elles disaient entendre et qui la poussaient à commettre pareil geste. J’ai pris pas mal de libertés avec la réalité, même si j’ai gardé la géographie du nord de la France, de la baie de Somme, la relation amoureuse de la mère infanticide avec un artiste plus âgé, son origine africaine…
Avez-voulu faire une réflexion sur la maternité et ses angoisses ?
L’amour maternel est inconditionnel, si fort, si puissant qu’on n’y est pas forcément préparé, c’est vertigineux, on peut être démunies face à cela. La pulsion de mort et d’amour se rejoignent à l’arrivée d’un enfant. C’est l’histoire d’un rapport au corps perturbé, d’une construction traumatique de la féminité, d’une détestation du corps, un corps souffrant qui atteint l’âme, le corps traumatique, le corps souillé. Je ne cherche pas à expliquer son geste, j’expose sans juger, je sonde son âme et je décris son corps et sa psyché de l’intérieur même.
Qui est la narratrice, cette femme qui aime trop sa fille Ida ou pas assez ?
Ce texte est une plongée dans la psychologie trouble d’une femme prête à commettre l’irréparable. Elle ressent pour sa fille un amour animal, une forme d’amour rejet, que j’ai voulu faire passer dans le peau-à-peau, Ida est collée à elle, à sa poitrine durant tout le texte, et en même temps, ce bébé la dégoûte. Elle l’aime, nul doute, elle l’aime tellement qu’elle cherche à lui épargner sa vie de petite fille, d’adolescente, de femme.
D’où vous vient ce goût de l’Afrique, de ses rituels, sa sorcellerie ?
Je n’ai jamais mis les pieds au Gabon. J’ai inventé totalement la partie africaine, je cherchais une géographie avec des marais, pour faire écho à la baie de Somme. J’ai travaillé sur photos pour décrire Libreville, la plage où la narratrice se rend petite, les sensations, les odeurs, sans jamais y être allée, j’ai lu un livre passionnant sur les rites et croyances du Gabon, datant de 1962 à partir des travaux d’un abbé gabonais André Raponda-Walker, sur les tribus Myéné, les rituels Ndjembé essentiellement matriarcaux, des rites initiatiques pour passer des caps dans la féminité, de survie dans la forêt. Les élues sont promises à de bons mariages, voir épouser un blanc, les mauvaises filles à la prostitution…
En plus de la difficulté d’être mère, de ne plus aimer le père d’Ida, quelles sont les raisons de ce « voyage » vers la mer?
Pour cette mère, être une femme est une grande souffrance. En abandonnant Ida, elle s’émancipe, et en même temps elle sauve Ida. C’est surtout l’histoire d’un corps féminin qui cherche à se libérer de ses démons, d’une féminité complexe en quête d’apaisement. Son apaisement passe nécessairement par l’abandon d’Ida.
Comment l’avez-vous écrit ? D’une traite ? Avec un scénario ?
C’est un texte court, mais qui a nécessité un travail stylistique pointilleux. J’ai beaucoup élagué, coupé, afin d’arriver à une « écriture à l’os », rapide, intense et dense à la fois. Je voulais qu’il y ait une écriture scandée, comme martelée, quelque chose proche de la tradition orale. J’ai également beaucoup travaillé sur le « tiraillement », ce paradoxe entre cet amour animal et cet amour dégoût. J’ai par ailleurs énoncé l’infanticide dès le départ, pour évacuer la sidération, l’effroi. Ce qui m’importait était le cheminement psychologique pour en arriver là, et non l’issue fatale.
Vous a-t-il été difficile de vous mettre dans la peau de la maman d’Ida?
Pour moi, écrire ce texte à la première personne était une évidence. Il fallait que je me glisse dans le corps et la psyché de cette maman complexe, afin de la réinventer également, de me libérer du fait divers. J’ai puisé loin dans mes entrailles, au plus profond de moi-même, je me suis « malmenée » parfois en écrivant ce roman. J’ai ressenti ce peau-à-peau, j’ai cherché dans mes souvenirs de sensations de maman, l’accouchement, la douleur, le désarroi, la fatigue. Par moment, j’ai eu mal au ventre, certains soirs d’écriture, j’en avais la nausée. Mais c’est une sensation vertigineuse que d’aller aussi loin dans l’écriture. J’ai une écriture très sensorielle, les sens prennent le pouvoir. Je « vis » pleinement mes textes.
Vos auteurs morts et vivants préférés?
Pendant trois ans, j’ai énormément lu des nouveautés, imposées par mon travail de critique littéraire, mais je ne pouvais plus vraiment choisir, depuis quelques semaines, je lis ce que je veux. Quelle liberté ! Je suis dans une « phase italienne », j’ai enchaîné des Erri de Luca, notamment le jour d’avant le bonheur, l’île d’Arturo et la Storia d’Elsa Morante, les écrivaines Goliarda Sapienza et Anna Maria Ortese… Les romans d’Elena Ferrante publiés avant l’Amie Prodigieuse, notamment Poupée volée, l’un de ses premiers textes, cruel, intense, tellement audacieux. Et Villa Amalia de Pascal Quignard ne me quitte jamais. Quand j’écris, j’ai besoin de ce texte à mes côtés, pour les sensations, le rythme des phrases. Quignard est un dentellier de la langue française.
Vos hobbies ?
La danse, je danse beaucoup. J’ai commencé la danse toute petite fille, à deux ans et demi ! (ma maman m’y amenait en poussette…) J’ai fait beaucoup de classique et du modern jazz, puis j’ai découvert des danses plus « physiques » comme la danse africaine et le ragga dancehall (danse jamaïcaine populaire mêlant l’afro et le hip hop). C’est un défouloir formidable, quand je danse je suis ailleurs, je suis quelqu’un de très cérébral et dans la danse je me laisse porter par mon corps, c’est presque de la transe, quand je danse j’oublie le regard des autres, je danse pour moi, je danse pour me « ressentir ».
Vos musiques préférées ?
Quand j’écris, j’écoute énormément de musique classique, je suis branchée sur France Musique. Chopin me procure un bien être fou, notamment ses Nocturnes, quelle poésie ! J’aime également la musique africaine, l’Afrobeat essentiellement, portée par le nigérian Felu Kuti, c’est très organique. Et je suis une inconditionnelle de Serge Gainsbourg, le Gainsbourg de l’Anamour, de la Chanson de Prévert, le Gainsbourg de Melody Nelson encore, moins le Gainsbourg de Sea Sex and Sun…
Ida n’existe pas, d’Adeline Fleury (Editions François Bourin)