Quelle est la genèse de ce podcast ?
En 2017 je suis partie vivre pendant un an au Cameroun, pays où je ne suis pas née mais où j’ai vécu de 5 à 15 ans. Parmi les motivations inconscientes de ce voyage, il me semblait que j’avais perdu le lien avec cette partie-là de mon identité et je voulais le retrouver. Ça a été une année extraordinaire, mais d’un point de vue identitaire, compliquée. Tout me renvoyait à mon identité française ! Je comprends ce que les Camerounais.es disent, mais pas ce qu’ils ne disent pas. J’étais perdue sur le tutoiement, le montant des pourboires, l’entregent… Pendant cette année, j’ai eu l’opportunité de partager une partie de ces questionnements en étant chroniqueuse dans une matinale radio, et en rentrant ici j’ai voulu poursuivre à travers le podcast, cette fois en interrogeant d’autres multiculturel.le.s pour savoir comment ils et elles se débrouillent avec tout ça.
Pourquoi l’avoir appelé Joyeux Bazar ?
D’abord, je voulais traduire l’idée de complexité, sans la juger. Un bazar est d’abord une boutique où on trouve de tout : quand on dit « c’est le bazar », on ne dit pas forcément que c’est mal. C’est cette idée de fourre-tout, de mélange, de non-binarité, que je voulais traduire. Exister entre plusieurs cultures, c’est osciller sans cesse entre des codes, des émotions, qui non seulement sont différents, mais peuvent fluctuer au cours de la même journée sur le même sujet ! Mais ce n’est pas toujours, pas forcément, pas seulement, quelque chose de triste et difficile. Même chez les personnes racisées ou dans les brassages liés à des passages compliqués de l’Histoire, l’individu n’est pas nécessairement cantonné au rôle de victime. On n’est pas à l’abri d’entendre aussi des rires, de la joie, de l’autodérision… Cela dit, je tournais autour de « bazar » et c’est une amie qui a accolé le « joyeux ». Il était sous mon nez et je ne l’avais pas vu !
« Un bazar est d’abord une boutique où on trouve de tout : quand on dit « c’est le bazar », on ne dit pas forcément que c’est mal. C’est cette idée de fourre-tout, de mélange, de non-binarité »
Comment avez-vous choisi vos premiers invités dans votre podcast ?
J’avais repéré dans mon entourage des personnes aux mélanges génétiques et aux parcours personnels intéressants et c’était le point de départ, charge à moi de poser les questions qui feraient une histoire que l’on prend plaisir à écouter.
Mais j’apprends toujours des choses le jour de l’interview ! Je savais que Valérie était franco-allemande, j’ignorais que son père était allemand et prof de français en Allemagne, et sa mère française et prof d’allemand en France. Je connais Walid depuis des années, je ne pensais pas que sa relation à son identité était si différente de celle de son frère, lequel se dit «chill et relax » sur la question. Donc c’était super de les recevoir ensemble. Je savais que l’histoire d’Alex du Kamer, chanteur blanc de hip hop afro, serait originale et même fascinante, je ne pensais pas que son positionnement rendait les aspects artistiques, commerciaux et politiques si complexes.
Comment vivent-ils leur double culture ?
Avec complexité ! Chacun.e est passé.e par des phases différentes : de l’incompréhension, de la honte, du rejet, de la fierté et on tente tant bien que mal d’assimiler tout cela, avec nos personnalités diverses. Valérie souffre de ne pas avoir appris l’allemand à ses enfants, Serge estime que les siens prendront des cours de serbe si ça les intéresse. Fanny est profondément marocaine, c’est un quart de ses gènes et le pays où elle a vécu jusqu’à ses 18 ans, mais physiquement elle est blanche, alors elle a intégré que les Marocain.e.s ne la reconnaissent pas toujours comme l’une des leurs… Mais surtout, ce que je trouve très intéressant, c’est qu’à la question rituelle « qui es-tu devenu.e ? », que je pose en fin d’interview, quasiment tou.te.s soulignent que leur identité évolue encore. Cette perpétuelle construction, ce désir de réinvention permanente, je les trouve extrêmement précieux.
« Mon identité est complexe et fluctuante, embrouillée et fière de l’être, joyeuse et compliquée. Et elle me permet d’embrasser toute la complexité du monde ! »
Vous êtes vous-même française d’origine camerounaise. Comment percevez-vous votre identité et comment la définiriez-vous ?
Je suis française d’origine camerounaise parce que le Cameroun ne reconnaît pas la double nationalité. Mais je préfère «française et camerounaise » (rires). Mon identité est complexe et fluctuante, embrouillée et fière de l’être, joyeuse et compliquée. Et elle me permet d’embrasser toute la complexité du monde ! Quand j’ai vécu aux Etats-Unis, j’étais française (Edith Piaf et tout le tralala), pendant mes vacances en Thaïlande ou au Maroc je suis noire, à Montreuil je suis Montreuilloise bobo, au Cameroun on me dit que je suis blanche… C’est magique ! Je suis un joyeux bazar.
Vous êtes revenue au Cameroun dans votre pays d’origine pendant quelques mois pour y vivre. Avez-vous appréhendé différemment cette notion d’identité à votre retour ?
En partant je portais en moi, d’abord inconsciemment puis de manière de plus en plus présente, une forme d’insécurité culturelle et identitaire. Je me savais française, sans hésitation, mais pour la partie camerounaise, je m’étais tellement éloignée que je ne savais plus trop. Et ça me travaillait notamment par rapport à mes enfants : comment transmettre ce qu’on n’a pas ? Une fois au Cameroun, j’étais à côté de la plaque sur plein de sujets et pour autant, cet ailleurs est aussi chez moi, indéniablement. Comme le dit si bien Amin Maalouf, l’identité n’est pas une question de pourcentage : à un instant on est, à un autre, voire dans le même instant, on est différemment. Tout ça pour dire qu’à mon retour, et encore aujourd’hui, le déséquilibre de départ ne s’est pas vraiment résorbé. En revanche, j’ai appris à vivre avec, en faire une part importante de mon être, et même l’apprécier beaucoup !
« En partant je portais en moi, d’abord inconsciemment puis de manière de plus en plus présente, une forme d’insécurité culturelle et identitaire. Je me savais française, sans hésitation, mais pour la partie camerounaise, je m’étais tellement éloignée que je ne savais plus trop »
Et quel regard portez-vous sur la France ?
C’est mon pays. Je l’aime autant que je le critique. La magnifique chronique de l’humoriste Fary « Moi, enfant de la République » est à ce titre une formidable lettre d’amour, comme on ne peut en écrire qu’à ses parents : on les aime, on les idolâtre, on est déçu, on les juge sévèrement, on s’éloigne, et on les aime toujours autant. Je me sens bien ici, et je déplore que ce ne soit pas le cas pour davantage de personnes, du fait que la République peine à donner un véritable sentiment d’appartenance à certains de ses enfants. J’ai souvent entendu chez mes invités que la relation à leur partie française ressemblait plus à un mariage de raison, en tout cas était vécue de manière plus cérébrale que passionnée. Ils et elles ont été formé.e.s ici, parfois accueilli.e.s, on est reconnaissant.e, mais le cœur ne bat pas la chamade. C’est dommage, et la France aurait tout à gagner à se vivre davantage comme plurielle, ce qu’elle est. Mais pour répondre plus directement à la question, je porte, je veux porter, un regard apaisé et apaisant. Je trouve que la société est trop divisée et que ce soit personnellement ou à travers le podcast, je suis plutôt de ceux.celles qui veulent trouver des lignes de convergence, des projets communs et des affinités. On va y arriver !
« Je trouve que la société est trop divisée et que ce soit personnellement ou à travers le podcast, je suis plutôt de ceux.celles qui veulent trouver des lignes de convergence, des projets communs et des affinités. On va y arriver ! »
Pour finir, quel regard portez-vous sur l’expression « le-vivre-ensemble » ?
Un mot-valise, qui éclipse une question essentielle, et des sujets de fond. Les frontières s’ouvrent, les humains se déplacent, se connectent et se mélangent (enfin, un peu moins en ce moment), les traditions changent et les cultures sont brassées. Qu’on le veuille ou non, cela crée sans surprise des peurs, des crispations ici et là, alors même que nous sommes tou.te.s condamné.e.s à cohabiter, à des échelles plus ou moins grandes. Une de mes invité.e.s disait qu’il est essentiel de choisir quelle part de soi on met dans le collectif, et quelle part on laisse « libre » (c’est le mot qu’elle emploie). Pour ça, il faut que tout le monde veuille s’asseoir autour de la même table et discuter, loin des petites phrases, des buzzwords et des calculs électoraux. Bon, on n’y est pas encore…
( crédit photos : Annie Gozard)